Chapitre 1 : Dans la meute
La pluie ne cessait de tambouriner contre la vitre du bus. Je la fixai le plus intensément possible, tentant d'oublier les palabres irritantes du passager à mes côtés qui n'avait pas cessé depuis notre départ.
Les femmes parleraient plus que les hommes, dit-on. Il était clair que pour William Materson junior, la nature avait du boguer quelque part.
Mais pourquoi avais-je accepté qu'il m'accompagne, déjà ? Parce que j'ai signé un contrat avec son père. Parce que son père était un des hommes les plus riches et des plus influents dans sa branche professionnelle. Parce que je ne pouvais absolument pas me le mettre à dos.
Alors William m'accompagnait. Une sorte de sangsue collante et gluante qui ne cessait jamais de jacasser des propos absolument imbécile tout en ayant l'impression d'être un être supérieurement intelligent et intéressant.
Bref ! Une plaie.
Mais pour l'instant, je m'en fichais un peu. Je continuais à regarder à travers la vitre les longs épicéas qui s'alignaient le long de la route qui nous menait vers la côte. Du vert ! J'avais besoin de vert. Ces dernières années avaient été très difficiles pour moi. Depuis que ma carrière professionnelle avait décollé, je n'avais plus vraiment de vie. Je ne voyais plus le ciel, le soleil, la nature. Je restais des heures entières le nez plongé dans la paperasse ou devant mon ordinateur, en réunion avec des gens avec qui je n'avais aucun atome crochu.
J'avais besoin de respirer. Et alors que j'avais enfin signé ce contrat qui clôturait la première partie de ma vie et m'ouvrait vers une seconde porte qui me demanderait encore plus d'implications, j'avais besoin d'air.
J'avais trouvé dans un petit journal de Seattle un article qui ventait les bienfaits d'une semaine passée au bord de la côté ouest dans une petite réserve indienne de la tribu des Quileutes nommée La Push. Il n'y faisait jamais beau – ce qui ne changeait pas beaucoup de Seattle de toute façon – mais on est en pleine nature. Fini les rues encombrées où les gens se bousculent sans se dire pardon, fini les pots d'échappement, les odeurs d'égouts, les parfums trop présents ! Fini les lumières artificielles, les sons tonitruants. Ici, tout est calme, tranquillité et nature.
Le bus entra dans un petit chemin de terre. Instinctivement, ma main se crispa sur le dossier avant pour amortir le balancement chaotique du véhicule. Je me réjouis de ce premier manque de civilisation de bitume : cela avait eu pour effet de faire taire mon voisin.
Le car s'arrêta sur un petit terre-plein à côté du panneau annonçant La Push. La petite quinzaine de touriste que nous étions descendîmes avec calme.
- Je ne comprends vraiment pas que tu nous es emmené ici, Nessie, recommença William alors qu'il descendait les marches du bus pour mettre un pied à terre. C'est froid, humide, ca va puer la mer et….. beurk ! C'est de la boue.
Je baissais les yeux vers ses chaussures, des chaussures de sports chic Calvin Klein qui devait valoir dans les trois cents euros et qui n'avaient sans doute jamais du croiser un terrain de sport. Le marron de la boue avait remplacé le noir du cuir et je souris de satisfaction : j'avais fait le bon choix.
Le chauffeur apparut alors et ouvrit la soute à bagage. Nous prîmes tous nos bagages, une valise pour ma part, trois pour William.
Le village était fait de petites maisons sans prétention, toutes de styles et de couleurs différentes, tantôt en bois, tantôt en parpaing, parfois même en tôle. Je fus immédiatement séduite.
Une jeune femme s'avança alors vers nous. Elle avait de longs cheveux noirs qui lui tombait jusque dans le dos, le teint halé des indiens, le visage fin et la taille élancée. Je la trouvais très belle. Pourtant, quand elle fut à quelques mètres de nous, je vis une longue balafre le long de sa joue gauche.
- Bonjour, messieurs dames. Je m'appelle Emily et je serai votre hôtesse durant cette semaine. Bienvenus à La Push. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous mener à l'hôtel et nous indiquer vos chambres.
Elle attendit calmement, le sourire toujours aux lèvres, que chacun prenne ses affaires et soit prêt à la suivre. Je la trouvai très sympathique et je me dis que, dans d'autres circonstances, j'aurai pu m'en faire une amie.
William tourna alors la tête dans tous les sens, visiblement en colère. Il aperçut un groupe d'hommes qui se tenait à une quinzaine de mètres de nous et qui observait la scène. Il leva la main comme on hèle un taxi.
- Hep ! Vous ! Là-bas ! Prenez mes valises ! hurla-t-il sèchement.
Je baissai la tête et m'écartai de lui. Ce type n'est pas avec moi, ce type n'est pas avec moi, ce type n'est pas avec moi !
Le plus grand arqua un sourcil, visiblement surpris. Puis, après quelques secondes d'hésitation, il jeta un regard vers Emilie, soupira un grand coup et s'approcha pour prendre les affaires.
William me lança un sourire satisfait – Désespérant – avant de pâlir légèrement quand le grand Quileute souleva ses valises comme un fétu de paille. Et ouais ! Des hommes avec des muscles, ça existe encore.
L'hôtel était une grande bâtisse tout en long, pas très loin de l'arrêt du bus mais un peu à l'écart du centre-ville. Il était tout de rouge brique avec une grande verrière qui donnait sur l'océan.
- Super ! Un vieux truc. Je suis sûr que les chambres doivent être humides et pleines de courant d'air. Même pas capable d'avoir un hôtel moderne ici, maugréa William.
J'entendis le grand baraqué grogné dernière nous. Et je me demandai alors s'il n'était pas le petit ami d'Emily. William avait toujours l'habitude de mettre les pieds dans le plat.
- Je ne comprends toujours pas pourquoi tu nous as trainés dans ce trou pourri.
- Parce qu'il y a assez de forêt pour enterrer ton corps et ne jamais le retrouver, lançai-je.
Emily nous guida dans le hall d'entrée et nous remit à chacun nos clefs avant de nous donner rendez-vous pour le repas du soir deux heures plus tard. Ma chambre était petite mais confortable. Le matelas était douillé, un fauteuil, couvert d'un plaid et de plusieurs coussins, était tourné vers une fenêtre avec vue sur l'océan.
J'avais toujours été du genre solitaire et cet endroit me donnait l'envie de rester enfermer durant une semaine. C'est donc avec beaucoup d'efforts que je décidai de descendre vers dix-neuf heures. Tous les autres étaient déjà en bas – Will y compris, malheureusement – et je l'entendais déjà se plaindre de l'état lamentable de la literie et de la salle de bain.
Emilie arriva avec son sourire chaleureux et nous installa sur la grande table qui prenait toute la longueur de la véranda. Elle nous servit un apéritif, une sorte de bière locale avant de nous annoncer le programme de la semaine. Dès demain matin, nous allions partir avec un ami pour une grande promenade à la découverte du parc national. J'entendis Will souffler d'exaspération : c'est sûr que ses baskets Calvin Klein et son pantalon Diesel allaient en prendre un sacré coup.
Le repas était simple mais excellemment préparé. Emily était un vrai cordon bleu. Je me levai de table repue et contente. Même William n'avait rien trouvé à redire. Par contre, il regardait son hôtesse d'une manière tellement insistante que j'en étais gênée pour elle.
- Quand même, ils sont pas fichus de trouver un chirurgien esthétique potable dans ce coin. Cette fille est super mignonne et elle est obligée de se trimballer avec cette affreuse balafre sur le visage.
- Elle se trimballe aussi avec le grand baraqué qui t'a porté tes bagages, lançai-je, irritée. J'ai promis à ton père de t'amener ici et de te ramener entier. Alors ferme-là !
J'avais du être suffisamment convaincante parce qu'il se tint plus correctement jusqu'à la fin du repas. Je parlai peu avec les autres. Ils comprirent vite que je n'étais pas très loquace. Avant de remonter dans ma chambre, je décidai de marcher un peu le long de l'océan. Même si l'air était humide, il ne faisait pas très froid.
Le bruit de l'eau m'apaisait. Sous mes airs de grande calme qui maîtrise tout, j'étais en fait très stressée. Stressée par mon job, stressée par les autres, stressée pour tout !
En rentrant, j'aperçus un groupe d'indiens qui riait autour d'un feu de camp. Je reconnus le grand baraqué, le supposé copain d'Emilie. Les autres étaient plus jeunes, des adolescents entre seize et vingt ans. Je fus surprise par la carrure de tous ces types. Décidément, la vie au grand air semblait leur convenir à merveille.
Emilie sortit alors avec un plateau chargé de hot-dog dans les mains. Le plus âgé se leva et vint lui prendre le plateau après l'avoir embrassé. J'avais raison : c'était son petit copain. Ils vinrent s'asseoir avec les autres et les discutions et les rires reprirent. Ils semblaient très bien s'entendre et durant quelques secondes, je me sentis un peu jalouse. Je n'avais jamais connu de véritables amitiés.
Je suis fille unique. Mes parents, trop attachés à leur travail, n'avaient que peu de temps à m'accorder. Aussi, très jeune, je m'étais habituée à rester seule. Même à l'école, je n'avais pas beaucoup d'amis. J'étais très bonne élève mais j'étais très introvertie et très timide.
Je finis par sortir de ma mélancolie pour remonter dans ma chambre.
Le lendemain, je m'éveillai devant un paysage brumeux. L'humidité de la nuit avait du mal à s'évaporer et restait accrocher dans les grands arbres qui entouraient le village. Je prenais un grand bol de chocolat chaud, assise sur les marches de l'hôtel, en savourant le spectacle et le fait que William n'avait pas encore pointé le bout de son nez.
Au bout de quelques minutes, Emilie vint s'asseoir à côté de moi.
- Votre chambre vous convient ? me demanda-t-elle, une tasse de café à la main.
- Impeccable ! répondis-je. Vous vivez dans un endroit magnifique. Vous avez vraiment de la chance.
- Si on aime la nature et la vie simple. Je ne suis pas sûre que votre ami apprécie.
- Will n'apprécie que lui-même, lui rétorquai-je pour la rassurer. Et dites vous que vous avez de la chance, vous n'allez le supporter qu'une semaine. Moi, je le supporte tous les jours.
- C'est votre petit ami ?
- Non, dieu merci, s'exclamai-je, outrée qu'on puisse penser une telle chose. C'est juste le fils de mon patron.
Elle fit un « oh » qui montrait qu'elle avait saisi l'idée. Will apparut alors, toujours aussi maussade. Emily m'adressa un regard compatissant et disparut aux cuisines.
- T'imagine pas ! Ils ont même pas une connexion wifi ici, me lança-t-il en guise de bonjour.
- Un vrai drame, maugréai-je.
- Et maintenant, tu vas m'obliger à marcher pendant des heures dans cette forêt de malheur !
- Tu peux rester ici !
- Tu rêves. Je suis là pour m'occuper de toi.
Il était surtout honteux d'être incapable de marcher alors qu'une femme le pouvait. Car en plus d'être saoulant et imbu de lui- même, ce type était un sale masochiste.
Une demi-heure plus tard, les quelques partants pour la marche –nous n'étions que dix – attendaient devant l'hôtel. J'avais réussi à caser William auprès d'un couple de quinquagénaire qui n'osait lui dire qu'ils n'en avaient rien à fiche de ses supers baskets à trois cents euros.
Notre guide Quileute arriva alors. Je reconnus un des jeunes que j'avais vu la veille autour du feu de camp, un jeune homme très grand et très musclé, aux cheveux courts et à la mine renfrognée. Il se présenta tout de même poliment – il se nommait Paul - et nous présenta la marche que nous allions faire. Nous en avions pour trois bonnes heures le long d'un petit sentier entre les arbres qu'il jugeait accessible.
Je peinais un peu la première demi-heure, peu habituée à une activité sportive mais finalement je finis par prendre le rythme et je pus admirer le paysage. La forêt était magnifique. Le brouillard avait fini par disparaitre et on pouvait admirer une végétation dense et variée.
Paul était en tête du groupe. Il était peu bavard, ce qui me convenait à merveille. William avait tenté de le discuter avec lui, vantant les mérites de la grande ville par rapport à ce trou. Mais devant les réponses inintelligibles du Quileute et les regards furieux dès qu'il employait des termes tels que « trou perdu », « putain de boue » et « ça pue ! », il avait préféré battre en retraite.
Il s'était donc rabattu vers moi et il avait recommencé à geindre sur tout ce qu'il voyait.
- Quel intérêt de marcher pour rien ? Il n'y a aucun but. A Seattle, c'est pour se rendre en boite, ou pour faire les boutiques. Et en plus, à Seattle, il y a des voitures quand on est fatigué. Ici, les voitures, elles ne peuvent pas passer. En plus, il y a de la boue de partout. Et tout ce vert. Regarde moi ces arbres, ces fougères. Pas fichu d'avoir une autre couleur que le vert. Et puis, faut pas croire. Le vert, ca tache. Une fois, je me suis allongé dans l'herbe au parc de Seattle avec un tee-shirt blanc. Et bien mon tee-shirt était plein de traces vertes. Le teinturier a rien pu faire. Il était bon à jeter. Et puis je pourrai me blesser. Tu y as pensé à ça. Qu'est ce que tu ferais si je me cassais une jambe en trébuchant sur ces maudites racines….
- Je te laisserai crever ici et je te promets que je payerai chaque membre de cette tribu pour affirmer qu'ils ne t'ont jamais vu, hurlai-je, hors de moi.
Will me regarda alors, étonné que je me mette en colère, sans raison pour lui.
Je laissai alors planter Will là et avançai plus vite, dépassant Paul, visiblement amusé par la scène. Cela me mettait encore plus hors de moi. Je détestai me donner en spectacle. Durant dix bonnes minutes, je marchai à grandes enjambées avant de parvenir à me calmer et de me rendre compte que je commençai à manquer de souffle.
Je fis alors une halte et me retournai. J'avais tellement devancé les autres que je ne voyais plus personne. De toute façon, il n'y a aucun autre chemin, je ne pouvais pas me perdre.
J'entendis alors un bruissement de feuille et mon regard se dirigea vers les arbres à ma droite. J'eus un mouvement de recul : un homme se tenait devant moi. Grand, fin, la peau métisse, il avait de longs cheveux stressés qui lui descendaient jusqu'au milieu du dos. Il me regardait bizarrement, un fin sourire aux lèvres.
Jamais je n'avais vu d'homme aussi beau. Je n'étais pas de ses femmes qui tombent en émoi devant le premier bellâtre rencontré. Mais là, j'étais totalement sous le charme, comme hypnotisé par ce regard profond qui me happait.
Et, curieusement, je n'eus pas un instant peur de ses deux prunelles rouges.
Il tendit le bras et mes jambes se mirent à avancer toute seule vers lui. Sans même m'en rendre compte, je pénétrai dans la forêt. Je n'avais plus peur de prendre le sentier, plus peur de ne pas retrouver les autres, plus peur de me perdre. J'étais avec lui, c'était à cet instant, tout ce qui comptait.
Nous marchâmes silencieusement durant plusieurs minutes. Nous finîmes par déboucher dans une petite clairière, loin, bien loin de là où j'aurais du me trouver.
Il stoppa alors et se plaça devant moi, à moins d'un mètre. Un silence total nous enveloppait. Et là, pour la première fois, un frisson de peur me parcourut. Cette absence de bruit, ce n'était pas normal. Pas un bruit d'oiseau, pas le moindre animal à bouger autour de nous. C'était comme si la nature s'était soudain figé, tétanisée par le danger.
Son sourire se fit plus franc.
- Bonjour, ma belle. Te voilà bien imprudente de te balader seule dans ces bois.
Je réalisai alors qu'en effet, j'étais seule avec lui dans cette clairière. Comment avais-je été aussi idiote pour suivre un parfait inconnu ? Je me retournai pour tenter de revenir sur mes pas. Mais curieusement, l'inconnu se planta à nouveau devant moi, à une vitesse vertigineuse.
Comment avait-il fait ? Ce n'était pas normal. Et une première idée commença à émerger dans mon cerveau embrouillé.
- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? balbutiai-je.
Mes questions étaient complètement stupides. Je me fichais comme de ma première paire de chaussettes de son nom et j'avais suffisamment d'images qui me traversaient l'esprit pour avoir une idée de ce qu'il était capable de me faire.
- Je m'appelle Laurent, ma belle. Et toi, comment te nommes-tu ?
Sa voix était chaude et envoutante. Je restai un instant subjugué avant que la peur ne revienne.
- Nessie, répondis-je.
- Bien, répondit Laurent. J'aime connaître le nom de celle dont je vais me nourrir.
Ses yeux s'enflammèrent soudain, plus rouges encore. Mon imagination avait toujours été très fertile, et je savais maintenant qui se tenait devant moi. Pourtant, c'était impossible. Ces créatures n'existent pas dans le réel.
Un vampire !
