Rivaux
Bonjour à tous ! Voici une nouvelle histoire, qui sera complète en 5 parties. J'espère qu'elles vous plairont ! Bonne lecture !
Cela faisait à peine un mois qu'ils étaient rentrés. Dit comme ça, cela pouvait paraître un peu enfantin, mais c'était exactement ce que ressentait Eaque : ils étaient rentrés à la maison. Après tout, il avait vécu aux Enfers depuis suffisamment de siècles pour considérer l'endroit comme son foyer. Il y avait sa propre chambre, bien assez spacieuse pour contenir tout le bric-à-brac qu'il avait accumulé depuis son arrivée au palais. Même si son temps de réincarnation avait été consacré à préparer les différentes Guerres Saintes, entraîner les troupes et juger les morts, il avait fait en sorte de se sentir à l'aise dans ses appartements : il avait choisi le mobilier, les couleurs des rideaux et des draps, et il avait même pris le luxe lors de sa dernière « vie » d'accrocher un tableau qu'il contemplait toujours avec affection. Une aquarelle de l'Himalaya au lever du soleil, qu'il avait trouvé par hasard dans un étal, au marché de Katmandou*.
Installé derrière son bureau, Eaque jeta un coup d'œil à ladite aquarelle avant de se replonger dans ses papiers. Les rapports concernant les dégâts du palais s'accumulaient de façon extrêmement désagréable. Il avait fallu quelques jours pour que tous les Spectres reviennent, et à ce moment-là, la priorité avait été de s'occuper des procès, mis de côté le temps qu'Hadès les renvoie aux Enfers. A présent que le retard était rattrapé, en grande partir grâce à l'efficacité de Rune qui avait diligemment classé les jugements par ordre de priorité, ils devaient s'occuper des réparations. Sur le coup, ils ne pouvaient pas remercier les Chevaliers d'Athéna : même certaines canalisations avaient explosé, privant des ailes du Palais d'eau courante. Et ce n'était là que l'un des moindres maux parmi la masse de plaintes et de rapports qu'Eaque avait sous les yeux.
Avec un soupir las, le Juge lista les réparations urgentes et les sépara par secteurs, notant sur une feuille à part les noms des Spectres qui seraient chargés de s'en occuper. Il avisa soudain une note qu'il n'avait pas encore remarquée, perdue dans les liasses que Violate lui avait apportées plus tôt. Il reconnut immédiatement l'écriture étroite de Pandore, et il hésita un instant avant de s'en saisir : il espérait que peu importe sa demande, la jeune femme ne l'oblige pas à mettre de côté les réparations.
« Je veux ton rapport sur Bénou avant ce soir. »
Eaque grimaça et reposa le papier. Il avait failli –en fait non, il avait complètement oublié ce fameux rapport. Il avait d'autres chats à fouetter que de surveiller en permanence l'Egyptien, et il aurait bien aimé pouvoir le dire en face à Pandore. Seulement elle était sa supérieure hiérarchique tant qu'Hadès était sur l'Olympe, et ses décisions n'étaient pas négociables. Le Garuda pinça les lèvres en relisant les mots de loin, et ferma les yeux.
Il se souvenait parfaitement du jour où Kagaho l'avait déchu de son titre de Juge. Si à l'époque il n'en avait eu cure, aujourd'hui la scène était douloureuse : Suikyo* n'avait pas supporté le poids de la réincarnation et les conséquences avaient été désastreuses. Le Juge qu'il avait été alors était indigne de la confiance d'Hadès. Qu'il soit déchu n'était que pure logique, mais cela l'affectait quand même a posteriori. A sa réincarnation suivante, il avait tout fait pour qu'une telle chose ne se reproduise pas, et il avait voulu parler au Bénou face à face. Seulement, l'Egyptien n'avait pas été ramené. Il avait alors appris que Kagaho avait plus ou moins trahi les Enfers, en cachant le fait qu'Alone, l'enveloppe charnelle qu'Hadès avait choisie, avait gardé les commandes de son corps. Il se souvenait que Kagaho restait toujours dans l'ombre de son seigneur, sans jamais se mêler aux autres : il savait maintenant que ce n'était peut-être pas uniquement parce qu'il était solitaire.
Il s'était fait à l'idée de ne jamais recroiser le Bénou, mais il s'était trompé. Hadès avait décidé de le renvoyer aux Enfers, estimant qu'enfermer son âme pendant plus d'un siècle avait été une punition suffisante. Evidemment, Pandore n'était pas de cet avis. Eaque n'avait pas non plus oublié à quel point elle ne supportait pas l'Egyptien, et dès que la jeune femme avait posé les yeux sur lui, la tension qui régnait entre eux était monté en flèche. Pandore ne pouvait pas ignorer la décision de son frère, mais elle avait vite trouvé comment se mettre un peu plus le Bénou à dos : elle l'avait tout simplement affilié au Garuda, faisant de lui un de ses hommes de main. Eaque avait bien vu qu'elle était fière de sa trouvaille : tous aux Enfers savaient que Kagaho avait un problème avec une autorité autre que celle d'Hadès, le mettre sous les ordres de quelqu'un était synonyme de catastrophe à venir. De plus, c'était lui qui avait déchu le Népalais. Pandore s'imaginait qu'Eaque lui mènerait la vie dure pour se venger.
Malheureusement pour elle, il ne l'avait pas fait. Certes, même s'il comprenait pourquoi cela avait été nécessaire, il n'en était pas moins blessé. Mais Kagaho avait suivi les ordres, et il savait parfaitement que le Spectre n'en avait tiré aucun plaisir. De plus, Alone lui avait demandé de se débarrasser de lui : l'Egyptien avait effacé le Juge sans tuer Suikyo. Eaque ne l'aurait pas imaginé être capable de clémence, pourtant c'était ce qui s'était passé. Alors non, il n'avait aucune raison de traiter le jeune homme comme un larbin ou lui mener la vie dure.
Néanmoins, Pandore avait tenu à ce qu'il connaisse les moindres faits et gestes de l'Egyptien, officiellement afin d'éviter toute nouvelle trahison, et voulait un rapport précis. Dans sa grande mansuétude, elle lui avait laissé un mois pour s'en occuper, tout à fait consciente que les jugements étaient plus importants à ce moment-là. Mais elle n'avait pas oublié, et le Garuda n'allait pas y échapper. Le rapport qu'il lui enverrait ne lui plairait sans doute pas, mais tant pis. Il n'allait pas inventer une mauvaise conduite au Bénou alors qu'il se comportait tout à fait correctement.
A vrai dire, Eaque avait craint que l'Egyptien se rebelle au moindre de ses ordres. S'il n'y répondait pas par plaisir, il s'acquittait de ses tâches avec efficacité et sérieux, et il était vite devenu essentiel, à la grande surprise du Juge et peut-être de Kagaho lui-même. Il ne savait pas si le jeune homme voulait se racheter ou non, mais les faits étaient là : Kagaho faisait du bon travail, était parfois de bons conseils et pas aussi désagréable qu'il l'avait redouté. L'Egyptien devait sans aucun doute prendre sur lui, et Eaque lui en était reconnaissant : gérer un Spectre hors de lui alors qu'ils avaient tous suffisamment de travail ne faisait pas partie de ses plans.
Il avait même eu droit à une autre surprise : Violate et Kagaho s'entendaient plutôt bien, en tout cas autant qu'il était possible au Bénou de bien s'entendre avec quelqu'un, sans doute. Les deux Spectres travaillaient très bien ensemble et déchargeaient le Garuda de beaucoup de travail : Violate était son bras droit, mais Kagaho se montrait aussi à la hauteur de cette tâche. Les Spectres avaient vite compris que le Bénou, bien qu'à présent sous les ordres d'un Juge, n'en était pas moins haut placé dans la hiérarchie, quand bien même cela n'avait rien d'officiel.
Non, cela ne plairait pas à Pandore.
Trois coups vifs frappés à sa porte obligèrent le Népalais à rouvrir les paupières. Il reconnut aussitôt le cosmos de celui qui venait le déranger : en parlant du loup…
« Entre, Kagaho. »
Le jeune homme obtempéra, et le Juge retint un soupir frustré lorsqu'il vit les documents que l'Egyptien lui apportait.
« Ce sont les comptes rendus des jugements de la semaine » expliqua-t-il en posant quelques papiers sur le bureau.
Ah, les comptes rendus. Béni soit Rune, qui leur évitait ainsi, à Rhadamanthe et lui, de devoir lire les jugements de chaque mort pris en charge par Minos.
« Rien de particulier à signaler ?
-Pas que je sache. Il y a eu une grosse vague d'arrivées suite au crash d'un avion, mais c'est à peu près tout. »
Puis Kagaho tendit le reste de la liasse qu'il transportait et ajouta :
« Voilà les rapports des hommes de Rhadamanthe.
-Sire Rhadamanthe » le corrigea le Garuda avec un froncement de sourcils.
S'il y avait bien une chose de négative qu'il était susceptible d'écrire à Pandore, c'était bien l'attitude régulièrement irrespectueuse du Bénou. Eaque ne savait pas si c'était involontaire ou non : après tout, Kagaho avait eu l'habitude de les traiter en égal lorsqu'il était l'âme damnée d'Alone. Néanmoins, il ne pouvait pas en être sûr, d'autant plus que le jeune homme ne faisait pas vraiment d'efforts pour se plier au protocole. Il le vit faire une moue agacée avant de reprendre :
« Les prisons n'ont pas été aussi touchées que ce qu'on craignait. Certaines sont en plus mauvais état que d'autres, mais rien d'urgent. Par contre les morts posent quelques problèmes.
-C'est-à-dire ?
-Ils ont senti la faiblesse des Enfers et en profitent, résuma l'Egyptien. Beaucoup essayent de fuir leur prison, et toutes les âmes sont agitées. »
Eaque parcourut rapidement du regard les notes prises par l'Anglais. Les dégâts n'étaient effectivement pas trop importants, et les escarmouches des défunts étaient plus pénibles qu'une réelle menace.
« Visiblement, ce sont les suicidés qui sont les plus difficiles à calmer, commenta le Népalais.
-Il semblerait, marmonna Kagaho.
-Dans ce cas, j'aimerais que tu ailles aider Gordon à la sixième prison. Un coup de main ne sera pas de trop pour s'occuper d'eux. »
L'Egyptien ne répondit pas, et le Juge sut aussitôt qu'il était contrarié.
« Un problème ?
-Je préfèrerais ne pas aller au bois des suicidés, avoua le jeune homme avec réticence.
-C'est pourtant là où tu seras le plus utile pour l'instant.
-C'est un ordre ? »
Kagaho s'était tendu et le défiait du regard, ses yeux violets braqués dans ceux noirs du Népalais. Le Juge se redressa et le toisa à son tour, décidé à faire comprendre à son subordonné quelle était sa place.
« Oui, c'en est un, lâcha sèchement Eaque. Tu n'as pas à contester ce que je te demande.
-Je n'ai jamais contesté aucun de vos ordres, riposta le Bénou avec une voix glaciale. Et vous pouvez très bien m'envoyer ailleurs, n'importe où ferait l'affaire !
-Cela fait deux fois que tu manques de respect à un Juge, en moins de dix minutes.
-Mon respect ne se commande pas, sire Eaque, cingla l'Egyptien. Il se mérite. »
Le Garuda se figea. Jamais encore un Spectre ne lui avait parlé sur ce ton, et il se doutait que Kagaho pouvait facilement voir la surprise sur son visage. Eaque reprit contenance, néanmoins furieux, et siffla :
« Donne-moi une seule bonne raison de ne pas t'y envoyer. »
L'Egyptien ne répondit pas, gardant les mâchoires serrées. Le Népalais se leva de son siège et reprit d'une voix tranchante :
« Comme tu veux. Mais n'imagine pas que je vais laisser passer ton insubordination.
-J'ai hâte de voir quelle punition je vais recevoir » ricana le jeune homme.
Le Garuda se retint d'esquisser un sourire : si le Bénou s'imaginait qu'il allait le confiner chez lui, il se trompait lourdement. Ce n'était de toute façon pas la bonne méthode, pas avec lui. L'enfermer ne ferait que lui permettre d'éviter la sixième prison, et abaisserait le peu d'estime qu'il avait de lui. Il lui fallait quelque chose qui recadre l'Egyptien, et qui lui montre qu'il était tout à fait digne de son respect. Tant que Kagaho considèrerait qu'il ne méritait pas d'être son supérieur, ce genre d'altercation ne cesserait pas.
« Je te laisse une chance de ne pas avoir à y aller, répondit finalement le Juge d'un ton lent. A une seule condition. »
Le petit rictus de Kagaho s'estompa, et Eaque sut qu'il avait toute l'attention du jeune homme.
« Que tu me battes en duel. »
Le Garuda était relativement satisfait de sa proposition, sachant qu'il n'avait guère le temps d'en trouver une meilleure. Certes, cela voulait dire que si Kagaho gagnait, cela signerait la fin de son ascendant sur lui, et peut-être même de son statut de Juge. Mais sans cette possibilité, jamais le Bénou n'accepterait, et le problème ne ferait qu'être repoussé. Et puis, Eaque devait bien l'avouer : il était curieux de savoir ce que pouvait valoir l'Egyptien dans un face-à-face. Il ne l'avait quasiment jamais vu s'entraîner, et à chaque fois, le jeune homme était seul.
« Et si je perds ? lâcha Kagaho d'un ton soupçonneux.
-Tu ne remettras plus mes ordres en questions, à moins d'avoir une sérieuse raison de le faire. »
Le Népalais se savait loin d'être parfait : même si c'était rare, les Juges pouvaient commettre des erreurs. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle leurs subordonnés et eux devaient être soudés : c'était aussi le rôle des Spectres de contester les décisions qu'ils prenaient si c'était nécessaire. Eaque avait beau être plutôt têtu, il était quand même capable d'écouter les arguments qu'on lui exposait si ceux-ci en valaient la peine. Si Kagaho ne voulait pas lui expliquer son refus d'obéir, il n'allait pas le forcer, mais le Juge n'allait certainement pas lui passer son caprice.
« D'accord. »
Eaque hocha la tête et fit le tour de son bureau, abandonnant sans regret le tas de feuilles à présent désordonné.
« Maintenant ? s'étonna le Bénou.
-A moins que tu n'aies autre chose à faire, j'ai envie de me dégourdir les jambes, répliqua le Garuda. Allons-y. »
Il quitta la pièce et se dirigea vers la salle d'entraînement, suivi par son irascible subordonné. Ils firent le chemin en silence, installant entre eux une tension palpable et désagréable. Le Garuda prit une grande inspiration, espérant que son idée fonctionne comme il l'entendait. Au moins, l'après-midi étant bien avancée, ils devraient avoir la chance de trouver leur « arène » vide.
Eaque poussa les lourdes portes qui marquaient l'entrée de la gigantesque salle. Elle avait beau être éclairée à la bougie, les immenses chandeliers produisaient une lumière suffisante pour en éclairer le moindre recoin. Si la salle était de forme rectangulaire, des sortes de barrières délimitaient un ovale central, presque aussi grand que la pièce elle-même, qui formait l'espace d'entraînement. En dehors de ces limitations, des estrades avaient été montées, sur lesquelles trônaient des fauteuils pour ceux qui préféraient regarder que participer. Parfois, un œil extérieur permettait de déceler la faille d'une technique, qui permettrait de l'améliorer par la suite. Les estrades et les sièges formaient des espèces de gradins : ce n'était certes pas aussi impressionnant que l'arène du Sanctuaire d'Athéna, mais la salle remplissait parfaitement son rôle.
Les deux Spectres s'avancèrent et Eaque remarqua qu'ils n'étaient malheureusement pas totalement seuls : Queen et Sylphide se trouvaient à l'écart, faisant quelques passes. Les deux subordonnés de Rhadamanthe le saluèrent, non sans avoir un regard curieux sur Kagaho. Le Népalais n'était visiblement pas le seul à n'avoir jamais croisé le Bénou ici. Le Juge s'avança jusqu'au milieu de l'espace d'entraînement, avant de se tourner vers son adversaire :
« Le premier qui arrive à maintenir l'autre au sol gagne. Et pas d'utilisation de cosmos. Ça te va ?
-C'est quand vous voulez. »
Les deux hommes s'éloignèrent de quelques pas, se jaugeant du regard. Eaque sentit son cœur se mettre à battre plus fort dans sa poitrine et il sentit un sourire fleurir sur ses lèvres : l'adrénaline lui avait manqué. Il observa attentivement le jeune homme faire quelques pas lents sur le côté, comme s'il cherchait par où l'attaquer. Ce serait lui qui lancerait l'assaut : après tout, le Juge l'avait provoqué en duel. L'Egyptien ne comptait pas se faire humilier –et Eaque non plus.
Même sans cosmos, Kagaho était rapide. Il bondit sur le Garuda sans prévenir, le forçant à reculer précipitamment. Eaque esquiva assez facilement les coups, mais il devait admettre que le combat démarrait fort. Ne souhaitant pas être en reste, il para le bras du Bénou et passa au travers de sa garde. Par réflexe, le jeune homme lança sa tête en arrière, et le poing du Népalais frôla sa mâchoire. Kagaho se dégagea de la prise qui lui maintenait le poignet et fit une roulade en arrière, s'éloignant un instant pour mieux s'élancer à nouveau. Seulement cette fois, Eaque s'était préparé et il l'attendait de pied ferme. Il para et esquiva les coups suivants, malgré l'assaut infernal que Kagaho lui faisait subir.
Brusquement, l'Egyptien pivota sur lui-même et lui décocha un coup de pied qui l'atteignit en pleine poitrine, lui coupant momentanément la respiration. Le Juge grimaça : il s'était focalisé sur les poings de son adversaire, oubliant que tout le corps pouvait être une arme. Il ne ferait pas deux fois la même erreur. Il fit quelques pas en arrière, feintant Kagaho et se dérobant à ses attaques. Il profita de ce moment de répit pour reprendre son souffle et examiner les mouvements du jeune homme. Naïvement, il avait cru qu'il tirait exclusivement sa vitesse de son Surplis, mais il avait eu tort. Le Bénou attaquait avec précision et fluidité, et repérait les faiblesses de sa garde. Il avait l'habitude des combats au corps à corps, et Eaque pouvait jurer que ça ne datait pas de son arrivée aux Enfers. Il était un Spectre trop « jeune » pour avoir déjà autant de réflexes : ils ne pouvaient pas provenir des souvenirs de son incarnation précédente.
Bien, il était temps pour lui de lui montrer de quoi était capable un Juge. Il repéra du coin de l'œil la prochaine attaque de l'Egyptien, et s'engouffra dans la brèche : d'un geste vif, il lui attrapa le poignet, utilisant le mouvement de Kagaho pour le tirer vers lui. Le jeune homme avait pris trop d'élan pour résister à la traction du Garuda et se sentit partir en avant sans pouvoir s'y opposer. Cette fois-ci, il ne put éviter le coup d'Eaque et se retrouva projeté au sol, duquel il se releva d'un bond, une lueur féroce dans les yeux. Mais le Népalais n'avait pas l'intention de lui permettre de se reposer et se jeta sur lui, profitant encore de la surprise du Bénou. Ce fut au tour de Kagaho d'esquiver les attaques, glissant de côté quelques secondes avant l'impact des frappes du Juge. Finalement, il battit temporairement en retraite, clairement frustré. Eaque eut un sourire satisfait tout en se mettant en garde : il n'avait pas perdu la main et était plutôt en forme, pour quelqu'un revenu d'entre les morts quelques semaines plus tôt.
Il constata alors que Queen et Sylphide n'étaient plus les seuls Spectres à les regarder se battre. Ils étaient à présent plusieurs dizaines à se tenir sur les gradins, silencieux, observant la scène avec stupéfaction. Voir un Juge s'entraîner avec un simple Spectre était rare, voir Kagaho s'entraîner l'était encore plus, et constater qu'il était capable de tenir tête à son adversaire allait faire réaliser à ceux qui ne l'avaient pas encore compris qu'il avait amplement mérité d'être l'âme damnée de leur Seigneur.
Le Garuda se désintéressa des curieux, pour se focaliser à nouveau sur le jeune homme. De ce qu'il savait, Kagaho préférait les combats courts et intenses : il avait un physique élancé et nerveux, taillé pour la vitesse et non pas pour les duels à long terme. Eaque avait l'avantage de l'endurance, mais il préférait ne pas trop s'y fier : l'Egyptien pouvait avoir des ressources insoupçonnées qu'il ne fallait pas sous-estimer. Comme pour confirmer ses pensées, Kagaho s'élança sur lui. Seulement quelque chose était différent : ses attaques semblaient plus précises, comme s'il savait exactement comment le Juge allait esquiver. Eaque fut alors submergé par les coups et ne put rien faire d'autre que de les parer avec difficulté. Il réussit à bloquer les bras du Bénou, le maintenant trop près de lui pour qu'il puisse attaquer correctement. Les deux adversaires se contemplèrent un instant, et le Népalais fut estomaqué par les pupilles dilatées du jeune homme. Mais qu'est-ce qui lui arrivait ?
Avec un grognement de colère, Kagaho pivota et fit basculer le Garuda en arrière. Eaque réussit à garder son équilibre mais fut obligé de relâcher son vis-à-vis, qui ne le quittait pas des yeux. Comme s'il analysait le moindre de ses mouvements. Comme s'il les enregistrait, s'en imprégnait. Le Népalais fronça les sourcils : se pourrait-il que… ? Il devait vérifier si son intuition était bonne. Sans plus attendre, il attaqua, et ne rencontra que du vide. Peu importe où il dirigeait ses coups, Kagaho arrivait à les prévoir.
« J'ignorais que tu arrivais à comprendre le rythme des gens* » lâcha le Juge en s'éloignant de quelques pas.
Il vit la surprise s'inscrire sur le visage du Bénou, qui émit un sifflement agacé. Eaque n'avait encore jamais rencontré quelqu'un ayant cette capacité, bien qu'il en ait déjà entendu parler : réussir à apprivoiser le rythme de quelqu'un était un exercice difficile, mais qui en l'occurrence était fort pratique pour un duel. Il était impossible pour une personne d'aller à l'encontre de son propre fonctionnement, à moins de produire un effort de concentration intense. A présent que le jeune homme savait comment le Garuda bougeait, il avait un avantage. Néanmoins, il ne devait certainement pas être capable de maintenir son acuité sur la durée : Eaque devait faire en sorte que le combat se prolonge.
Comme s'il avait compris le cheminement des réflexions du Népalais, Kagaho se jeta sur lui, décidé à en finir le plus rapidement possible. Les passes suivantes ne furent qu'une succession de parades, feintes et tentatives de leur part à tous les deux, au rythme effréné que l'Egyptien imposait au Juge. Le silence de la salle était tel que leurs respirations erratiques résonnaient contre les murs. Ils n'allaient plus tenir très longtemps. Eaque avait le souffle court, et le jeune homme semblait proche de sa limite, le Garuda pouvait le voir à son visage crispé. Le prochain assaut serait le dernier. Il se surpris à penser que peu importe qui perdrait le duel, aucun d'eux n'avait démérité.
Il ne savait pas qui avait initié le mouvement, mais ils se jetèrent l'un sur l'autre. Un cosmos écrasant s'éleva soudain, clouant l'Egyptien sur place au moment où Eaque agrippait ses épaules pour le faire tomber au sol et l'y maintenir. Leurs regards se croisèrent et le Juge vit les yeux sombres revenir à leur état normal, avant que Kagaho ne détourne le regard, les pommettes rouges de fatigue et de colère. Le Népalais se redressa et avisa Hadès, qui s'approchait d'eux avec une expression sévère au visage.
« Est-ce que quelqu'un peut m'expliquer ce qu'il se passe ? demanda le dieu, sourcils froncés.
-Nous nous entraînions » déclara le Garuda avec aplomb.
Il se tourna vers l'Egyptien et lui tendit une main pour l'aider à se relever. Le jeune homme le dévisagea avec surprise, avant de l'accepter, le gratifiant même d'un petit mouvement de la tête.
« Je vois, commenta le Seigneur des Enfers avec un sourire moqueur. C'est pour cette raison que la moitié de mes hommes s'est désintéressée de toute activité pour venir apprécier le spectacle. »
Eaque se racla vaguement la gorge, gêné. Il ne pensait pas qu'il y avait eu tant de monde venu les observer : les gradins étaient effectivement pleins. Il vit même Minos et Rhadamanthe siéger au premier rang, et le Griffon lui fit un petit salut de la main : le Népalais allait certainement entendre parler de ce duel pour les jours à venir.
« Eh bien, je présume que si vous aviez tant besoin de vous dépenser, c'est que vous êtes encore en forme pour aller travailler, conclut Hadès sans se départir de son air amusé.
-Bien sûr mon Seigneur, opina le Juge. Kagaho, j'aimerais que tu ailles aider Violate à la septième prison. »
Le Bénou cligna des yeux, sans comprendre, avant de répondre :
« Oui, sire Eaque. »
Et cette fois, il n'y avait aucun manque de respect dans sa voix.
-/-
Le Garuda s'était à nouveau plongé dans ses papiers –néanmoins après avoir récupéré du duel avec l'Egyptien. Il en était ressorti plus épuisé qu'il ne le pensait, et il s'était tout simplement avachi dans son fauteuil dès qu'il était arrivé dans son bureau. Il lui avait fallu plusieurs minutes pour calmer les battements effrénés de son cœur, et reprendre une respiration à peu près normale. Il s'était ensuite fait violence pour se relever et aller prendre une douche : il ne pouvait décemment pas rester comme ça. L'eau brûlante avait fini de le détendre et il s'était remis au travail, toutefois sans grande conviction. Les dossiers avaient un manque d'attrait particulièrement flagrant, et cela devait bien faire la quinzième fois qu'il relisait le paragraphe sous ses yeux sans en retenir le moindre mot. Pour ne rien arranger, la nuit était tombée et il devait s'éclairer à la chandelle. Aussi, lorsqu'on frappa à la porte de ses appartements, ce fut avec plaisir qu'il accueillit la diversion :
« Kagaho ? » s'étonna-t-il en contemplant le jeune homme sur le palier.
L'Egyptien avait dû terminer son travail avec Violate depuis peu, puisque ses cheveux encore humides indiquaient qu'il sortait de la douche. Le Juge le laissa entrer, perplexe, et demanda :
« Il y a un problème ?
-Non, réfuta le Bénou avant de prendre une expression pincée. Je venais vous remercier, pour tout à l'heure. J'aurais été aider Gordon, c'est ce qu'on avait convenu.
-Vu comme tu t'es battu, tu dois avoir une bonne raison de ne pas vouloir aller au bois des suicidés, rétorqua le Népalais. Je ne suis pas insensible, tu sais. C'est ton attitude que je n'acceptais pas.
-J'ai bien compris, marmonna le Spectre. Ça ne se reproduira plus.
-Tant mieux. Parle-moi de ton don » ajouta-t-il en retournant s'asseoir.
Indécis, Kagaho finit par le suivre jusqu'au bureau et s'installa sur une chaise, mal à l'aise.
« Qu'est-ce que vous voulez savoir ?
-Comment ça se passe ? explicita le Garuda. J'ai vu que tes yeux avaient changé.
-A vrai dire, je ne sais pas trop, répondit l'Egyptien. Je ne m'en sers pas réellement, ça me demande trop de concentration et ça m'épuise. C'était exceptionnel que je l'utilise.
-Je prends ça comme un compliment, sourit le Népalais.
-Je pensais que vous m'enverriez à la sixième prison, souffla le jeune homme. Je ne voulais pas que ça arrive. »
Il s'interrompit un instant, avant de reprendre :
« Mon frère s'est tué en sautant d'un pont. Il avait à peine neuf ans. Quand je suis arrivé ici, j'ai appris que les suicidés étaient sous la surveillance de Gordon, alors j'y suis allé. Je l'ai vu, avec les autres morts. Je l'ai vu souffrir, et je pouvais rien faire. Je ne veux plus affronter ça. Plus jamais. »
La voix de Kagaho, déjà presque inaudible, se brisa. Eaque le vit serrer ses poings férocement et se félicita de l'avoir envoyé rejoindre Violate. Il n'imaginait pas comment l'Egyptien aurait réagi s'il avait revu son frère –très mal, vu comme son décès était encore douloureux.
« Tu n'étais pas obligé de m'en parler, fit doucement le Juge.
-Le respect se mérite, sire Eaque, répliqua-t-il. Il en va de même pour la confiance. »
Touché, le Garuda esquissa un sourire.
« Je t'en remercie. »
Kagaho hocha la tête puis se leva, estimant la conversation terminée. Eaque le raccompagna jusqu'à la porte mais le retint avant qu'il ne s'en aille :
« Tu savais que Pandore m'a demandé de lui faire un rapport sur toi ? »
Le Bénou renifla avec dédain et commenta aigrement :
« Elle trouvera toujours quelque chose à redire sur mon travail. Inutile de vous préoccuper de ce qu'elle pense de moi.
-Au contraire, nia le Népalais. Tu es mon subordonné à présent, et je n'apprécie pas qu'on critique mes hommes sans raison. Je suis fier de te compter parmi mes troupes, Kagaho. Je compte bien le lui faire comprendre. »
Un peu surpris, le jeune homme prit congé d'un signe de tête gêné. Eaque le regarda s'éloigner d'un air pensif. Il ne regrettait pas son idée, finalement, même s'il allait très certainement pester contre lui-même dès le lendemain matin en sentant apparaître de nombreuses courbatures. Mais elles en valaient très largement la peine : il savait au fond de lui qu'il venait de faire de Kagaho un allié précieux.
*Katmandou est la capitale du Népal.
*Suikyo est le nom de la réincarnation d'Eaque dans The Lost Canvas
*Je me suis très largement inspirée de la capacité de Shinrei dans Samurai Deeper Kyo.
