Prologue : Minas Tirith

Après deux jours de route, nous y sommes enfin : Minas Tirith, la cité blanche, capitale du Gondor.

La tête penchée à l'extérieur, le visage battu par le vent généré par la course de notre chariot, je distingue la cité entre mes paupières à demi-fermées. Une espèce de haute fourmilière blanche qui s'élève sur sept niveaux, fendue par un immense éperon rocheux. Et dire que je risque de passer le restant de mes jours dans cette ancienne place forte se transformant peu à peu en un lieu perdu dans les montagnes, volontairement isolé du monde. Tout ça à cause de l'oie gloussante qui me sert de belle-mère. Je la DE-TES-TE ! Sans elle, nous serions encore tranquilles dans notre village au bord de la mer, pas en train de s'épuiser à rejoindre Minas Tirith, lieu de rendez-vous de (je cite) toute la Jet-Sêêêêêêêêt de la Terre du Milieu. Non mais, franchement, à quoi ça lui sert de vivre dans cette ville immense où il y a, paraît-il, plein de gens de la bonne société. Si elle y tenait tellement, elle n'avait qu'à partir toute seule, ça m'aurait fait des vacances ! Mais non, Madame se considère comme une Gondorienne de sang pur, qui ne peut de ce fait pas se permettre de vivre dans le fin fond de la campagne. Elle n'avait qu'à ne pas épouser mon père, si la vie de « paysanne » ne lui convenait pas !

J'ai intérêt à bien cacher ces pages parce que, si elle tombe dessus, ça va être ma fête ! Déjà qu'elle m'a demandé ce matin, en me voyant sortir mes feuilles, ce que je m'apprêtais à faire avec une si grande application...J'ai répliqué que j'avais des lettres à écrire. Elle a éclaté de ce rire haut et méprisant qui me donne envie de l'étrangler, se demandant tout haut ce qu'une gamine de dix ans pouvait bien avoir à écrire. Père n'avait pas répondu, se contentant de me gratifier d'un regard incitant au silence. J'avais donc continué à laisser courir ma plume sur le parchemin au gré de mes pensées.

Jusqu'à ce qu'Aymerik, mon grand frère (deux ans et dix centimètres de plus, exactement) qui avait la tête vissée à la fenêtre depuis ce matin, hurle :

-On y est, je la vois ! On est à Minas Tirith !

Son cri avait attiré Illa à la fenêtre. Elle avait aussitôt gloussé de plaisir :

-Ostrald, mon ami (elle appelle toujours mon père comme ça), venez voir ! Nous y sommes enfin !

Elle avait accompagné ces paroles de quelques coups de coude bien placés, qui avaient tiré mon père de son profond sommeil réparateur. Il avait maugréé quelques mots en se frottant les yeux, geste, à mon humble avis, pas très digne d'un homme à la tête d'une fortune qui lui suffirait à devenir Intendant du Gondor à la place de l'actuel Intendant du Gondor. En une trentaine de secondes, toute notre petite famille avait le visage collé à la vitre, rivalisant de commentaires et d'exclamations enthousiastes. Pour faire bonne figure, j'avais abandonné ma plume pour jeter un œil à notre future cité.

Après cinq minutes passées à la fenêtre pour faire perdurer mon image de petite fille impatiente d'arriver et de découvrir cette « merveiiiiiille d'architecture elfique » (C'est les Numénoréens qui ont construit Minas Tirith, banane, pas les elfes. Même le denier des Orcs le sait.), je regagnais le fond de mon siège, replongeant dans mes notes pour qu'on me laisse tranquille.

C'est une technique qui fonctionne assez bien. Il suffit que je fasse semblant d'être captivée par un livre ou un parchemin et, miracle !, le monde entier oublie momentanément ma présence. Les seules personnes que ma tactique ne convint pas sont ma demi-sœur, Gwennig, qui doit être douée d'un sixième sens pour sentir ce genre de mensonge, et mon frère, qui me connait tellement bien qu'il peut presque deviner mes pensées.

Mais pour le moment, je peux continuer à couvrir mes feuilles sans que personne ne me prête aucune attention. Autant en profiter pour jeter un coup d'œil discret aux occupants de la voiture et m'entraîner à les décrire. Plus tard, je serai écrivaine, ou chroniqueuse pour les archives de la Terre du Milieu. Alors, je m'entraîne à raconter ma vie, c'est un bon début...

Donc, devant moi, mon père. Cheveux bruns assez foncés qui commencent déjà à grisonner, yeux bleus qui peuvent vous mettre en confiance ou vous réduire en cendres selon son humeur, c'est un homme d'une stature imposante qui fut un guerrier courageux dans sa jeunesse. Une mauvaise blessure à la cuisse l'a forcé à quitter l'armée et à se reconvertir dans le commerce, ce qui lui a assez bien réussi. Il a rencontré ma mère lors d'un voyage d'affaires. Il allait vendre des semences au Rohan et il s'est arrêté avec son convoi dans un village. Ils sont descendus à la seule auberge, une espèce de taverne misérable tenue par les parents d'Eilidh, une jeune fille de vingt-trois ans, aux grands yeux bruns charmeurs, au sourire aguicheur, aux longs cheveux blonds et lisses et au tempérament bien trempé.

Ils sont tombés amoureux au premier regard. Le vrai coup de foudre.

Le lendemain, mon père repartait avec des semences en moins, un peu d'argent en plus et ma mère...Il l'avait ramenée chez lui, en Gondor, et l'avait épousée. Ils avaient vécu heureux, menant leur petite entreprise et amassant des sommes considérables. Mon frère était né quelques mois à peine après leur mariage et j'avais suivi deux ans plus tard.

Les rares souvenirs qu'ils me restent de ma mère sont heureux et joyeux. Elle était pour moi une femme forte et aimante, prête à défendre ses enfants contre toutes les armées du Mordor réunies. Elle avait un sourire magnifique. Il parait que j'en ai hérité. Il parait aussi que je suis presque son portrait craché : cheveux blonds tirant un peu sur le brun (merci Père), teint plutôt clair, caractère décidé. Seuls mes yeux, bleus comme ceux de la plupart des femmes blondes, me viennent de mon père. Même si je lui ressemble, je n'ai pas la beauté de ma mère. Je suis jolie, mais comme toutes les petites filles de mon âge. Rien ne me différencie vraiment d'elles. Peut-être ma passion pour les découvertes et mon répondant ?

Aymerik, mon grand frère préféré, a les cheveux de Père et les yeux de Mère. C'est un garçon de douze ans qui évolue doucement vers l'âge d'homme, je le vois bien. Au village, lui et ses amis commençaient à regarder les filles, les grandes, celles qui ont des seins. Parfois, j'étais jalouse d'elles, surtout quand elles se faisaient embrasser sur la bouche. Moi, les garçons me tiraient les tresses et me couraient après dans le village. Heureusement, Aymerik était toujours là pour me défendre, et Père aussi. À Minas Tirith, j'espère que ce ne sera plus comme ça.

Mon frère a un but dans la vie : devenir le plus grand guerrier que la Terre du Milieu ait jamais porté. Il est plutôt bien parti. Au village, quand lui et ses amis s'entraînaient à se battre, il gagnait presque toujours, surtout quand il y avait des filles dans les environs...Père lui a promis qu'il lui offrirait des cours d'escrime, de tir à l'arc, d'équitation...Tout ce qu'un jeune homme bien éduqué doit savoir. Gwennig et moi, on aura droit aux cours passionnants de couture, tricot, cuisine...Tout ce qu'une jeune fille bien éduquée doit savoir. Cette idée lumineuse vient évidemment du cerveau de moineau d'Illa, qui, comme elle est incapable de coudre un bouton, trouve nécessaire que sa fille et sa belle-fille sachent le faire.

Si on me laissait le choix, j'apprendrais l'histoire, la littérature, l'équitation et l'escrime. C'est important de savoir se battre, surtout si on est une fille. Au village, toutes les femmes savaient utiliser une épée. En cas d'attaque, ça peut se révéler très pratique, ne fut-ce que pour défendre sa famille. J'essaierai de convaincre Père de me laisser suivre une partie des cours d'Aymerik. EN lui faisant mes yeux de chat malheureux, ça fonctionnera sûrement.

Gwennig babille gaiement sur les genoux d'Illa. Je dois avouer que ma demi-sœur est plutôt adorable. Elle a les grands yeux bleus de notre père et les cheveux noirs de sa mère. Du haut de ses deux ans, elle mène tout le monde à la baguette : Illa déteste entendre son bébé pleurer, mon père ne supporte pas de contrarier son épouse, résultat, Gwennig se fait passer tous ses caprices. Au début, Aymerik et moi étions jaloux, mais nous avons pris sur nous et nous laissons faire. Même quand nous sommes priés de ficher le camp, nos respirations empêchant le cher petit ange de dormir.

Illa, assise à côté de son mari et en face de mon frère, glousse toujours. En y réfléchissant bien, je n'ai jamais entendu aucun autre son sortir de sa bouche pulpeuse. Cette femme doit avoir des gallinacés dans ses ancêtres...La première fois que Père l'a ramenée à la maison pour nous la présenter, elle n'a pas cessé de glousser durant tout le repas, secouant ses cheveux blonds et bouclés. Elle les décolore pour ressembler à une femme du Rohan, puisqu'il paraît que les blondes plaisent plus aux hommes que les brunes.

Ni mon frère ni moi ne l'apprécions. Elle est vénale, superficielle, imbue de sa petite personne, méprisante, mais, heureusement pour nous, trop bête pour être vraiment méchante. Elle n'a épousé mon père que pour son argent, s'assurant ainsi des vêtements à la mode, une grande maison, des gens pour faire tout ce qu'elle n'aime pas et d'autres pour l'admirer et l'envier. J'ignore si Père s'est rendu compte qu'il avait épousé une pimbêche.

-T'écris quoi, Nienna ?

Je me couche presque sur mes feuilles, empêchant mon frère de les lire.

-Aymerik ! s'énerve Illa avant que j'ai eu le temps de répondre. Si ta sœur a un prénom, c'est pour que tu l'appelles comme ça, pas pour que tu utilises un de ces affreux diminutifs ! D'ailleurs, tu sais bien que ça l'énerve, pas vrai, ma puce ?

Son sourire compatissant me donne la nausée.

D'un, je n'aime pas particulièrement mon prénom et je préfère que ma famille utilise l'un de mes diminutifs pour me parler. De deux, ces diminutifs ne sont pas « affreux », ils reflètent ma personnalité. Évidemment, ils sont en elfique et Illa ne les comprend pas plus que ne les trouve jolis. Et de trois, je ne m'appelle « ma puce » ! Ça te plairait si je m'adressais à toi en t'appelant « mon oie » ?

Encore une fois, mon père réprime d'un regard mon envie grandissante de lacérer de mes ongles le beau visage de son épouse.

-Nienna ? reprend mon frère.

-Aymerik ! Qu'est-ce que je viens de...

-Non, laissez, ça ne me dérange pas, la coupé-je.

Elle me regarde avec des yeux de poisson frit.

-Très bien...Comme tu voudras, Gwenaëlle...

Dans sa bouche, mon prénom sonne comme une insulte.

Elle retourne à son inspection minutieuse des champs de Pelennor. L'intérieur de sa voiture retrouve son calme. Mon père regarde d'un air distrait le paysage défiler, Gwennig suce son pouce et Aymerik, qui a bien compris que ce que je faisais ne le regardait pas, a ressorti sa tête à l'extérieur et ses cheveux bruns volent au vent. Je pose ma nuque contre le dossier de mon siège, mes feuilles et ma plume sur mes genoux.

-Range ça, Nienna, me demande mon père après un moment. Nous allons bientôt arriver.

J'obéis en silence et tout mon matériel disparaît dans mon sac de cuir. Illa a un regard mi-curieux mi-dédaigneux pour son sac d'un côté, elle meurt d'envie de me l'arracher des mains pour découvrir ce que j'écris et, d'un autre côté, elle ne peut s'empêcher de mépriser ce truc informe en cuir brun, jamais assorti à mes tenues. Moi, j'adore ce sac. C'est ma mère qui me l'a offert et je ne m'en sépare jamais.

Gwennig gazouille un peu, elle commence à fatiguer. Moi aussi, je suis fatiguée. Ces deux jours de voyage m'ont épuisée. Cette nuit, je dormirai dans ma nouvelle chambre, dans notre nouvelle maison. Père l'a rachetée parce qu'elle est dans les beaux quartiers et qu'elle est très grande, avec des dépendances. Illa nous l'a décrite comme la plus belle construction de la ville, ce dont je me permets de douter. Malgré tout, je suis impatiente de la découvrir. J'espère qu'elle sera assez grande pour que je puisse fuir ma belle-mère.

Les bruits des roues changent, nous progressons maintenant sur des pavés. J'ai rejoint mon frère à la fenêtre et nous ne perdons pas une miette du spectacle. Notre attelage traverse les grandes portes de bois et se dirige vers les cercles supérieurs de la ville. Les sabots des chevaux claquent à intervalles réguliers sur les pavés des rues. Toutes les maisons autour de nous sont en pierre blanche. Les gens s'écartent sur notre passage pour ne pas se faire écraser. Ils ont les mêmes expressions que les habitants de notre village un air pensif pour certains, une moue rieuse pour d'autres, chacun vaque à ses occupations sans se préoccuper de son voisin.

Sept minutes de grimpette plus tard, les chevaux passent sous un porche blanc et pénètrent dans une cour pavée de pierres grises. Les bâtiments (blancs, comme tout le reste) forment un carré tout autour. Devant nous, il y a un bel escalier double qui mène à une haute porte en bois. Une femme rondelette, vêtue d'une robe grise et d'un tablier un peu plus clair, descend précipitamment les degrés à notre rencontre.

-Monsieur Ostrald ! s'exclame-t-elle en arrivant à hauteur de mon père. Quelle joie de vous voir ! Avez-vous fait bon voyage ?

-Très bon, Gilda, je vous remercie. Ma chérie, dit-il en prenant la main d'Illa, les enfants, je vous présente Gilda, la gouvernante de cette maison.

Aymerik et moi la saluons d'un timide bonjour et nous faisons taxer « d'adorables petits choux ». Merci, ça fait toujours plaisir...

-Je vais vous faire visiter, s'empresse de dire la gouvernante. Par ici, je vous prie.

Nous la suivons tous jusqu'en haut des escaliers, où elle entame un laïus interminable sur l'historique de notre future demeure. Mes yeux s'égarent sur la vue. La ville s'étale en contre bas, ses toits blancs brillant sous le soleil. Plus haut sur la droite, je devine le château et sa terrasse. Il faudra que je pense à demander qui y vit, étant donné qu'il n'y a plus de roi au Gondor.

Illa doit en avoir assez de la tirade de Gilda, parce qu'elle a saisi cette dernière par le bras et l'assaille déjà de questions sur les familles à inviter ou par qui se faire inviter. Mon père, qui s'est fait refiler Gwennig entre temps, pousse un soupir devant le comportement de sa femme.

-Père ? demande innocemment mon frère. Pouvons-nous aller dans le jardin ?

-Si vous voulez, répond mon pauvre papa, totalement las. Mais ne vous éloignez pas trop.

-Promis...

Aymerik détale dans les escaliers. Il atteint la cour et disparaît par la porte ouverte des écuries. Je le suis, mécontente qu'il m'ait laissée seule. Je traverse à toute vitesse le bâtiment et débouche dans le jardin.

C'est un bel endroit, une grande étendue d'herbe verdoyante ponctuée d'arbres et de massifs de fleurs. Je m'avance, fascinée. J'ai complètement oublié mon frère. Je marche dans les allées désertes jusqu'à atteindre une pièce d'eau. Une cascade coule majestueusement dans le bassin d'eau limpide. Je tends la main vers la surface et...

PLOUF !

L'eau est glacée mais peu profonde. Je me remets rapidement sur mes pieds et entends le rire de mon frère dans mon dos. Ni une, ni deux, je me retourne et l'asperge vigoureusement, transformant son rire en cri.

-Arrête, Nienna ! se défend-il. C'est pas drôle !

-Pourquoi tu me l'a fait, alors ? rétorqué-je en l'aspergant de plus belle.

Il part en courant dans le jardin et je le suis, mes vêtements trempés collant à ma peau. Nous courons longtemps, sans rencontrer âme qui vive, nos éclats de rire meublant le silence. À croire que ce parc est infini...

Aymerik se laisse finalement tomber sur le dos, épuisé et vaincu. Je le rejoins dans l'herbe, le souffle court. Nous échangeons un regard et, sans la moindre raison, nous éclatons de rire.

Nous savons que Père va nous chercher, qu'Illa va hurler en voyant l'état de nos vêtements, mais qu'importe. Nous profitons de l'instant...