Il est treize heures. Je suis couché depuis à peine dix minutes. En rentrant du travail, épuisé comme d'habitude, je n'ai même pas eu le courage de me préparer une bricole à grignoter bien que mon estomac crie famine. Je me suis dirigé vers ma chambre et me suis écroulé sur mon lit, pensant m'endormir dans la seconde. Erreur. Fatale erreur. On dirait qu'un petit malin a l'intention de casser les pieds à tout le monde dans l'immeuble. J'entends une voix crier des choses incompréhensibles, le son d'une porte qu'on ouvre et ferme régulièrement, de la musique, plusieurs bruits de pas, des rires, des bruits d'objets qu'on pose sans douceur, d'autres qu'on traine sans ménagement, des miaulements… J'essaye d'émerger de mon brouillard, de comprendre ce qui se passe, mais rien à faire, mes neurones aussi fatigués que moi refusent obstinément de se connecter pour me permettre d'éclairer la situation même vaguement. J'ai envie de hurler « laissez-moi dormir ! » mais même ça je n'en ai pas la force. Allongé en étoile de mer, le nez dans mon oreiller qui sent bon la lessive, les yeux clos, j'attends, je guette avec patience. Ca j'en ai à revendre. Il vaut mieux vu mon boulot, sinon c'est un coup à faire une dépression nerveuse. J'espère une accalmie qui me permettrait enfin de m'endormir comme j'en ai obtenu le droit, mais en vain, le boucan continue de plus belle et semble même se renforcer. On dirait qu'un troupeau entier d'éléphants est en train d'emménager à côté.

Il y a un blanc dans ma tête à ce moment-là. Comme si mon cerveau se mettait tout seul sur off. Emménager… Le mot voltige sans fin dans mon esprit et je finis par percuter. Merde… C'est aujourd'hui… Merde et merde… J'ai passé une semaine tellement épouvantable, que j'ai totalement zappé ce qui dépassait les notions de base manger, boire, dormir. Trop zappé. Jusqu'à en arriver à ce point. Mais pourquoi aujourd'hui, alors que je suis mort de fatigue et que tout ce que je voudrais se résume en un seul mot : hiberner ? Je ne peux pas dire que je n'étais pas prévenu, j'ai assez râlé pour ça, mais je m'étais dis que peut-être, éventuellement, sur un malentendu… Et bien non, pas de malentendu à l'horizon. C'est bel et bien en train d'arriver. Je suis dégoûté. Aujourd'hui, s'en est fini de ma tranquillité. Adieu, mon bien-aimé silence adieu, calme apaisant des retours diurnes quand les enfants de l'immeuble sont tous à l'école…

Je m'appelle Ohno Satsohi, je suis infirmier de nuit et, à partir d'aujourd'hui, j'ai un colocataire.

Un emménagement… Là, je peux dire totalement adieu à la « nuit » de sommeil qui me faisait tellement envie. Ce genre de chose prend toujours des heures et des heure et, dans la mesure où il me faut le silence le plus total pour réussir à fermer l'œil, je serais incapable de plonger dans les bras de Morphée tant que ce vacarme continuera. Je me redresse péniblement et grimace. J'ai mal au dos, comme toujours. Un jour, les patients de cet hôpital auront ma peau… J'entends à nouveau miauler. Génial, il a un chat en plus... Je ne suis pas ronchon et je n'ai rien contre les animaux en général, mais je déteste les chats. Ils font ce qu'ils veulent, grattent aux portes et/ou miaulent pour obtenir ce qu'ils veulent jusqu'à user la patience, griffent ou mordent quand quelque chose leur déplait ou qu'ils en ont envie, laissent des poils partout où ils passent… Ce sont de sales bêtes. Et voilà que l'une d'elles élit domicile chez moi… Il faudra que j'impose des règles strictes à son propriétaire, sinon, ça ne va pas le faire du tout. Son chat risque vite de jouer à « est ce que tu vole bien du troisième étage ? » et je ne crois pas qu'il apprécie. Je soupire lourdement. Mes yeux se ferment tout seul et je ne peux pas dormir. Je suis maudit. Oui, ça doit être ça, on m'a lancé une malédiction et maintenant je suis maudit. Je soupire de nouveau à déraciner un arbre et ouvre la porte de ma chambre d'un geste las. Ah… Je comprends mieux pourquoi tout ce vacarme. Mon colocataire n'est pas seul, il a emmené un, deux, trois, quatre… trop d'amis pour que mon cerveau fatigué puisse les compter. Pour l'aider je suppose, mais le salon impeccablement rangé et nettoyé s'est transformé en chantier indescriptible. Pas que je sois maniaque mais bon, quand même... Je les maudis eux aussi. Y'a pas de raison que je sois le seul « malédictionné ». Je jette un coup d'œil à la bruyante assemblée, tentant de repérer lequel de ces gugusses est… Quel est son nom déjà ? Je l'ai oublié. D'ailleurs, je ne sais même pas s'il a été mentionné devant moi et je m'en fiche. J'ouvre la bouche pour demander qui il est, quand un homme aux courts cheveux noirs, devant avoir sensiblement le même âge que moi, s'approche. Punaise, il est plus grand en plus. C'est décidé, je le déteste. Il n'a rien fait de mal, mais tant pis, c'était pas le jour. Il se plante devant moi et me tend la main. Je ne la serre pas. On a pas gardé les cochons ensemble.

- Je suis Yokoyama Yuu, se présente-t-il sans sourire.

Bien, parfait. Moi non, plus je n'en ai pas envie. Pourtant d'habitude, je suis plutôt sociable, mais là non.

- Ohno Satoshi.

Etant donné tout ce que j'ai dans les jambes, c'est tout ce que je consens à dire et c'est déjà beaucoup.

- Enchanté, dit-il de l'air de celui qui ne l'est pas du tout.

- Hum.

- Je te présente mes amis Subaru, Shota, Tadayoshi, Ryo, Ryuhei et Shingo.

Je les salue vaguement de la tête. De toute façon, dans mon état actuel, je suis incapable de retenir leurs noms et ça ne m'intéresse pas. La seule chose qui m'intéresse tient en trois lettres : l-i-t. Et je ne peux pas l'avoir.

- Je ne pensais pas que tu étais là. J'espère qu'on ne t'a pas dérangé, continue-t-il.

Je finis par tilter. D'où il me tutoie ? Ca lui prend souvent de tutoyer des gens qu'il connait depuis même pas deux minutes ? Et puis il est intelligent lui. Quelqu'un qui tire une tronche pas possible (parce que je ne me fais pas d'illusion, c'est le cas. Merci les deux gardes successives), qui a les cheveux en vrac (normal vu que je me suis jeté sur mon lit) et des cernes de trois kilomètres, c'est é-vi-dent qu'il est prêt à danser la samba immédiatement ! Abruti… Ah oui, en général, je suis très gentil, certains diraient même « l'archétype de la bonne pâte », mais quand on m'empêche de dormir, je deviens cynique, voire pas agréable du tout. Pas de bol pour l'autre zinzin là. Je lui fais remarquer ou pas ? Allez, faut mettre les choses au clair tout de suite.

- Bon, alors déjà, vous ne me tutoyez pas. On ne se connait pas et je n'ai pas l'intention de copiner.

Vlam. Ca c'est fait. Et j'ai jeté un froid vu comment ils se regardent tous. Et ben tant pis pour eux, je poursuis.

- Ensuite, le chat (je jette un regard mauvais audit animal. J'ai dis que je n'aimais pas ça ?), c'est dans la cuisine, porte fermée et pas ailleurs. Sinon il apprend à voler.

Yokotruc me jette un regard aussi noir que celui que j'ai eu pour le chat. Dis rien, mon « pote », tait-toi, ça vaut mieux. Ah en effet, il ne dit rien. Il se contente d'ouvrir la cage de la bestiole, qui s'élance en dehors avec la promptitude d'un fauve et… fonce tout droit sur le canapé. Recouvert d'un moelleux plaid blanc. Alors que le bestiau est noir. Je vais tuer ce type. Si si, je vais le tuer maintenant, tout de suite. Surtout qu'il arbore maintenant un horripilant sourire en coin. La guerre est déclarée on dirait.

- Ne commencez pas comme ça, ça ne va pas le faire. (Je suis gentil, je le préviens. Ma bonté me perdra) Récupérez votre bestiole.

- C'est un chat et il s'appelle…

Bien tenté, Yokotruc, mais je ne suis pas d'humeur.

- Je me fous de son nom. Récupérez-le tout de suite.

- Heuuuuu… Yoko, nous on va te laisser avec ton nouvel ami, hein, lança alors « courageusement » l'un des je-ne-sais-combien de types encore présents dans ce qui était encore MON salon la veille.

Non, en plus de ne pas apprécier d'être empêché de dormir, je ne digère toujours pas la perte soudaine de ma solitude adorée.

- Yoshi, tu reste là. Et les autres aussi, lui lance mon colocataire sans me quitter du regard. Cet appart' est autant le mien que le sien maintenant, alors Ohno-san (il appuie ironiquement sur le suffixe) va calmer ses nerfs.

- Ohno-san vous dis bien des choses, Yokotruc.

Alors, j'entends une autre voix murmurer de façon très audible quelque chose du genre « oh la la, tous aux abris ! ». Aux abris ? Pour quoi faire ? Ok, ce type est plus grand que moi, mais il est taillé comme une brindille. Je ne crains pas grand-chose.

- Bon, je peux retourner dormir ou vous avez encore du bordel à faire ?

Vu comme sont parties nos relations, je n'aurais pas du poser la question. Non, vraiment pas, parce que je sens que ce type est du genre à ne pas avoir sa langue dans sa poche et que, du coup, sa réponse ne va pas me plaire du tout.

- Dormir en pleine après-midi ? Tu fais la sieste, comme les vieux ? réplique-t-il en me tutoyant sciemment. Remarque, tu dois l'être hein. Ce qui expliquerait ta taille micro-naine.

Je m'étouffe presque de rage. Je suis plutôt sympa… mais s'il y a bien une chose que je ne supporte pas, c'était qu'on se foute de ma taille, qui me complexe déjà bien assez comme ça. Certains se sont déjà salement mordu les doigts d'en avoir ri. Ce type horripilant ne va pas faire exception à la règle. Je ne suis pas violent, mais comme dit l'expression « quand on l'attaque, l'Empire contre-attaque ». Je franchis en deux pas la distance qui nous sépare, l'attrape par le col et rapproche mon visage rageur du sien. Non seulement l'agaçant personnage ne bronche pas, mais il continue à sourire en coin. Ah je le déteste… Il n'est même pas là depuis un quart d'heure, que je le déteste déjà.

- Un problème, peut-être, petit Ohno-chan ?

Il insiste en plus, ce con.

- La ferme !

Je n'ai pas l'habitude d'être grossier, je n'aime pas ça du tout. Mais il me fait sortir de mes gonds. Ca va mal finir avant même de commencer, cette histoire.

- Excusez-moi, fait alors une délicieuse voix cristalline à la porte.

L'autre et moi tournons la tête. Tegoshi Yuya, le trop adorable fils de notre propriétaire. Il est trop chou. Il me fait craquer. Evidemment, je ne veux pas avoir l'air d'une brute devant lui, donc je lâche Yokotruc avant qu'il n'avance davantage dans l'appartement.

- Je suis désolé si je vous interromps, continue Yuya en s'approchant.

- Non, non, ne vous inquiétez pas.

- Oh, vous n'êtes pas couché à cette heure-ci, Ohno-san ? remarque-t-il soudain. Vous avez pourtant du rentrer de l'hôpital il y a peu de temps, non ?

Il connait mes horaires ! C'est parfaitement idiot, mais ça me fait plaisir.

- Oui, effectivement, fais-je en lui souriant.

Là aussi c'est bête, mais voir son exquise bouille d'ange me donne toujours envie de lui sourire, même si je suis mort de fatigue et même si je suis énervé. Comme maintenant.

- Alors, vous devriez allez vous coucher, conseille-t-il, avant de se tourner vers Yokotruc. Ma mère voudrait savoir si vous avez tout ce qu'il vous faut, Yokoyama-san.

Me coucher… Je voudrais bien, mais avec les zouaves qu'on m'a refourgué, impossible. Mais ça, je ne vais pas lui dire, au petit choupi.

- Je ne vais pas tarder à y aller. Merci de vous inquiéter, Tegoshi-san.

- Je vous ai déjà dis de m'appeler Yuya, je crois, rectifie-t-il en souriant, avant d'insister auprès de l'autre qui ne répond pas. Yokoyama-san ?

- Ah pardon. Je me demandais si le dédoublement de personnalité se soignait, lance-t-il fielleusement avec un regard explicite dans ma direction. Oui, j'ai tout ce qu'il me faut, je vous remercie.

Il veut dire quoi par là, cet abruti ? Je vais le mordre… Avant la fin de la journée, je vais le mordre, c'est sûr et certain.

- Très bien, alors dans ce cas, je ne vous dérange pas plus longtemps, dit Yuya en s'inclinant légèrement pour partir.

Non, ne pars pas. Me laisse pas seul avec cette espèce de… de… Je n'ai d'ailleurs même pas de mot pour décrire ce type insupportable.

La porte d'entrée se referme et je remarque que les je-ne-sais-combien d'amis de Yokotruc ont filé à l'anglaise pendant que la porte est restée ouverte. Bon débarras. Lui n'a pas l'air d'apprécier, mais je m'en fiche. Maintenant qu'il est tout seul, je vais enfin pouvoir aller prendre un repos bien mérité. Je tourne les talons vers ma chambre, décidé à oublier cet empêcheur de dormir en rond, mais sa voix me retient :

- Il a voulu dire quoi, le petit, quand il a parlé d'hôpital ?

Je ne réponds pas. Ce ne sont pas ses oignons. On n'est pas amis, on ne le sera jamais. Même pas des connaissances. C'est juste le type que je suis obligé de supporter parce qu'il va partager MON appart'. Point barre. Aucune raison de lui adresser la parole sauf en cas de force majeure. Et encore.

- Ohno, je te parle !

Et si tu savais à quel point je m'en contrefiche… Je referme la porte de ma chambre sans douceur. Ouf, enfin tranquille. Où est-ce que j'en étais déjà avant d'être interrompu ? Ah oui… Dodo. Je me laisse à nouveau tomber sur mon lit et ferme les yeux. Il n'y a plus de bruit. Yokotruc n'a pas décidé de me pourrir apparemment. Il a été touché par la grâce. Youpi. Le silence fait bientôt son effet et je m'endors en un rien de temps.