Prologue
La sonnerie du téléphone retentit dans la petite chambre, impérieuse, et Selma émergea de sous la couette avec un grognement peu distingué. Ses yeux filèrent vers le réveil. 4h44. Bien sûr. Elle n'était pourtant pas de garde, peut-être ce couillon de Stan s'était-il à nouveau trompé dans l'encodage des horaires. C'était sympa d'embaucher des jeunes à la dérive, mais franchement, il ne s'agissait que de recopier des noms dans des colonnes, ce n'était quand même pas sorcier ! Selma rampa jusqu'à la table de nuit, attrapa le portable qui vibrait comme un beau diable en plus de vociférer sa sarabande, et le porta à son oreille.
« Melville. Je me mets en route, grommela-t-elle, presque par réflexe..
— Selma ! Selma, tu dois venir vite ! »
Elle écarquilla les yeux, bascula sur le dos. Helen semblait complètement hystérique.
« Helen, j'ai dit que je me mettais en route, répéta Selma.
— C'est John ! Sherlock ! On leur a tiré dessus ! Ils sont à Saint Edouard, on ne sait même pas qui appeler ! Il faut que tu viennes ! »
La jeune femme eut l'impression d'avoir reçu un verre d'eau glacé en plein visage et se redressa d'un bond.
« Quoi ? lâcha-t-elle stupidement.
— Oh, Selma, je ne sais pas quoi faire… Je ne sais pas quoi faire !
— Calme-toi, j'arrive, je vais passer un coup de fil… »
Elle se sentait étonnamment calme. Trop calme en fait. Pourtant, ses tempes bourdonnaient, signe que l'adrénaline n'allait pas tarder à la secouer et la renvoyer dans l'action. Elle expira lentement.
« Sont-ils…
— John a pris une balle dans le dos. Sherlock est plus gravement touché. Je dois y aller, Anton a besoin de moi. Je t'en prie, dépêche-toi. »
Décharge. Elle se leva d'un bond et se débarrassa de son pyjama en une demi-seconde. Attrapa les vêtements de la veille, froissés, peut-être pires, et les enfila au plus vite. Chaussures, imperméable, fichues clés, où sont-elles, déjà ?, puis le portable. Dehors il faisait glacé, il pleuvait à torrents, elle remonta l'allée au pas de course. L'eau grise la martelait. Comme un étau autour du crâne. Comment diable avaient-ils pu aller se faire tuer ? Fallait-il qu'ils soient complètement stupides ? Elle leur avait dit, pourtant, que Saffron était une ville dangereuse, beaucoup moins « éduquée » que leur Londres habituelle. Mais ils n'avaient rien écouté, bien sûr. Toujours cette certitude de savoir tout sur tout, même quand ils ne savaient rien. Surtout Sherlock, évidemment. Elle le maudit à mi-voix en entrant dans l'habitacle de sa vieille guimbarde, frissonna au contact du volant gelé puis démarra. Quelques minutes plus tard, elle était sur l'autoroute.
La pression sur ses tempes demeurait. Elle avait l'estomac noué, une douleur sourde derrière les yeux, mais elle se sentait immensément calme. Détachée. Comme saoule. C'était une méprise. Personne n'avait été blessé. Personne n'allait mourir. Helen lui faisait une blague stupide, c'était évident. Elle soupira et pianota d'une main distraite sur l'écran qui reliait son portable à la voiture. Une première sonnerie emplit le silence.
Ce n'est pas ton genre de te raconter des histoires, Selma. Et c'est bien leur genre d'avoir été se faire tirer dessus. Tout ça pour une foutue enquête à la con.
« Mademoiselle Melville, je pensais ne plus jamais avoir le plaisir de vous entendre, lâcha soudain la voix obséquieuse de son correspondant.
— C'est docteur Melville. » répondit Selma, avec une lassitude d'habituée.
Elle ne lui laissa pas le temps d'embrayer.
« Sherlock et John Watson se sont fait tirer dessus. Ils sont blessés. Je ne sais rien de plus, je suis en route. »
Le grésillement de la ligne lui répondit, la respiration bloquée de son interlocuteur. Une seconde, deux.
« C'est grave ?
— Je ne sais rien, Mycroft, je viens de vous le dire. Je vous rappelle quand j'y suis.
— Je prends le jet. Où sont-ils ?
— A Saint Edouard. Je vous tiens au courant.
— Je vais faire appeler un chirurgien.
— Ce n'est pas nécessaire, nous avons ce qu'il faut.
— Je veux que mon frère soit pris en charge par ce que vous avez de meilleur ! »
Il était furieux, elle faillit sourire.
« Je vous tiens au courant. » répéta-t-elle simplement avant de couper la communication.
La tentation était grande d'accélérer, la route était déserte, mais Selma savait que quelques minutes, quelques heures, même, ne changeraient plus rien. Les deux hommes étaient dans le meilleur hôpital de la ville et elle n'avait rien de déterminant à leur apporter. Elle n'était pas urgentiste. Elle ne connaissait rien à l'histoire médicale de l'un ou de l'autre, sinon que John avait été blessé en Afghanistan. Mais elle était prête à parier qu'il l'avait déjà raconté à Helen. Et de toute façon, la cicatrice était visible. Elle ne savait pas s'ils avaient des allergies à l'une ou l'autre substance, une faiblesse cardiaque, un mauvais genou, une propension au mal de gorge. Bien sûr, elle n'avait pas son pareil pour extraire les balles. Mais seulement sur les cadavres. Et jusqu'à nouvel ordre, ils étaient vivants.
John a pris une balle dans le dos. Sherlock est plus gravement touché.
Plus gravement. Dans la poitrine, sans doute. Pas dans la tête. S'il prenait une balle dans la tête… Elle ferma les yeux une seconde, infime, les rouvrit sur le ruban de ténèbres qui défilait sous ses roues. Ils ne l'avaient même pas avertie de leurs intentions. Un juron imagé se dessina sur ses lèvres et elle soupira. S'ils étaient en état, ils allaient l'entendre. Même s'ils n'étaient pas en état, en fait.
