Ce texte est une fanfiction inspirée du manga Signé Cat's Eyes de Tsukasa Hôjô et de la série animée qui l'a fait connaître en France.
J'ai publié ce texte sur Wattpad entre 16 mars et le 16 octobre 2016. Compte tenu des libertés que j'ai prises avec l'histoire d'origine, j'ai posté ce récit dans la partie Fiction générale. Ici, je remets les prénoms des personnages de Hôjô et j'assume le statut de fic UA (c'est plus une inspiration qu'une fanfiction).
Sur Wattpad, j'ai posté l'histoire en chapitres très courts (entre 250 et 700 mots) que j'ai postés jour après jour pendant 7 mois. Ici, j'ai réuni les parties en 8 chapitres qui marquent les périodes de l'histoire, qui se déroule sur plus de deux ans. Chaque ancien chapitre est précédé d'un intertitre. Dans la plupart des cas, cela correspond à un changement de point de vue narratif.
Cette version a été précédée d'une relecture qui m'a amenée à modifier certains éléments dont je n'étais pas satisfaite. Ce sont des changements mineurs qui ne modifient en rien le sens de l'histoire. Petite précision sur le prénom de la mère de Quentin. Je l'ai modifié par rapport à mon autre fic Cat 's Eyes postée ici. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai laissé comme je l'avais écrit. Désolée pour le manque de logique.
Comme toujours, j'ai été accompagnée et relue par mon amie Fenice et par l'irremplaçable Monsieur Alixe. Par ses commentaires lors de publication, Djeyanna m'a également aidé à améliorer mon texte.
PS : Je sais que certains seront déçus de ne pas trouver une fanfic Harry Potter, mais dite-vous que c'est grâce à l'écriture de celle-ci que j'ai trouvé l'énergie de terminer ma saga HP 7 3/4.
J'en profite pour parler de mon actuel projet : je propose de transformer vos fics en PDF (texte + couverture) pour vous permettre de les faire imprimer et les recevoir sous forme de livre. Pour en savoir plus, c'est ici : creationsdefans point org/ impression.
Vous pouvez me suivre sur facebook (compte : Alixe point fanfiction).
Vous trouverez cette histoire sous forme PDF et livre numérique à l'adresse suivante : creationsdefans point org /impression /partages
I - Retrouvailles
Elle
Dès qu'il la vit, il espéra que c'était elle.
Ça aurait aussi pu être la femme qui était arrivée un quart d'heure auparavant. Celle qui lui avait jeté un regard méfiant, le visage fermé. Il en avait eu des sueurs froides. Heureusement, la boîte à lettres qu'elle avait ouverte ne portait pas le bon nom. Elle avait pressé le pas en passant devant lui pour atteindre l'escalier et, un moment plus tard, il avait entendu sa porte claquer dans les étages. Il avait craint qu'elle appelle la police, mais personne n'était encore venu lui demander ce qu'il faisait là.
La précédente l'avait regardé avec curiosité et l'avait poliment gratifié d'un signe de tête en guise de salut. Elle était dans la bonne tranche d'âge mais son teint café au lait la disqualifiait.
Les autres avaient été soit trop vieilles, soit pas assez.
La nouvelle venue ne le repéra pas tout de suite car elle avait les yeux fixés sur son téléphone. Elle faisait jeune et dynamique avec son blouson et son pantalon en cuir. Un casque, qu'elle soutenait sur son bras replié, complétait la panoplie. Il la trouva jolie avec ses longs cheveux bruns qui lui tombaient dans le dos. Il estima qu'elle devait avoir une trentaine d'années, ce qui était la tranche d'âge correcte.
Elle leva les yeux et le découvrit.
Son expression marqua alors la plus vive surprise. Ses lèvres remuèrent ne laissant échapper qu'un murmure. Elle le fixa deux secondes supplémentaires avant de retrouver sa voix :
— Tu es Julien, dit-elle comme une évidence.
Injoignable
Quentin décrocha son téléphone portable tout en restant focalisé sur le rapport qu'il était en train de saisir sur son ordinateur.
— Oui, Maman ?
— J'ai rencontré la mère de Nathan, chez le boulanger.
— C'est urgent ? J'ai du boulot.
— Tu te souviens que Julien devait dormir chez son copain ce soir ? Quand je l'en ai remerciée, Mme Pellot est tombée des nues. Elle a appelé son fils immédiatement et il semble que Julien ne soit pas chez eux.
— Tu crois qu'il est chez quelqu'un d'autre du collège ? interrogea Quentin, son rapport complètement oublié. Tu as essayé de le joindre sur son portable ?
— Ça bascule tout de suite sur sa messagerie. Ce qui m'inquiète, c'est qu'il m'a réclamé une avance sur son argent de poche avant-hier. Je lui ai demandé ce qu'il voulait en faire, et il n'a pas vraiment répondu. Quand à Nathan, impossible d'en tirer une explication claire. Je suis en route pour lui poser la question en face.
— J'arrive.
Quentin se leva brusquement, attirant le regard des occupants de son bureau.
— Un problème ? s'enquit un de ses collègues.
— Mon gamin n'est pas là où il est supposé être. Faut que je tire ça au clair.
— J'en ai encore pour deux heures, précisa un autre. Si tu as besoin d'une adresse, tu peux m'appeler.
— Merci !
Il fallut trois-quarts d'heure à Quentin pour sortir de Lyon et atteindre la banlieue où il habitait avec sa famille. Durant le trajet, il tenta plusieurs fois de téléphoner à son fils, mais, comme l'avait indiqué sa mère, il était injoignable. Il laissa un message vocal, lui ordonnant de le rappeler immédiatement, qu'il doubla d'un texto. Il se rendit directement chez les Pellot, sa mère lui ayant appris par SMS qu'elle s'y trouvait toujours.
Madame Pellot lui ouvrit, l'air désolé.
— Je suis vraiment navrée, lui dit-elle sans même le saluer. Il ne veut rien dire.
— Puis-je lui parler ?
— Bien sûr.
Nathan était assis sur une chaise, la mine butée. La mère de Quentin était dans le canapé, le visage tendu. L'adolescent leva la tête et parut inquiet en découvrant le père de son ami.
T'as raison d'avoir peur, songea Quentin en plongeant son regard dans le sien. J'ai des heures d'interrogatoires derrière moi, et ce n'est pas toi que je connais depuis la maternelle qui va me tenir tête !
Seul
Ils étaient restés un moment sans parler, se dévorant des yeux. Julien avait préparé plusieurs discours, qu'il avait largement eu le temps de répéter durant le voyage, puis lors de l'attente dans le hall après qu'il soit rentré derrière un livreur. Mais il n'avait pas prévu qu'elle le reconnaisse instantanément et qu'elle l'appelle par son prénom.
Elle fut la première à se reprendre. Ses yeux balayèrent l'endroit et elle demanda :
— Tu es tout seul ?
Toujours incapable de prononcer un mot, il hocha la tête.
— Et tu viens de Lyon ? s'étonna-t-elle.
Il retrouva la parole pour justifier :
— J'ai quinze ans, je peux prendre le train.
Elle le fixa le visage impénétrable avant de corriger.
— Tu les auras dans six semaines.
Cette précision le laissa muet. Persuadé qu'elle avait oublié son existence, il n'aurait jamais imaginé qu'elle connaisse sa date d'anniversaire. Soudain, il se demanda si elle était restée en contact avec son père. Il n'avait encore jamais envisagé cette possibilité.
Elle passa devant lui en disant :
— Tu veux venir avec moi ?
Il la suivit dans l'escalier. Au troisième étage, elle sortit de sa poche un trousseau de clés et ouvrit sa porte. D'un signe de tête, elle l'invita à entrer à sa suite. Elle posa son casque sur une commode, ôta son blouson et le suspendit.
— Mets-toi à l'aise, le pria-t-elle. Tu as soif ? Tu veux un coca ?
— Oui, merci, accepta-t-il en retirant sa veste et en se débarrassant de son sac à dos.
Il l'accompagna jusqu'à la cuisine. Elle lui désigna un tabouret près d'une petite table. Elle sortit deux canettes de soda du réfrigérateur et les déposa devant lui. Enfin, elle s'assit en face de son visiteur et demanda :
— Tu voulais me voir ?
Ami
Quentin avança dans le salon, le regard toujours rivé sur Nathan qui le fixait, comme hypnotisé. Sans le quitter des yeux, le policier récupéra une chaise et s'assit face à l'ami d'enfance de son fils.
— Tu sais où est Julien.
Ce n'était pas une question.
— Et tu penses être un bon copain en gardant cette information pour toi, continua-t-il sur un ton factuel.
Nathan hocha nerveusement la tête, peu rassuré par la compréhension que le père de son ami avait de son silence.
— Mais tu ne lui rends pas service, insinua Quentin. Peut-être qu'il a des ennuis, maintenant, et nous ne pouvons pas lui venir en aide.
— Il n'y a aucune raison qu'il ait des problèmes, contra Nathan.
— Tu sais exactement où il est ? Dans quelle rue ? Avec qui ?
Le regard de Nathan avait vacillé quand Quentin avait parlé du lieu, mais se fit plus assuré quand il fut question de la personne.
— D'accord, tu sais avec qui. C'est quelqu'un que tu as déjà vu ? Que tu connais bien ?
Le jeune homme détourna les yeux.
— Pas tant que ça, il me semble. Tu es sûr que te taire est la bonne décision ?
Nathan essuya nerveusement ses paumes contre son pantalon.
— Qu'il t'ait demandé de mentir ne t'inquiète pas ? S'il veut me le cacher, c'est qu'il sait que je ne serais pas d'accord. Et j'ai peut-être de bonnes raisons de l'être. Est-ce qu'on a l'habitude de vous interdire des choses pour le plaisir ?
Nathan fixait maintenant ses genoux.
— S'il lui arrive quelque chose, tu réalises que tu en seras responsable ? insista Quentin en se penchant vers l'adolescent.
— Écoutez… commença madame Pellot.
— Nous devons savoir, coupa la mère de Quentin en s'interposant.
— De toute manière, je finirai bien par apprendre ce qu'il en est. Alors, je déclenche un avis de recherche pour qu'on le ramène de force ou bien tu nous dis comment le joindre et on règle ça sans faire de drame ?
L'adolescent, désorienté, se tourna vers sa mère. Le regard de celle-ci dut lui faire comprendre qu'il valait mieux qu'il parle. Nathan avoua enfin :
— Il a dit… Il voulait… Il est allé voir sa mère.
Question
La question partit sans que Julien puisse la retenir :
— Pourquoi n'êtes-vous jamais venue me voir ?
Il n'avait pas prévu de commencer ainsi, mais c'était pour avoir cette explication qu'il avait fait tout ce chemin. Autant ne pas tourner autour du pot.
Sa mère le fixa, désarçonnée, avant de répondre :
— Ton père a bien dû te le dire.
— Non, jamais.
— Et tu ne lui as pas demandé ?
— Bien sûr que si, mais il m'a toujours dit que vous n'étiez pas là, c'est tout. Je ne savais même pas si vous étiez encore vivante.
La surprise qu'elle affichait ne pouvait pas être feinte. Elle finit par lui demander d'une voix incertaine :
— Et il t'envoie à moi pour que je te raconte tout ?
Julien se dit qu'il pouvait répondre par l'affirmative, ce serait plus simple. Mais il dut hésiter un instant de trop, car elle le prit de vitesse :
— Ne me dis pas qu'il ne sait pas que tu es ici !
Il fut surpris par la véhémence du ton. Il bégaya :
— Il… il… il n'avait qu'à m'expliquer lui-même !
— La question n'est pas là, opposa-t-elle d'une voix soucieuse. Je ne peux pas me permettre de faire ça dans son dos.
Pour la première fois depuis leur rencontre, elle parut incertaine de la conduite à tenir. Les yeux dans le vide, le visage troublé, elle semblait réfléchir intensément.
— Vous voulez que je parte ? demanda-t-il la gorge serrée.
Elle reporta son attention sur lui et son expression s'adoucit.
— Non, moi aussi j'aimerais faire ta connaissance. Ça fait trop longtemps que j'attends ce moment pour te laisser repartir comme ça. Mais il faut que tu dises à ton père où tu es.
— Et après, vous m'expliquerez ?
Elle hocha la tête :
— Oui, assura-t-elle d'une voix décidée. Tu es en âge de comprendre.
Satisfait, il sortit son portable de sa poche et entreprit de le rallumer.
— Ton père a peut-être essayé de te joindre, s'inquiéta-t-elle alors que le programme tournait.
— Non, j'ai dit que j'étais chez un cop…
Il s'interrompit alors que ses alertes se chargeaient. Atterré, il vit les multiples appels manqués au nom de sa grand-mère et de son père, puis son mobile se mit à vibrer pour lui signaler les messages qu'il avait en attente.
À ce moment, le téléphone de l'appartement se mit à sonner.
— Je pense qu'il t'a retrouvé, dit-elle en se levant pour aller répondre.
Appel
Quentin eut l'impression d'être foudroyé sur place. Il fixa Nathan, incrédule, incapable de formuler la moindre pensée. Derrière lui, sa mère s'exclama :
— Mais c'est impossible !
— Il connaissait son nom et a cherché sur internet pour savoir où elle habitait, débita Nathan, comme soulagé de pouvoir tout avouer. Il est parti en milieu d'après-midi.
— Mais pour où ? demanda-t-elle encore.
— Pour Dijon. Je n'ai pas l'adresse exacte.
Quentin se leva tellement brusquement que sa chaise tomba à la renverse. Sans un regard pour personne, il sortit en trombe de la maison, tout en dégainant son smartphone. Quand son collègue décrocha, il dit simplement :
— Tam Chamade, à Dijon. Adresse, fixe et mobile.
— Je t'envoie ça tout de suite.
— Merci.
— De rien, bon courage, mon vieux, lui souhaita son collègue en raccrochant.
Sa mère le rejoignit sur le trottoir, l'air bouleversé.
— Tu as l'adresse ? demanda-t-elle.
— Elle va arriver. Ça ne doit pas être trop difficile puisque Julien l'a trouvée. Tu sais comment il a su son nom ?
— Ce n'est pas moi qui le lui ai dit, assura-t-elle.
Le téléphone vibra et Quentin consulta le mail qu'il venait de recevoir. Il le montra à sa mère.
— Tu vas appeler ?
— Je suppose que je n'ai pas le choix, fit-il d'un ton sombre.
Il ouvrit sa portière et s'assit dans sa voiture. Sa mère contourna le véhicule et vint s'installer à ses côtés.
Quentin lança l'appel.
Téléphone
Tam passa dans le salon et tendit la main vers le téléphone. Elle s'interrompit le temps d'une sonnerie puis se décida d'un geste brusque.
— Allo, dit-elle d'un ton un peu moins assuré que précédemment.
— Il est avec toi ? questionna une voix qui fit battre son cœur plus vite.
— Je te le passe, répondit-elle en faisant demi-tour.
Elle revint à la cuisine et posa l'appareil sur la table, devant son fils. Puis elle repartit dans l'autre pièce, fermant la porte, derrière elle.
— Papa ? J'allais t'appeler.
— Vraiment ? Quelle coïncidence !
— Je viens de rouvrir mon téléphone. Je n'ai pas encore écouté vos messages. Je suis désolé, je ne pensais pas que vous vous inquiéteriez.
— Tu avais effectivement bien manigancé ton coup. Bon, on réglera ça plus tard. Je veux que tu rentres immédiatement.
Julien regarda l'heure. Il avait encore la possibilité d'avoir un train. Mais pour cela il devait partir rapidement, et il n'en était pas question.
— Je rentre demain matin, répondit-il le plus calmement possible.
— Non. Je viens te chercher.
— Papa, s'il te plait. Laisse-moi au moins ce soir.
— Tu restes où tu es, et tu m'attends, compris ? Tu as intérêt à me rejoindre immédiatement quand j'arriverai.
— Papa…
— TU AS COMPRIS, OUI OU NON ?
— J'ai compris.
— Et garde ton téléphone allumé, ok ?
— Ok…
La communication s'interrompit.
Inquiétude
La mère de Quentin détourna les yeux de la pendule. Entre sa rencontre avec leur voisine et l'aveu de Nathan, elle avait passé une heure éprouvante à se demander pourquoi son petit-fils avait jugé bon de leur mentir, et quelle bêtise il avait inventée. La révélation lui avait fait un choc, même si c'était sans commune mesure avec ce que son fils avait ressenti. Elle l'avait vu tressaillir comme si une douleur l'avait traversé, puis il était passé devant elle, blanc comme un linge, tandis qu'elle prenait le relais pour soutirer des informations à Nathan.
Il avait repris ses esprits quand elle l'avait rejoint sur le trottoir, mais ses mâchoires crispées témoignaient de ses efforts pour se contenir. Quand il avait annoncé qu'il partait immédiatement chercher son fils, elle s'était retenue de proposer de l'accompagner. Elle craignait que leurs retrouvailles se passent mal, mais elle savait que Quentin devait avoir une conversation en tête à tête avec Julien à propos de sa mère. Il n'avait que trop tardé.
Comment Julien avait-il réussi à obtenir le nom de cette femme ? Cela n'avait aucune importance, décida-t-elle. Elle avait toujours su qu'un jour il désirerait en apprendre davantage sur sa mère. Il aurait été préférable que Quentin prenne les devants et explique à son fils les circonstances de sa venue au monde. Mais il ne l'avait pas fait, le sujet étant encore trop sensible pour lui, même après toutes ses années.
Aurait-elle dû prendre les choses en main et révéler ce qu'elle en savait ? Mais comment répondre aux questions que Julien ne manquerait pas de poser, alors qu'elle n'avait jamais vu la femme que son fils avait aimée passionnément avant réaliser à quel point elle s'était jouée de lui ?
Et Julien ? Comment vivait-il cette rencontre ? Bien que secoué, Quentin n'avait pas semblé véritablement soucieux pour son fils. Elle supposait qu'il n'avait rien perçu d'inquiétant dans les réponses de l'adolescent.
Cette femme allait-elle tout lui raconter ? Oserait-elle révéler la vérité ?
Portrait
Julien rejoignit sa mère au salon. Elle lui tournait le dos, regardant au-dehors par la fenêtre.
— Maman ?
Elle tressaillit et pivota doucement vers lui. Une grande tendresse se lisait sur son visage et il réalisa la manière dont il l'avait interpellée. Il s'étonna de la facilité avec laquelle il avait utilisé ce terme pour la première fois de sa vie. Il n'aurait pu l'appeler autrement. Bien qu'elle soit pour lui une inconnue, le mot s'imposait comme une évidence.
— Tu peux rester un peu ? s'inquiéta-t-elle.
— Mon père vient me chercher.
— Il part de Lyon ?
— Oui.
— Cela nous laisse au moins deux heures, analysa-t-elle. Profitons-en.
Elle s'installa sur le canapé, et lui désigna la place à côté d'elle, où il s'empressa de s'asseoir. Elle commença immédiatement.
— Pour faire simple, quand j'ai rencontré ton père, j'étais plongée dans une histoire de famille et je faisais des choses malhonnêtes. Ton père s'en est rendu compte et j'ai été en prison. Comme je ne pouvais pas t'élever décemment, j'ai préféré de confier à lui.
Quelques secondes s'écoulèrent alors que Julien encaissait ces informations.
— Je suppose que tu voudrais savoir ce que j'ai fait de mal, finit par reprendre sa mère.
— Eh bien… oui. Si cela ne t'ennuie pas.
— J'ai toujours su qu'un jour il faudrait que je te rende des comptes, assura-t-elle doucement. Tu as le droit de savoir, et je comprendrais que tu m'en veuilles.
Instinctivement, Julien secoua négativement la tête. Il ne souhaitait pas en vouloir à une mère si nouvellement retrouvée.
Elle lui sourit un peu tristement et continua :
— Pour que tu comprennes, il faut que je te parle de ton grand-père. C'était un peintre, assez connu et aussi un amateur d'art. Il avait une magnifique collection. J'ai grandi dans une sorte de musée.
Julien hocha la tête, pour montrer qu'il suivait.
— Il s'appelait Michael Heintz. Tu en as déjà entendu parler ?
— Oui, on a étudié un de ses tableaux en arts plastiques l'année dernière.
— Lequel ?
— Un avec une femme qui porte un béret rouge.
Elle se leva et alla à la bibliothèque. Elle revint avec un livre d'art, sur lequel s'étalait le nom du peintre. Elle le feuilleta avant de le poser devant lui.
— Celui-là ?
— Oui.
— Je vois que tu as déjà fait connaissance avec ta grand-mère, sourit-elle.
L'émotion qu'il ressentit en entendant cette information le surprit.
— Si j'avais su, j'aurais mieux écouté ce qu'en disait la prof, commenta-t-il spontanément.
Il réalisa ce qu'il venait d'avouer et prit un air contrit qui fit rire sa mère.
Elle reprit vite son sérieux et continua :
— Ma mère est morte quand j'avais dix ans. C'est ma grande sœur Cylia, qui a trois ans de plus que moi, qui a pris sa place. Elle s'est occupée de moi, préparait les repas, tenait la maison. Mon père était très affectueux avec nous, mais c'était un artiste qui vivait un peu dans un autre monde. Je suppose que j'ai eu une enfance assez spéciale.
Elle eut un regard nostalgique vers le livre de peinture et poursuivit tristement :
— Tout s'est écroulé en une nuit.
Responsabilité
La nuit tombait doucement. Hypnotiques, les lumières des réverbères se succédèrent sur son pare-brise.
Quentin tenta de se concentrer sur sa conduite, craignant moins de s'endormir que d'être submergé par ses souvenirs. Cela faisait des années qu'il les repoussait avec un certain succès, tout en sachant qu'ils n'étaient jamais loin, guettant le moment propice. Ce jour-là, ils l'avaient rattrapé et frappé en plein cœur, au moment où il s'y attendait le moins.
Il retrouva avec un immense déplaisir l'autodépréciation qui avait été son lot à cette époque qu'il voulait oublier. Cette impression d'être un pauvre imbécile naïf que l'on pouvait mener par le bout du nez sans qu'il ne se doute de rien. Il rejeta ce sentiment avec colère. Non, ça, c'était du passé. Il n'était plus le jeune idiot qu'il avait été. Elle ne prendrait plus la moindre emprise sur sa vie. Il ne la laisserait pas utiliser son fils contre lui.
Il savait que ce ne serait pas facile et que son attitude n'avait pas arrangé les choses. Même si le coup était inattendu, il devait bien admettre qu'il aurait pu l'anticiper. Cela faisait longtemps qu'il aurait dû parler à Julien. Sa mère l'avait prévenu à de nombreuses reprises. Il savait qu'elle avait raison, mais n'avait pu s'y résoudre.
Annie n'avait plus abordé le sujet depuis un bon moment, maintenant, comprenant que c'était inutile. Il appréciait sa capacité à être proche sans être envahissante, et de bon conseil sans imposer ses vues. Quand il avait débarqué chez elle, quinze ans auparavant, le cœur brisé, son égo en miette, sa confiance en lui au plus bas, elle aurait pu le traiter en enfant et régenter sa vie. Elle n'en avait rien fait.
Elle l'avait entouré de tendresse et bienveillance, mais elle avait veillé à ce qu'il assume ses responsabilités envers Julien. Elle avait clairement posé son rôle de grand-mère, disponible et affectueuse avec son petit-fils, mais ne prenant aucune décision importante sans en référer à Quentin. Elle n'hésitait pas à faire connaître son opinion quand elle en discutait avec lui mais, devant l'enfant, c'était toujours la parole du père qui prévalait.
Si aujourd'hui une autre femme pouvait donner à son fils une vision erronée de la situation, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même.
Enquête
— Cette partie de ma vie a pris fin la nuit où notre père a disparu, expliqua Tam. La maison avait été vidée de toute sa collection et de tous ses tableaux. Ma sœur et moi sommes allées voir les gendarmes, mais ils n'ont rien fait. Il n'y avait pas de traces d'effraction, rien ne faisait soupçonner un enlèvement d'après eux. Mon père pouvait avoir décidé de changer de vie, ce qui n'est pas illégal. On a tenté de les convaincre que jamais il ne nous aurait abandonnées, mais ils se sont juste souciés du fait que j'étais mineure et ont parlé de protection de l'enfance. Ma sœur a eu peur qu'on soit séparées si les services sociaux intervenaient et on a déménagé en vitesse. Heureusement, j'ai eu dix-huit ans, trois mois plus tard.
— De quoi avez-vous vécu ? s'inquiéta Julien.
— On avait de l'argent à la banque. Depuis longtemps, le compte était au nom de Cylia vu que c'était elle qui s'occupait de tout. Nous avions de quoi vivre un moment sans problème. Je suis persuadée que mon père n'est pas parti de son plein gré, mais il avait manifestement prévu de nous mettre à l'abri en cas de besoin. On a trouvé du travail toutes les deux pour se garder notre réserve. Et puis les tableaux ont commencé à réapparaitre.
— Comment ça ?
— Ma sœur a toujours été passionnée de peinture et aurait été dans une école d'art, si elle n'avait pas eu à veiller sur mon père et moi. À la place, elle est restée à la maison, et c'est Papa qui lui donnait des cours. Il lui faisait lire des livres, copier des œuvres, et corrigeait ses dessins. Après sa disparition, elle a continué à aller voir des expositions et à regarder les catalogues de ventes, comme elle le faisait avec Papa. C'est comme ça qu'elle est tombée sur un de ses tableaux. On l'avait attribué à un autre peintre, mais elle l'a reconnu immédiatement : c'était une des dernières œuvres qu'elle l'avait vu produire. Elle a épluché toutes les annonces de ventes d'objets d'art prévues dans la région et on a retrouvé non seulement des œuvres de notre père, mais aussi des statuettes et d'autres objets précieux qui lui avaient appartenu.
— C'est dingue !
— Pas tant que ça. Ceux qui l'ont dépouillé monnayaient leur prise. C'était le but de l'opération, j'imagine.
— Vous êtes retournées voir la police ?
— Non, Cylia avait perdu toute confiance en la justice. Il n'y avait aucune raison qu'on nous croie davantage à cette époque qu'auparavant. On a décidé de faire notre enquête toutes seules. On avait de l'argent, et Cylia a toujours été douée pour lier connaissance avec les gens et obtenir d'eux ce qu'elle voulait. On a appris à espionner les ordinateurs de ceux qui nous paraissaient suspects et même à pénétrer dans des réserves pour vérifier si on ne trouvait pas une œuvre qui avait été à nous. Au début, notre but était simplement de remonter la piste pour retrouver notre père. On a réussi, mais seulement pour apprendre qu'il était mort très rapidement après son enlèvement.
Julien écoutait sa mère avec fascination. Il suivait ses émotions sur ses traits mobiles, revivant avec elle les difficultés qu'elle avait traversées. Son visage reflétait une immense détermination et ses yeux se firent durs quand elle conclut :
— Alors on a décidé de passer à la vitesse supérieure.
État civil
Nathan faisait face à ses deux parents. Sa mère avait tout raconté à son père, qui maintenant l'interrogeait.
— C'est quoi cette histoire avec la mère de Julien ?
— Elle n'est pas décédée ? insista Madame Pellot. C'est ce que j'ai toujours cru.
— C'est aussi ce que Julien disait, parce que c'était plus simple, expliqua Nathan. Mais il m'a confié qu'il n'en était pas certain, car ni son père ni sa grand-mère ne l'ont jamais confirmé.
— Ça fait combien de temps que vous discutez de ça, tous les deux ?
— Pas longtemps. Il ne m'en a parlé qu'après avoir fait ses recherches sur elle. Je n'étais au courant de rien avant.
— Et c'était quand ?
— Il y a trois semaines à peu près. C'est à cause du passeport pour son voyage aux États-Unis cet été. À ce que j'ai compris, son père a fait une demande par ordinateur pour recevoir sa fiche d'état civil, et Julien était tout seul chez lui quand le facteur a apporté la lettre. Il l'a ouverte, et il a eu un choc en découvrant le nom de sa mère. Il a fait une recherche sur internet et a facilement retrouvé son adresse. Depuis, il ne pensait plus qu'à la contacter pour apprendre plus sur elle était et savoir pourquoi il ne l'avait jamais vue.
— Et aucun de vous n'a réalisé qu'il serait plus malin d'en discuter avec son père ? se désola Madame Pellot.
— Julien avait déjà essayé, mais son père s'arrangeait toujours pour ne pas répondre. Quant à sa grand-mère, elle prétendait que ce n'était pas à elle d'en parler.
— Et il a décidé d'aller la voir, comme ça..., continua Monsieur Pellot. Pourquoi ne pas lui écrire ou l'appeler ?
— Il ne pouvait pas faire ça par lettre ou par téléphone. Il n'était même pas certain qu'elle se souvenait de son existence.
— Elle ne peut pas l'avoir oublié, remarqua Mme Pellot. Un accouchement, ce n'est pas rien. Pas comme pour les pères, qui ne font pas grand-chose.
— Je me souviens parfaitement de la naissance de Nathan, rétorqua son mari avant de se tourner vers son fils. Je pense que tu aurais dû nous en toucher deux mots. On ne sait pas ce qu'est devenue cette femme. Si le père de Julien s'est retrouvé seul à l'élever et ne veut pas parler d'elle, c'est qu'il y a une bonne raison. Et ce n'est sûrement pas quelque chose de facile à entendre.
— Je ne pouvais pas le dénoncer ! s'indigna Nathan. Et puis, tu aurais fait quoi, toi, à part de tout dévoiler à son père ?
— Tu aurais pu au moins lui conseiller de réfléchir un peu avant d'aller rencontrer une inconnue, tempéra Mme Pellot.
— Je l'ai fait. Mais c'était trop important pour lui. Il était conscient qu'il pouvait être déçu ou choqué, mais il avait trop besoin de savoir.
— Et il a pris le train tout seul ?
— Monter dans le TER, ce n'est pas compliqué. Je l'ai accompagné à la gare, on est allé au guichet et on a acheté son aller-retour. Il avait prévu l'argent pour ça.
— Espérons qu'il ne l'a pas volé, grinça M. Pellot.
— Oh ça va ! Soixante euros, c'est pas la mort. Il avait demandé une avance sur son argent de poche à sa grand-mère.
Collection
— Passer à la vitesse supérieure ? répéta Julien, passionné par le récit de sa mère.
— À partir du moment où on a compris que notre père était mort, on a eu envie de se venger, expliqua-t-elle. Mais on n'est pas des tueuses, nous. On voulait seulement qu'ils ne profitent pas de leur crime.
— Vous êtes allées… tout reprendre ?
— Tout voler, oui. Nous sommes devenues des cambrioleuses.
— Trop fort, souffla l'adolescent.
— Trop bête, répliqua sa mère. Nous nous sommes mises dans l'illégalité.
— Mais c'est vous qu'on a volé en premier !
— C'est à ça que sert la police. On aurait dû retourner la voir, donner les preuves qu'on avait en notre possession, saisir le procureur... Ça aurait été compliqué, mais on aurait eu beaucoup moins d'ennuis. Enfin, ce n'est pas ce qu'on a fait.
— Et tu connaissais déjà mon père, à ce moment ?
— Non, malheureusement. Je pense que si je l'avais rencontré avant de basculer, les choses auraient pu se passer autrement.
— Ça s'est passé comment alors ?
— Dans les premiers temps, tout marchait comme sur des roulettes. Ce qu'on recherchait avait été éparpillé entre plusieurs marchands d'art, qui les ressortaient petit à petit pour les vendre. Des pièces étaient signalées comme volée, mais personne ne faisait le lien entre elles. Et puis un nouveau policier est arrivé dans l'équipe saisie des cambriolages et il a très rapidement trouvé le point commun. Il a commencé à enquêter sur notre père et on a compris qu'une fois qu'il aurait reconstitué la liste de sa collection, il pourrait prévoir nos coups et renforcer la sécurité.
— C'était mon père ?
— Oui, même si pour nous, à l'époque, c'était juste un policier casse-pied.
Julien sourit, mais le visage de sa mère s'était contracté et elle fuyait maintenant son regard. Elle inspira profondément et le jeune homme comprit que la suite serait plus douloureuse encore à raconter.
— La personne qui renseignait Cylia sur ce que faisait la police a été déplacée, et nous avons perdu notre source. On s'est dit que le plus simple, c'était de faire parler ton père. Il fallait qu'on sache où il en était. Cylia a estimé que j'étais celle qui avait le plus de chance de lui plaire. C'est moi qui ai été chargée de l'approcher.
Erreurs
Comme il l'avait fait de nombreuses fois auparavant, Quentin se remémora toutes les erreurs qui l'avaient mené à sa déconfiture.
Pour commencer, il aurait dû se douter que c'était trop facile. Qu'une fille aussi mignonne tombe sous son charme au premier regard, c'était trop beau. Sans compter les coïncidences qui l'avaient mise plusieurs fois sur son chemin en quelques jours. Rien que ça aurait dû lui mettre la puce à l'oreille. Son métier lui avait appris qu'il n'était ni le premier ni le dernier à tomber dans ce genre de piège, mais cela ne l'avait jamais consolé. Il s'était fait avoir comme un benêt, point.
Ensuite, il aurait dû se demander ce qu'elle cachait. Il ne pouvait même pas invoquer le fait qu'elle mentait très bien. Certes, elle mentait avec naturel, mais elle avait une manière de se crisper quand certains sujets étaient abordés qu'il avait notée et mise sur le compte de souvenirs d'enfance pénibles. Parler de sa famille, de l'endroit où elle avait grandi, tout cela semblait tabou. Il n'avait jamais tenté de comprendre ses réserves, au nom d'une délicatesse qui frisait la naïveté.
Quand sa sœur Cylia était venue le voir, pourquoi ne s'était-il pas interrogé sur les raisons de son agressivité ? Il aurait dû davantage réagir à ses menaces de lui pourrir la vie s'il continuait à fréquenter Tam. Elle ne s'était même pas donné la peine de dissimuler le dégoût et le mépris qu'elle avait pour la police. Quand il avait questionné Tam sur les raisons d'une telle animosité, il s'était contenté de réponses vagues, préférant laisser tomber le sujet en constatant à quel point ses questions la mettaient mal à l'aise. Il avait donc rangé l'information sans davantage l'analyser, la considérant seulement comme une explication à la difficulté qu'avait son amoureuse à se dégager de l'emprise de sa sœur pour passer du temps avec lui.
Pour un flic, il s'était montré particulièrement peu curieux. Pour dire les choses en bref, elle l'avait bien eu.
Plan
— C'était tout sauf une bonne idée, continua Tam, le regard rivé vers ses mains posées sur ses genoux. Et puis c'était minable comme démarche. Finalement, je n'ai pas suivi le plan prévu, mais c'est dans ce but que j'ai fait sa connaissance. Je ne suis pas quelqu'un de bien, conclut-elle tristement.
Il y eut un silence que Julien finit par rompre :
— Et pourquoi tu n'as-tu pas suivi le plan prévu ?
— Quelque part, notre idée a un peu trop bien marché. Je lui ai plu, comme on l'espérait, et il ne demandait pas mieux que de discuter avec moi. Mais comme moi aussi je suis tombée amoureuse de lui, j'ai décidé de ne jamais aborder le sujet qui m'avait amenée à lui parler.
— Tu n'as rien à te reprocher, alors, tenta le jeune homme.
— Si, soupira sa mère. Parce que j'ai fait pire, finalement.
Comme il l'interrogeait silencieusement, elle continua :
— Quand j'ai compris ce qu'il m'arrivait, je me suis demandé ce que j'allais faire. Soit je rompais toute relation avec lui, soit j'arrêtais les opérations pour ne pas avoir à lui mentir. Bien entendu, j'ai pris la pire des décisions : je suis sortie avec lui, et j'ai continué à cambrioler. Ça ne pouvait que mal finir.
— Il a compris, devina Julien.
— Oui, mais pas tout de suite. Et chaque jour passé a rendu la situation plus douloureuse, parce que nous étions de plus en plus amoureux.
— Comment tu faisais pour qu'il ne se doute de rien ?
— Nous ne vivions pas ensemble. On se retrouvait le soir ou le week-end, mais la plupart du temps, je prétendais avoir trop de travail pour le rejoindre. Cylia lui avait clairement fait comprendre qu'elle désapprouvait notre relation. Il s'imaginait qu'elle m'empêchait de venir, alors qu'en réalité, j'étais occupée à préparer une opération ou à la réaliser. Il faut dire que, même quand je n'avais rien à faire, ma sœur faisait tout pour qu'on se voie le moins possible. C'est toujours plus facile de mentir quand il y a une part de vérité.
— Comment il a su, alors ?
Tam eut un sourire amer :
— C'est un très bon policier.
Choc
C'était un souvenir cuisant, humiliant, et démoralisant.
Quand le nom de sa petite amie était soudain apparu dans l'enquête, les éléments disparates s'étaient subitement assemblés et tout était devenu limpide. Il avait su, tout simplement. Ça avait été comme un électrochoc : il avait éprouvé à la fois la satisfaction de trouver la clé de l'énigme, la douleur de la déception amoureuse, et la honte d'avoir été mené en bateau par la criminelle qu'il poursuivait maintenant depuis plusieurs mois. Il se demandait encore comment son cœur avait supporté ce malstrom d'émotions.
Sa collègue avait d'ailleurs cru qu'il faisait un malaise et l'avait obligé à s'asseoir avant de bien vouloir l'écouter.
Une fois ses esprits retrouvés, en bon policier il avait reclassé ses observations, mis les liens en lumière, cherché à transformer ses intimes convictions en preuves, le tout dans les règles de l'art de procédure pénale. Il avait su persuader sa collègue, puis son chef, de la justesse de son raisonnement et de l'urgence de la situation. Ensuite, l'arrestation s'était passée de manière idéale : une perquisition au petit matin, des preuves en pagaille, des aveux clairs et nets, une garde à vue bouclée en un temps record, qui s'était soldée par une incarcération préventive.
Une journée parfaite d'un point de vue professionnel. Une soirée à lutter contre l'envie de se tirer une balle.
Piste
— Ton père a simplement suivi sa piste, poursuivit Tam. Il a enquêté sur mon père et s'est rendu compte qu'il était impossible de le retrouver. Du coup, il s'est demandé pourquoi sa collection semblait avoir été dispersée et qui pouvait bien vouloir la reconstituer. Il s'est intéressé à tous ceux qui avaient croisé sa vie. Il a fini par tomber sur le nom de ma mère qui, durant quinze ans, a été son seul modèle. Quand il a découvert qu'elle avait eu deux filles, dont les prénoms correspondaient aux nôtres, le doute n'était plus permis.
— C'est vrai que vos prénoms sont très originaux. Pourquoi tu ne portes pas le nom de ton père ? voulut savoir l'adolescent.
— Il ne nous a jamais reconnues et mes parents n'étaient pas mariés. Ce n'est pas par manque de sentiments : mon père nous aimait énormément toutes les deux et il n'a jamais remplacé Maman. Mais il n'estimait pas très intéressantes les choses terre-à-terre comme le mariage ou la reconnaissance de paternité.
— À ce propos, comment je suis arrivé dans cette histoire, moi ?
— J'étais déjà en prison quand j'ai réalisé que j'étais enceinte de toi.
— Tu dis ça comme si c'était euh... inattendu.
— Ça l'était. J'étais stupide et égoïste, mais pas au point de vouloir un enfant dans une telle situation.
Elle vit qu'il accusait le coup.
— Julien, dit-elle doucement, je sais que j'ai tout gâché et que rien ne s'est passé comme nous l'aurions souhaité. Mais je peux t'assurer que ton père et moi étions très amoureux l'un de l'autre lorsque tu as été conçu. L'idée d'avoir un enfant ensemble nous aurait comblés de joie. Ça a été un grand bonheur pour moi d'apprendre ton existence. J'étais triste de ne pas pouvoir t'offrir le foyer que tu méritais mais très heureuse que quelque chose de beau sorte de ce gâchis. Et maintenant que tu es devant moi, je sais à quel point j'ai eu de la chance.
Elle le regardait avec tellement d'amour qu'il se sentit réconforté. Mais cela ne répondait pas à sa question principale :
— Pourquoi tu n'es jamais venue me voir ?
Courrier
Étonnement, le fait qu'il connaissait intimement la prévenue n'avait pas filtrée. Son supérieur et sa collègue n'en avaient rien dit à personne, et comme ni Tam ni sa garce de sœur ne l'avaient évoqué lors des interrogatoires, la garde à vue s'était déroulée de la manière la plus normale.
Quentin s'était concentré sur les pièces à conviction et avait fait l'inventaire des objets volés qu'ils avaient retrouvés dans leur cave. Le temps qu'il termine son rapport, les deux criminelles avaient été expédiées au Palais de Justice avec les aveux obtenus par son chef. Les collègues les avaient félicités, et tout le monde était retourné aux affaires courantes.
Il avait fait semblant d'en faire autant, mais il avait du mal à s'intéresser à son travail. L'ancienne certitude qu'il était fait pour ce métier avait laissé la place à une grande lassitude. Il avait eu de la chance, pourtant. Son chef lui avait laissé du temps pour se remettre, sa collègue avait fait son possible pour l'encourager à reprendre du service.
Quatre mois après le jour maudit, alors qu'il commençait enfin à sortir de son marasme, sa collègue était venue sonner un soir à sa porte.
— J'ai reçu du courrier et je pense que c'est pour toi, avait-elle expliqué, l'air navré.
Elle lui avait tendu une feuille pliée en deux, sur laquelle il n'y avait que trois mots écrits à la main :
Je suis enceinte.
Visite
Julien vit le visage de sa mère se charger de tristesse. Elle ferma quelques secondes les yeux et avala plusieurs fois sa salive avant d'expliquer :
— Une fois que j'ai assimilé ce qui m'arrivait, j'ai su que je devais prévenir ton père. Ce n'était pas forcément une bonne nouvelle pour lui, mais je n'avais pas le droit de le lui cacher. C'est quelqu'un de très responsable, il est venu me voir à la prison, mais…
Les mots avaient du mal à sortir, et Julien comprit que le souvenir était particulièrement douloureux.
— Il m'a dit qu'il t'élèverait, mais qu'il ne voulait plus jamais avoir affaire à moi. Après ce que je lui avais fait, il en avait le droit. De toute manière, j'encourais quinze ans de prison, je n'étais pas en mesure de t'offrir un foyer. J'ai signé les papiers qu'il m'a fait parvenir ensuite par son avocat, et il est venu te chercher à ta naissance.
— Je comprends, dit doucement Julien. Depuis quand tu es… sortie ?
— Finalement, on en a pris pour sept ans, et on a été libérées au bout de quatre, en conditionnelle. Ça a été assez dur au début. On vivait à deux dans un studio, je ne pouvais pas imaginer te faire vivre avec moi. Et puis… avais-je le droit d'aller t'arracher à ton père ? Je n'étais qu'une étrangère pour toi.
— Mais tu aurais pu me rendre visite, ne voulut pas en démordre Julien.
— J'ai…
Elle s'interrompit, manifestement au bord des larmes. Mais elle se força à continuer.
— Je suis venue te voir une fois. J'avais tellement envie de savoir à quoi tu ressemblais. J'ai trouvé votre adresse et j'ai attendu en bas de chez vous jusqu'à ce que vous sortiez. Tu étais adorable… Ton père te tenait par la main, tout avait l'air de bien aller pour vous.
Elle se leva et se planta devant la fenêtre, lui tournant le dos.
— Vous n'étiez pas seuls. Il y avait une femme et un autre enfant. J'ai vu que ton père avait refait sa vie. J'ai réalisé que je n'avais rien à vous donner, que personne n'avait besoin de moi. Je ne pouvais apporter que des problèmes. Je ne voulais pas… être égoïste, une fois de plus. Je suis repartie.
Julien mit un moment pour comprendre :
— Tu es venue quand Papa était marié. Mais ça n'a pas tenu longtemps. J'avais cinq ans lorsqu'on est retournés vivre chez ma grand-mère. Je n'ai jamais revu Véronique ni le bébé qu'elle avait déjà avant de rencontrer mon père.
Colère
Avant cette révélation finale, c'est la honte de s'être fait avoir et la tristesse qui avait prévalu. Quentin s'était senti profondément déprimé et avait eu du mal à reprendre le cours de sa vie.
Mais quand il avait appris que Tam lui avait fait un enfant sans son consentement, c'est une immense colère qu'il avait ressentie. Qu'elle ait pu faire passer ses engagements familiaux avant lui, il pouvait le comprendre, aussi décevant que cela pût être. Mais qu'elle ait utilisé un enfant innocent pour avoir prise sur lui l'avait profondément choqué. Il avait éprouvé pour elle un mépris qu'il ne pensait pas pouvoir ressentir pour quelqu'un.
Sa collègue, celle qui avait été choisie comme messagère car elle était au courant de leur liaison, avait bien tenté de le calmer. Elle avait fait valoir que Tam était sans doute réellement amoureuse de lui, même si sa conduite avait été fautive. Qu'en évitant de lui écrire directement elle montrait qu'elle ne souhaitait pas le compromettre. Que la grossesse n'était pas forcément volontaire et qu'il devait lui demander des explications avant de tirer des conclusions hâtives.
Il n'avait voulu entendre aucun argument. Il n'ignorait pas qu'un accident de contraception était possible, mais rien dans leur relation n'avait été le fruit du hasard. Tout avait été manigancé de A à Z. L'enfant tombait trop bien. Il était désormais dans l'obligation de reprendre contact avec elle et il avait la certitude qu'elle ne sortirait jamais complètement de sa vie.
Ce n'est que plus tard qu'il avait réalisé qu'il n'avait jamais mis en doute sa paternité, même quand il avait lu le soupçon informulé dans les yeux de sa mère. Sa raison lui avait indiqué que la question méritait d'être posée au vu des innombrables mensonges et dissimulations dont Tam s'était rendue coupable, mais la conviction d'être le seul père possible de l'enfant qu'elle portait n'avait jamais failli.
Décision
Il y eut un long silence que Julien n'osa pas rompre. Puis sa mère dit enfin :
— Ça ne change pas grand-chose, au fond. Ton père aurait pu me retrouver, s'il avait voulu. S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il ne souhaitait pas que je te voie.
Elle laissa passer un moment avant de se retourner et de confier :
— Choisir de ne pas t'élever a été la décision la plus difficile de ma vie. Mais c'était mieux ainsi. Je savais que je pouvais compter sur ton père pour prendre soin de toi. Moi, j'avais fait tellement d'erreurs... Ça m'a brisé le cœur de ne pas pouvoir te dire combien je t'aimais, mais je ne voulais pas... j'avais trop peur de te faire du mal à toi aussi. On ne peut pas dire que je porte chance aux gens auxquels je m'attache.
Julien sentit son cœur se serrer en percevant la tristesse de l'affirmation. Il ne sut pas quoi répondre. Elle dut deviner son malaise car elle se força à sourire et revint s'asseoir près de lui.
— Tu es heureux ? s'enquit-elle.
— Oui, je pense, formula-t-il après un moment de réflexion. Je suis bien entouré, j'ai des copains...
À sa demande, il lui parla de Nathan qu'il connaissait depuis la maternelle, d'autres amis qu'il avait dans son collège. Il lui avoua qu'il n'aimait pas l'école, même s'il n'avait pas de trop mauvaises notes car que son père et sa grand-mère l'obligeaient à travailler.
— Je n'étais pas trop douée non plus, lui confia sa mère. J'ai eu péniblement mon bac et je ne suis pas allée plus loin. Mais, en prison, je me suis rendu compte que sans formation complémentaire, je n'aurais que des sales boulots toute ma vie. Je te conseille de sérieusement réfléchir à ce que tu veux faire si tu ne désires pas faire de longues études.
— Et toi, tu as fait quoi finalement ?
— À ma sortie, j'ai suivi un cursus de mécanique et maintenant je travaille dans un garage. J'aurais fait un malheur en serrurerie, ajouta-t-elle d'un ton de plaisanterie, mais avec mon casier, ce n'était pas trop possible.
Julien partagea son sourire et demanda :
— Tu fais de la moto ?
Il vit son expression s'illuminer :
— Oui. J'adore ça.
Autre
La colère avait rendu à Quentin sa combativité. Il avait analysé la situation. Il allait avoir un bébé, d'accord. Et après ?
Il pouvait ne pas s'en soucier. Il y avait peu de chances qu'elle le poursuive en reconnaissance de paternité. Mais c'était injuste pour l'enfant. Qu'allait-il devenir ? Il pouvait être élevé par sa mère derrière les barreaux durant dix-huit mois, mais ensuite ? Il n'y avait pas de famille de son côté à elle, l'enquête le lui avait appris. Non seulement l'enfant passerait sa première année en prison, mais il serait après cela brutalement séparé de sa mère pour être placé dans un foyer ou, s'il avait de la chance, pour être éduqué par des inconnus. Quentin n'avait pu admettre cela.
Le reconnaître ? L'idée de partager la parentalité avec cette criminelle l'avait hérissé. Devoir amener l'enfant au parloir pour que sa mère le voie, rester en contact avec elle… Non, il ne pourrait pas le supporter.
Il n'y avait qu'une seule solution pour lui, avait-il conclu. Qu'elle abandonne le bébé et qu'elle lui laisse en avoir la garde exclusive.
Il avait pris rendez-vous avec un avocat pour connaître les diverses options. Puis il était allé voir sa mère pour la mettre au courant. Il avait exposé les difficultés qu'il rencontrerait et avait sollicité son aide. Elle avait immédiatement accepté de l'accueillir chez elle avec son enfant et il avait déposé une demande de mutation pour se rapprocher d'elle, invoquant des raisons familiales.
Ensuite, il avait rempli un formulaire pour avoir un permis de visite à la prison. Enfin, en sortant du parloir, il était allé faire une reconnaissance de paternité.
Prison
Conscients que le temps leur était compté, Julien et sa mère échangèrent le maximum d'informations l'un sur l'autre. Leurs loisirs, ce qu'ils aimaient manger, leurs lectures, la sœur de Tam, la grand-mère de Julien. Tacitement, ils évitèrent de parler de Quentin.
— Tu vis seule ? demanda Julien.
— Ma sœur habite ici aussi, mais elle est souvent chez son ami. Elle n'est là que trois ou quatre soirs par semaine.
— Et toi, tu… euh…
— Non, pas en ce moment.
— C'était dur, la prison ?
— C'est… difficile à décrire. C'est un autre monde, que je ne souhaite à personne de connaître. J'y ai vu des femmes tellement plus malheureuses que moi, et pour qui la vie avait été terriblement injuste… Je ne peux pas me plaindre. J'avais mérité d'être là, il fallait bien que j'assume. Et puis, ça m'a donné le temps de réfléchir sur ma vie, et sur ce que je voulais en faire. Il aurait mieux valu que j'évite de passer par là, mais je n'ai pas complètement perdu mon temps. J'ai rencontré des personnes qui m'ont fait prendre conscience que j'avais beaucoup d'atouts et que j'avais mieux à faire que pleurer sur mon sort.
— Ça t'a rendue plus forte ?
— En quelque sorte. J'espère.
Julien allait poser une autre question quand son téléphone sonna. C'était son père.
— Je suis en bas, je t'attends.
— J'arrive.
Adolescence
Cela faisait maintenant deux heures et demie que Quentin était parti.
Annie se demanda s'il avait récupéré Julien. Elle espéra qu'ils ne se disputeraient pas. Les choses devenaient plus difficiles avec Julien ces derniers temps. Elle savait que c'était l'adolescence, elle était déjà passée par là avec Quentin, mais cela ne rendait pas les discussions houleuses plus agréables pour autant.
Quentin n'avait jamais été un père très gai. La déception que lui avait causée la mère de Julien lui ayant fait perdre l'optimisme et la joie de vivre qui l'avaient caractérisé dans sa jeunesse. Il était devenu un homme assez réservé. À sa connaissance, il n'était plus jamais vraiment retombé amoureux, même s'il était resté affectueux envers elle et son fils. C'était un père attentif et, si c'est vers elle que Julien se tournait pour se faire consoler de ses petits bobos, c'est de Quentin dont il recherchait l'approbation.
Julien avait grandi et les relations entre eux s'étaient tendues. Les marques d'affection s'étaient faites moins spontanées. Annie n'était pas certaine qu'ils aient trouvé une autre manière de se témoigner leur tendresse mutuelle. Julien avait maintenant tendance à remettre en cause l'autorité de son père, et Quentin manquait de patience et donnait à certains incidents des proportions démesurées.
Elle s'efforçait de calmer le jeu, mais les trouvait souvent fatigants.
Cadeau
Ils se levèrent à contrecœur, réticents à l'idée de se séparer.
— Je pourrais te téléphoner ? demanda Julien d'une toute petite voix.
— Bien entendu ! Donne-moi ton mobile, je vais te mettre mon numéro.
Elle le composa, attendit d'entendre sa propre sonnerie et raccrocha.
— Voilà, nous sommes parés. On pourra s'écrire aussi, si ton père est d'accord.
— Et on n'est qu'à deux heures de train.
— Promets-moi de ne pas revenir sans autorisation.
— D'accord.
— Ne te fâche pas avec ton père à cause de moi, ajouta-t-elle d'un ton pressant. C'est important.
— Promis, dit-il pour la tranquilliser.
Il mit sa veste. Alors qu'il reprenait son sac à dos, elle sembla frappée par une idée.
— Attends-moi deux secondes.
Elle fonça dans la pièce à côté et en revint une quinzaine de secondes plus tard, une boite de biscuits en fer à la main.
— Tiens, c'est ton cadeau d'anniversaire à l'avance. Mais attends d'être chez toi pour l'ouvrir, ok ?
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une surprise.
— Ça se mange ?
— Mais non, sourit-elle. Allez, va vite, il est temps. Je t'accompagne en bas.
Dans l'escalier, il demanda :
— Tu m'enverras une photo de toi ?
— Oui, excellente idée. Toi aussi, hein.
— Je suis trop bête, on aurait pu faire un selfie tous les deux !
— On peut le faire maintenant.
Ils étaient dans le hall. Julien sortit son smartphone de sa poche, se mit à côté d'elle et tendit le bras.
— On sourit à trois ? Un, deux, trois ! Voilà, et je te l'envoie tout de suite.
Il s'exécuta, rangea son appareil et la regarda. Elle était restée près de lui, silencieuse, ayant perdu son sourire. Il vit qu'elle luttait contre les larmes et il sentit une grosse boule dans sa gorge. Il lui fit face.
— Au revoir, Maman.
— Je peux… ? commença-t-elle en tendant les bras vers lui.
Il ne la laissa pas terminer. Il la serra fort contre lui. Ils restèrent un moment ainsi, partageant la chaleur de l'étreinte. Puis elle tourna la tête pour déposer un timide baiser sur sa joue et se dégagea doucement.
— Il faut que tu y ailles.
— Oui. Mais je te promets qu'on se reverra bientôt.
Il ouvrit la porte qui donnait sur l'extérieur. À une dizaine de mètres, son père attendait, debout sur le trottoir, leur tournant le dos.
Julien s'apprêtait à sortir quand sa mère lui posa la main sur le bras.
— Tu veux bien me laisser une minute ?
Excuses
Quentin trouva l'adresse sans problème en suivant les indications de son GPS. Il gara sa voiture à proximité et examina le petit immeuble en pierre qui se dressait en retrait de la rue, isolé de la circulation par un espace vert. Il prit son téléphone et appela son fils.
— J'arrive, assura celui-ci.
Quentin envoya un message à sa mère pour l'informer de la situation. Les minutes passèrent, et Julien n'arrivait pas. Il faillit le rappeler, mais ce n'était pas la première fois qu'il poireautait ainsi. Son fils mettait toujours un temps infini à quitter un lieu. Pour se distraire, il regarda les voitures et les passants qui empruntaient la rue.
Il entendit la porte de l'immeuble s'ouvrir. Il se tendit soudain : des pas légers s'approchaient de lui. Il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir qui venait à lui.
Elle s'arrêta à moins d'un mètre de lui. Il resta résolument tourné vers la rue.
— Je suis désolée, dit-elle d'une voix un peu rauque, si basse qu'il dut tendre l'oreille pour entendre ce qu'elle disait. Je suis consciente que j'ai très mal agi envers toi et que je t'ai blessé par ma conduite. Je sais que je n'ai aucune excuse. Je comprendrais que tu ne me pardonnes jamais. Mais je voudrais que tu saches que je regrette profondément ce qui s'est passé, et que je m'en veux beaucoup.
Le temps s'étira. Elle était toujours derrière lui, il percevait son souffle. Elle respirait vite, aussi vite que son cœur à lui battait.
Enfin, elle s'éloigna.
Immobiles
Julien vit sa mère parcourir le petit chemin bétonné qui traversait le jardinet, faisant le lien entre la porte de l'immeuble et le trottoir. Elle s'avança vers son père, qui lui tournait le dos. Elle s'arrêta près de lui, et ils restèrent ainsi, immobiles. D'où il était, il ne pouvait pas voir ni entendre s'ils se parlaient.
Cela prit une vingtaine de secondes, durant laquelle il espéra que son père allait se retourner et regarder sa mère. Mais il ne le fit pas. Finalement, sa mère tourna les talons et revint vers lui, le visage crispé. Elle posa sa main sur son épaule en passant près de lui, mais ne s'arrêta pas, ni ne le regarda. Elle fila dans les escaliers, en hâtant le pas.
Julien aurait voulu la suivre et la réconforter, mais son père l'attendait, et il savait qu'il ne pouvait pas tarder davantage. À son tour, il alla vers la rue, tenant toujours à la main la boite que sa mère lui avait confiée. Quand il se rapprocha, son père se mit à marcher et Julien le suivit. Ils arrivèrent à la voiture sans échanger un mot. Les portes se déverrouillèrent et ils s'installèrent dans le véhicule.
Quentin resta un moment sans bouger, plongé dans ses pensées. Finalement, il se tourna vers son fils. Il jeta un regard intrigué à la boite que Julien avait posée sur ses genoux, mais ne demanda rien. Ils se dévisagèrent un instant. Julien trouva que son père avait l'air davantage épuisé qu'en colère.
— On parlera de tout ça plus tard, finit par dire Quentin. Je suis fatigué et on a encore deux heures de route.
Message
À peine la porte de son appartement refermée derrière elle, Tam glissa au sol et éclata en sanglots. Elle laissa sortir toutes les émotions qu'elle avait réprimées les dernières heures. Le choc en croyant reconnaître Quentin. L'émerveillement de faire la connaissance de son fils. Le soulagement de pouvoir lui expliquer qu'elle ne l'avait pas abandonné par manque d'amour mais pour le protéger. La joie de l'entendre parler de sa vie. L'émoi intense qui l'avait saisie quand il l'avait serrée dans ses bras. Et, enfin, la délivrance d'avoir pu demander pardon à celui qu'elle avait tant aimé et aux dépens de qui elle s'était si mal conduite.
Julien était exactement comme elle l'avait rêvé. Bien élevé, gentil et attentif quand elle lui avait raconté sa vie. Il avait été souriant quand il avait parlé de ses amis, de ses loisirs, de ses études. Cet enfant était entouré et aimé, cela se voyait. Tous ses sacrifices n'avaient pas été vains. Même si cela avait été un crève-cœur de rester loin de lui, elle avait aujourd'hui la preuve qu'elle avait fait le bon choix. Elle avait confié son enfant à un homme bon et aimant qui avait élevé leur fils mieux qu'elle n'aurait pu le faire.
Quand les larmes se tarirent, elle alla prendre son téléphone dans la poche de son blouson. Elle ouvrit son dernier message reçu, puis la pièce jointe qui y était attachée.
Elle caressa l'écran, hypnotisée par l'image qui lui prouvait qu'elle n'avait pas rêvé les trois dernières heures.
Avec un sourire, elle fit suivre la photo à sa sœur avec le message : « Devine avec qui j'ai passé la soirée »
Dîner
Une heure plus tard, Quentin s'arrêta pour faire le plein. Il avait faim. Il dirigea son véhicule vers le parking se trouvant près du magasin.
— Je vais me prendre un sandwich, annonça-t-il à son fils avec lequel il n'avait échangé aucune parole depuis leur départ.
— Je n'ai pas mangé non plus, lui apprit Julien.
— Viens avec moi, alors.
L'adolescent retira la ceinture de sécurité, puis parut hésiter sur ce qu'il convenait de faire de la boite qu'il avait sur les genoux. Quentin se demanda ce qu'elle contenait mais n'avait pas envie de poser la question, n'étant pas certain de vouloir connaître la réponse. Finalement, Julien la glissa sous son siège avant d'ouvrir la portière. Manifestement, il y tenait beaucoup.
Ils choisirent des tartes salées auxquelles ils ajoutèrent des viennoiseries pour le dessert. Des tables permettaient de manger sur place. Ils s'installèrent à l'une d'elles. Après quelques bouchées, Quentin se sentit le courage d'engager le dialogue.
— Ça va ? demanda-t-il à son fils.
— Très bien.
Quentin se donna le temps de bien formuler sa question avant de s'enquérir prudemment :
— Tu as eu les réponses que tu attendais ?
— Je pense.
Quentin savait qu'il devait demander ce qu'elle lui avait révélé et le confronter à sa propre version de l'histoire. Mais il mit trop de temps à trouver les termes et son fils prit l'offensive :
— Pourquoi tu ne m'as rien dit ?
— Je n'ai jamais trouvé le bon moment… ou le courage de le faire, répondit honnêtement Quentin. Ce n'est pas un sujet facile.
Julien soupesa la réponse avant de lâcher :
— Désolé de t'avoir inquiété. Je ne pensais pas que tu vérifierais que j'étais bien chez Nathan.
— Je n'ai rien vérifié, je te faisais confiance, répliqua Quentin. Tu n'as pas eu de chance, c'est tout.
Il laissa passer quelques secondes avant de compléter d'un ton plus sec :
— Et j'aimerais pouvoir continuer à te faire confiance, Julien.
Son fils baissa la tête et eut le bon goût de paraître confus. Puis il demanda doucement :
— Je pourrai retourner la voir ?
Retour
Sa grand-mère guettait manifestement leur retour. Elle ouvrit la porte et se tint sur le seuil, pendant que Quentin garait la voiture. Ils descendirent. Julien reprit sa boite et son sac à dos et la rejoignit.
— Bonsoir Mamie, désolé pour l'attente, dit-il en l'embrassant.
— Vous avez encore faim ? demanda-t-elle.
Ils lui avaient envoyé un SMS pour la rassurer depuis le restaurant.
— Ça va pour moi.
— Alors va te coucher, l'enjoignit-elle. Tu as eu une longue journée.
— D'accord, à demain.
Il monta dans sa chambre. Dès que la porte fut refermée derrière lui, il composa un texto qu'il envoya à sa mère pour lui dire qu'il était bien rentré.
« Bonne nuit », répondit-elle dans la minute.
Ensuite, il écrivit un court message pour son ami Nathan, lui indiquant qu'il était chez lui et que tout allait bien. Il lui raconterait les détails dès qu'ils se verraient.
Enfin, il s'assit sur son lit et ouvrit la boite que Tam lui avait confiée. Elle était remplie de lettre et de cartes colorées. Il en déchiffra quelques-unes avant de toutes les sortir et de les classer dans l'ordre. Puis il les reprit une à une, les larmes aux yeux.
Il venait de recevoir d'un coup quatorze cartes d'anniversaire.
Voilà pour ce premier chapitre. J'espère que vous l'avez aimé.
Je posterai le suivant dans une semaine.
