« - Mais, Papa, je veux courir ! Être libre ! »
Le directeur de l'académie regarde par les fenêtres de son bureau. Dehors, un temps magnifique, le jardin spacieux et ordonné de l'école, les jeunes filles en fleurs, le ciel clair : contraste total avec l'expression de l'homme à l'esprit aussi carré que ses larges épaules.
« - J'ai dit non. Je ne t'ai pas élevée pour que tu remettes en cause mes décisions, et encore moins pour que tu fasses partie de ces décadents qui reforment leurs corps comme s'ils étaient de la pâte à modeler ! Nous sommes des êtres humains, au sein du système Sybil nous défendons nos valeurs. Tu seras éduquée de la façon la plus traditionnelle possible. Étant ma fille, tu dois être un exemple pour toutes celles de l'académie.
Alors, je pourrais être opérée à ma sortie de l'académie, quand je serais grande ? »
L'espoir de la fillette peine à transparaître dans sa voix.
L'homme se retourne et la toise sombrement.
« - Cesseras-tu d'être ma fille, à ta sortie de l'école ? »
Elle cherche une réponse que son père n'attend pas :
« - Tu sais bien que non. Il va falloir t'y faire. De toute façon, tu pourras travailler, avoir un mari et des enfants. Tu auras tout ce qu'il te faut. »
Alors, Kaoru, sept ans, tourne avec difficulté les roues de son fauteuil trop neuf, trop grand pour elle, et sort du bureau de son père.
Et Nao ? Que dira Nao ?
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Neuf ans plus tard.
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« - Et il s'appelle comment, déjà ?
- Sartre.
- Ah oui, lui. Celui qui louche. Et, manifestement, qui est louche.
- Je t'ai connue en meilleure forme, Nao. »
Les deux jeunes filles pouffent. Nao teste, de la main, les roues du fauteuil de Kaoru qui ébouriffe ses cheveux sombres, distraitement.
« - Ça devrait aller… Fais le tour de la chambre, pour voir. »
Kaoru s'exécute, vérifiant la discrétion du fauteuil roulant sur le vieux plancher de l'académie.
« - …Et il s'appelle comment, ce bouquin ?
- La Nausée.
- Oh. Je comprends que Sibyl n'en veuille pas.
- En effet. Cela parle de dégoût de l'existence et de l'absurdité de la vie.
- Tout ce que j'aime ! On y va ! »
Nao ouvre la porte pour sa meilleure amie, et l'aventure commence.
La mécanique est bien rôdée, à présent : chacune connaît son rôle, ce qu'elle doit faire en cas d'imprévu. Les caméras de surveillance sont évitées.
Et les scans scymatiques craints.
Les deux complices traversent sans encombre l'aile de l'académie réservée aux filles. La lumière nocturne passant à travers les fenêtres du couloir projette des fantômes sur les murs, mais les deux adolescentes les ignorent jusqu'à la bibliothèque. Sans un bruit, elles se glissent dans la salle sombre comme habitée par les innombrables livres soigneusement étiquetés… lorsqu'ils ne sont pas entreposés à l'abri des regards : lecture déconseillée aux jeunes filles de l'école… Ou à tout citoyen sous la tutelle du système Sibyl.
Kaoru désigne du doigt le carton supposé contenir les œuvres de Sartre, formellement déconseillées mais conservées dans la vieille et respectable académie. Puis, la jeune fille déplace avec effort son fauteuil roulant pour s'éloigner de l'unique fenêtre de la bibliothèque –il ne faudrait pas qu'on la voie du dehors- alors que Nao se faufile parmi les étagères à la recherche d'un tabouret pour atteindre l'objet de sa convoitise.
Elle se retourne avec un sourire complice puis s'enfonce entre les rayonnages.
Kaoru se détend légèrement.
« - Bonsoir. »
Un sursaut brusque, mais atténué par sa paralysie partielle Kaoru se reprend aussitôt et se retourne, s'exclamant :
« - Sensei ! Vous… »
Les derniers mots meurent sur ses lèvres. Elle avait cru reconnaître la voix du professeur d'arts plastiques force est de constater que –une fois n'est pas coutume- elle s'est complètement fourvoyée.
Un intrus. Un inconnu s'est introduit dans l'académie, dans mon académie, songe Kaoru – et pourtant l'homme ne pourrait paraître plus à l'aise, il l'observe sans gêne aucune d'un regard ambré troublant, léger sourire aux lèvres.
« - Qui êtes-vous ? » demande Kaoru, plus froidement.
- Moi ? …Je suis un être humain. »
Kaoru se fige. Elle prend le temps d'observer à nouveau son interlocuteur. Visage d'ange encadré de cheveux blancs peau très pâle, silhouette éthérée. La chemise au col rebelle et dont la moitié seulement s'est échappée du pantalon clôt l'allure étrange du nouveau venu. Seul le regard, à la fois perçant et mielleux, soutient l'affirmation du jeune homme. Un regard complice, un regard insaisissable, joueur, ardent, vivant, enfin.
Kaoru a l'impression de pécher rien qu'en se plongeant dans ce regard.
Un regard d'être humain…
Elle ne peut pourtant s'empêcher de demander avec une pointe de défi mêlé d'espoir dans la voix :
« - Dans ce cas, savez-vous qui je suis, moi ? »
L'homme laisse son regard peser sur la frêle adolescente et son sourire s'élargit alors qu'il déclare :
« - Un autre être humain, je suppose. »
La jeune fille s'arrête à nouveau, puis laisse une moue amusée affleurer sur ses lèvres charnues.
« - Vous êtes le nouveau professeur de littérature. Enchantée de faire votre connaissance, sensei.
Moi de même… Nishimura Kaoru. »
Comme pour marquer le caractère à nouveau formel de leur conversation, Kaoru s'exclame poliment :
« - Bonsoir. »
L'homme se contente de sourire, et la jeune fille s'étonne des lueurs de son regard il susurre :
« - Je me nomme Makishima Shogo. »
Il s'avance, jette un regard circulaire moqueur à la bibliothèque académique puis déclare :
« - Je crois que nous nous entendrons à merveille… Lorsque tu auras arrêté de jouer. »
Kaoru frémit lorsque le regard aux lueurs d'or vieilli se pose à nouveau sur elle.
« - Pardonne-moi mon indélicatesse, Nishimura-san, mais, ce fauteuil…
J'ai quelques problèmes moteurs » énonce-t-elle d'un ton distrait, comme indifférent.
Le professeur saisit les poignées de l'arrière du fauteuil roulant et murmure :
« - Je ne serais pas toujours aussi clément, tu sais. Je te raccompagne jusqu'à ta chambre. »
Kaoru se montre d'une docilité inhabituelle.
Et pour cause.
Malgré l'émoi et l'excitation...
Elle demeure glacée d'effroi.
Makishima la pousse doucement dans le long couloir. Il se confondrait presque avec les silhouettes lunaires projetées sur le mur, éthéré, insaisissable, immaculé.
Et menaçant.
Pas un mot n'est échangé entre l'élève et le professeur. La tension est presque palpable entre les deux êtres. La nuit, curieuse, écrase son visage aux fenêtres pour mieux les voir passer dans le silence.
Makishima sourit sans but apparent Kaoru paraît indifférente…
Mais en ses yeux sombres tient toute son âme les pupilles dilatées par l'obscurité et la concentration, elle analyse tous les sentiments et observations qui s'offrent à elle.
Qu'est-ce qui la fait se sentir si mal à l'aise ? Si…
L'adolescente s'agace de ne pas trouver le mot exact.
Et, surtout, elle se trouble en sentant le souffle du jeune homme dans ses cheveux. Ses mains si près de sa nuque.
Son angoisse ne faiblit pas alors qu'ils arrivent au dortoir. Makishima s'arrête, mais ne semble pas vouloir relâcher Kaoru. Cette dernière se dégage, fait avancer son fauteuil puis se tourne vers le professeur.
Durant de longues secondes, chacun dévisage son vis-à-vis.
Kaoru est soudain frappée par l'étrange beauté de l'homme aux yeux d'ambre.
C'est rare, d'admirer ce qui menace de nous détruire.
Kaoru sent presque le charisme du jeune homme attaquer son esprit, tenter de le faire fléchir, de l'influencer elle frissonne en sentant son regard sur sa peau, son visage.
« Bien nous entendre ? Il avait tort. Fini de jouer. »
Elle lance, comme un défi:
« - La chair est triste, hélas ! Et j'ai lu tous les livres. »
Silence. Le sourire de l'homme s'élargit et lui donne un air d'halluciné.
« - Je ne me trompais pas. »
Kaoru ne laisse aucun trouble apparaître sur son visage, et murmure innocemment :
« - Je ne sais plus qui a dit ça… »
Elle appuie un peu plus qu'elle n'aurait dû sur le « ça », son phrasé n'est pas naturel.
Au lieu d'arrêter de jouer, elle se rapproche du feu.
L'homme se détourne sans prendre la peine de répondre. Sa voix, à la fois grave et douce, légèrement rauque et veloutée, vibre une dernière fois.
« - Au plaisir de vous apercevoir. »
Kaoru note le passage au vouvoiement.
Elle attend que les pas du jeune homme se soient tus pour se laisser envahir par un flot de pensées contradictoires. Elle s'agite comme pour se défaire de leur emprise, et ses lèvres forment silencieusement : Nao… Nao !
Et, maudissant la faiblesse de ses jambes, elle fait avancer son fauteuil dans le dortoir.
.
.
Dans la bibliothèque, plus un bruit.
Plus un son, si ce n'est le vrombissement immuable des machines et, inaudible, un cœur qui bat.
Puis, un papillonnement de cils.
Papillon de nuit.
La silhouette androgyne d'une jeune fille de seize ans s'extirpe de derrière une étagère et se mêle aux ombres qui s'enlacent sur le plancher. D'une main vive, elle ébouriffe ses cheveux courts, signe de malaise.
L'escapade se déroulait pourtant plutôt bien, jusqu'à ce que le surveillant arrive. Mais ce n'était peut-être pas un surveillant…
D'habitude, Kaoru s'exclamait : « Je vous prie de m'excuser ! » signifiant que Nao devait rester cachée jusqu'à ce qu'elle ait entraîné le professeur ou le surveillant hors de vue.
Il lui était arrivé d'utiliser l'insolent « oh ! C'est vous ? » qui prévenait Nao de l'insignifiance du danger.
Mais, « bonsoir ! », ça, non Kaoru n'avait jamais eu à l'utiliser lors de leurs escapades et Nao n'avait jamais eu à l'entendre.
C'était le mot d'alarme suprême : « Je ne comprends pas ce qui se passe, prends garde à toi ! »
C'était rare, que Kaoru laisse Nao livrée à elle-même.
La jeune fille ressent l'absence de sa meilleure amie comme un grand vide, mais surtout comme une absurdité pesant sur son corps : comme si tous ces gestes n'avaient plus de sens. Quelle horreur.
« J'en aurais la Nausée », songe-t-elle, pince-sans-rire.
Elle tente de se reprendre, s'agite finalement s'élance souplement vers les dortoirs.
Le silence reprend enfin ses droits dans la bibliothèque. La nuit soupire, déçue, et se fait moins pesante sur les fenêtres closes : à l'est, l'horizon se teint déjà de lueurs plus vives.
Alors, Makishima sort de l'ombre et referme la porte de la bibliothèque, sourire aux lèvres.
.
.
« - Nao ! Tu n'as croisé personne ?
Non ! Mais j'ai cru mourir de peur ! Qu'est-ce qui t'as pris, de me planter là ? Qui était-ce ?
Je ne sais pas… Je ne sais pas, justement… Nao, moi aussi, j'ai eu peur. »
L'intéressée se laisse tomber silencieusement sur le lit de son amie, qui reprend dans un souffle :
« - Je… Je crois que c'est le nouveau professeur de littérature, mais…
- Mais ? Il s'est présenté ainsi ou c'est ce que tu as déduit ?
- …Eh bien, c'est ce que nous avons prétendu croire tous les deux.
- Comme ça, sans expliciter ?
- …Oui.
- Vous êtes faits pour vous entendre ! »
Elle rit alors que Kaoru grimaçe, un doigt sur les lèvres.
« - Mais, chut !
- Bien sûr, chut. Bon. Il a l'air sévère ? Tu n'es pas punie ?
- Non, non, je ne suis pas punie. Il n'a pas l'air trop sévère, mais… Il me semble… »
Elle prend le temps de trouver des mots adaptés.
« - Diablement perspicace.
- Oh, tu as un concurrent ? »
Kaoru ne répond pas, plongée dans ses pensées.
Nao, habituée, s'allonge sur le lit, s'étire. Au bout d'une minute, elle décide que la réflexion de Kaoru pour une question apparemment anodine est trop longue et appelle :
« - Kaoru ? Tu réfléchis à ma question, là ?
- Exact. J'ai été tentée de te répondre « oui », mais, en fait… La question ne se pose pas.
- Ah ! Je te reconnais bien là, Kaoru ! Tu remportes toujours les bras de fer intellectuels. Lui et toi, vous ne jouez pas dans la même cour.
- Exactement, Nao. Sauf qu'il m'a battue à plates coutures. »
Nao se redresse brusquement.
« - Comment ?
- Chut !
- Mais quoi, chut ?! »
Kaoru fronce les sourcils et lâche sombrement :
« - Déjà, il sait que tu étais là.
- Ce n'est pas vrai ! Il m'a vue ?
- Non, pire : il a compris que mon « Bonsoir ! » t'étais adressé. Et que je voulais ainsi te faire comprendre que tu devais rester cachée.
- Comment as-tu deviné ça ?
- Il t'a cherchée du regard, ostensiblement –il voulait que je comprenne, il a même ajouté : « arrête de jouer. »
- Il te demandait peut-être juste d'arrêter de te balader dans l'académie à la nuit tombée.
(Pour se rassurer.)
- Il n'aurait pas utilisé le verbe jouer, et il sait qui je suis… !
- Hum, tu dois avoir raison. Zut. Mais pourquoi ne pas me demander directement de me montrer, alors ? Ou même faire fouiller la bibliothèque ?
- Je ne sais pas trop, Nao. Mais je crois que cela a été sa première victoire sur moi.
- Ce n'est pas très rassurant.
- En effet.
- Attends, sa première victoire… Qu'est-ce qu'il y a, encore ?
- Je lui ai cité un vers de Mallarmé.
- Diable !
- Je ne te le fais pas dire, Nao !
- Non, je voulais dire : Diable ! Mallarmé ! C'est qui, celui-là ?
- Je t'en ai parlé, tu sais, Le cygne. Le poète français qui prôna l'immanence du poème…
- Hein ?
- Mais si, le cygne sur le lac gelé !
- … Au risque de me répéter : hein ?
- Le cygne ne renvoyant qu'à son reflet, et « c'est pour moi, moi seule, que je fleuris ! »
- Ah oui ! Celui qui écrit de la poésie sans lecteurs ? L'homme seul, en fait.
- … Si tu veux.
- Eh bien ?
- Il est français. Entre autres.
- Oh.
- Exactement. Lui aussi, c'est de la littérature interdite. Et j'en ai cité un vers. J'ai prétendu ne pas connaître son auteur, mais…
- Mais pourquoi t'as fait ça ?
- …Je répondais à son défi.
- Son défi ?
- Il a regardé tous ces livres, ces livres permis par notre système et qui n'osent donc rien remettre en cause de l'ordre établi, et il a lancé « arrête de jouer ». Après, il a poussé mon fauteuil et… Et je me suis sentie…
- Agacée.
- Pire. Menacée. »
Nao laisse planer un silence, avant de remarquer :
« - Hum, ça non plus ce n'est pas habituel avec toi. Tu t'es donc sentie obligée de répondre à son défi…
- …
- J'aimerais te dire que ce n'est vraiment pas malin, que cela assombrira ton Psycho-pass et blablabla… Mais franchement, ce n'est pas pertinent. J'adore les défis et je les crois nécessaires, pour toi comme pour moi j'adore ton Psycho-pass résolument « rose aurore »… et j'adore le mot pertinent.
- Et tu détestes le « blablabla ».
- Remarque pertinente.
- En attendant, je crois qu'on va abandonner les escapades pour quelques temps. Jusqu'à ce que l'ancienne professeur de littérature revienne, en fait.
- Oh non… »
Kaoru soupire. Nao, sans un mot, se lève et entoure de ses bras son amie, posant sa joue contre la sienne. Kaoru lève la main et lisse doucement quelques mèches de cheveux du visage pressé contre le sien. Nao la laisse faire. Il n'y a qu'elle qui puisse l'apaiser ainsi. Elle murmure :
« - Tu as encore peur, Kaoru ? »
La jeune fille laisse s'échapper un soupir et répond :
« - Je crois qu'il va nous falloir être plus prudentes, Nao »
Le lendemain, à dix heures, retentissait dans toute l'académie la nouvelle qu'une élève avait disparu.
