CHAPITRE 1

Zack ne se sent jamais aussi libre que, comme en ce début de matinée lorsqu' il roule sur le bitume des trottoirs longeant les parcelles grillagées des industries et entrepôts portuaires. De son pied gauche, il donne de la puissance à son skate qui le mène chez lui, tout en légèreté. Le vent ballote sa chemise ouverte sur son maillot blanc.

Le soleil de Los Angeles réchauffe avec douceur son visage halé. La vitesse lui donne des ailes et une sensation de liberté. Son esprit est libre de toute pensée obscure. Rien ne compte d'autres que de se laisser glisser au gré des déformations du bitume urbain. Là, une passerelle surplombant le réseau routier, là une ruelle piétonnière où il n'a qu'à se laisser glisser tant la pente est vertigineuse. Quelques pas d'élan et la rue devient un terrain de jeu où Zack oublie tout.

Aux sirènes du port fait écho le frottement des roues du skate sur le goudron. Zack laisse ses yeux vagabonder sur le paysage environnant du port de San Pedro. Vision si familière. Il s'arrête juste là, son compact déjà dans la main. Au-dessus du grillage qu'il plie de sa main libre, il prend une photo et mémorise ainsi le graphisme des grues portuaires dressées sur fond de ciel polarisé. Voilà, c'est fait. Le sourire au coin des lèvres, il sait déjà quel graff il fera de cette image linéaire. Cet environnement si familier est son inspiration pour son "street art". Une de ses passions dans sa vie actuelle. Une passion qui le délivre de son quotidien morose.

Il reprend son chemin, casque autour du cou, jean et baskets aux pieds. Son parcours le mène vers ce pignon d'immeuble, cette façade, depuis longtemps déjà repérée par son œil artiste. Il sort de sa chemise un pochoir et une bombe et se plait à tagger cet immense support encore vierge - pas pour longtemps, c'est sûr. Il ne sait pas encore de quelle œuvre il va pouvoir orner cette toile de fond bétonnée. Ce qu'il sait, c'est que cet espace lui appartient. Il saura se montrer à la hauteur de ce que le mur peut révéler en lui de plus artistiquement accompli. Il n'est pas encore prêt, c'est tout. En attendant, il marque de son graffiti ce domaine comme lui étant réservé. Il est rapide, l'habitude est là. Malgré tout, il jette un coup d'œil rapide derrière lui pour s'assurer que personne ne viendra l'interpeller. Il repart.

Zack s'amuse sur son skate à réaliser quelques figures similaires à celles qu'il effectue sur sa planche de surf et retrouve les sensations de glisse si agréables. Avec tout son corps, il réalise des mouvements souples et dynamiques caractéristiques des skateurs : genoux fléchis, il utilise ses bras comme balanciers. Avec sa chemise blanche flottant au vent, cela lui donne des allures de goéland, dans une danse gracile et légère. En cet instant rien n'a de prise sur lui. Il se laisse juste guider par la pente et la vitesse donnée à son skate. La rue est son parcours d'entrainement pour le skate et l'art.

Passé une passerelle, il effectue une deuxième station. Ce mur est lui aussi le support pour un autre pochoir plus élaboré. D'un geste précis et rapide, il scotche les quatre coins du modèle puis une fois celui ci bien fixé au mur, il bombe le graphisme. Il représente très fidèlement la vue qu'il a depuis le logement familial, avec pour arrière-plan le pont "Vincent Thomas" qui enjambe le port de L.A.

Il arrive ensuite chez lui, dans son quartier qu'est la banlieue portuaire nommée San Pedro, aux petites maisons de pleins pieds toutes semblables les unes aux autres, aux murs tagués longeant quelques terrains vagues. Il passe la petite clôture blanche qui borde la maison. Il ouvre la porte d'entrée sans y mettre de clé puisqu'il sait qu'il y trouvera du monde. Sa famille. Après avoir passé la porte, il pose son skate, juste à côté, le long du mur tapissé du salon, pièce principale, la plus grande de cette maison.

- Cody ?

- Hey, Zack ! lui répond son neveu, qu'il trouve assis sur le canapé, jouant avec un gros bolide télécommandé rouge.

- Quoi de neuf ? Cody ?

- Papi dort, énonce Cody, tel un enfant devant une évidence. Son grand père est juste à ses côtés, affalé dans le fauteuil, les yeux fermés.

- Je vois ça.

Mais s'approchant de l'enfant, il constate que celui-ci fait rouler la boite de médicaments de son grand père sur son jouet.

-Tu ne joues pas avec ça, OK ? demande-t-il tout sourire effacé.

Zack regarde droit dans les yeux son neveu et appuie d'un regard sérieux son propos. Il lui retire la boite pharmaceutique des mains. Il n'aime pas quand cet enfant est sous la seule surveillance de son grand père alors que celui-ci, malade, n'a plus toutes ses capacités. Heureusement que Cody est un enfant sage. Un rien l'occupe et pour un môme de cet âge, il a peu d'exigence et se révèle plutôt obéissant. La preuve.

-D'accord...

-C'est pour ton grand-père, lui explique Zack en douceur, en levant les yeux vers son père avachi.

-d'aaacccoord! insiste Cody en levant vers lui ses grands yeux bleus, et montre par la même occasion tout le respect que lui inspire Zack.

Celui ci se tourne vers son père :

- Papa, réveille toi ! Il secoue l'homme endormi et insiste - Réveille toi !

Le septuagénaire ouvre un œil, montrant qu'il émerge doucement, Zack lui tend ses pilules.

-Prends ça !

Un grognement est la seule réponse qu' il obtient. Malgré tout, son père obtempère et récupère sa boite, puis replonge dan un état semi-comateux. Zack, toujours soucieux de sa famille, interroge son père :

-T'as fais tes étirements aujourd'hui, papa?

Mais sans attendre la réponse, il file dans la pièce d'à côté. Il se sent avoir la même responsabilité envers son neveu qu'envers son père. Mais ce n'est pas pour faire une vérification qu'il est là. Il est pressé. Il n'est rentré que pour récupérer son tablier blanc et prendre ses clefs de voiture. Il lui reste peu de temps avant de commencer son boulot de cuistot au "PACIFIC DINER". Encore une obligation, ce travail n'est qu'alimentaire mais cela lui donne de l'indépendance financière et permet de subvenir non seulement à ses besoins mais aussi à soulager sa famille. Il lui en reste même encore un peu à chaque fin de mois pour satisfaire ses "petits" plaisirs et pour économiser. Ses passions ne l'entrainent pas à la dépense : Le surf est un plaisir gratuit offert par l'océan et le vent. Le graff ? Seuls les matériaux lui grèvent son budget puisque ses toiles de fond sont gracieusement proposées par la communauté...

A l'instant où il quitte la pièce, Jeanne, sa sœur, arrive de dehors. Elle est plus petite que lui mais plus âgée d'une dizaine d'années, les yeux aussi bruns que sont bleus ceux de Zack et les cheveux longs châtains, la couleur de ceux-ci étant leur seul point commun que la génétique leur ait attribuée. Elle rentre à son tour au domicile, dépose un bisou affectueux sur la joue de son fils et lance à son père un paquet de cigarettes que celui-ci lui a demandé.

- Hey Zack ! l'interpelle-t-elle juste au moment où il passe le pas de la porte pour se retrouver dans la même pièce qu'elle. Elle décapsule une bouteille de bière en verre mais elle a besoin de son frère avant qu'il ne se sauve,.

- Quoi de neuf, princesse? salue Zack en traversant le salon, prêt à repartir.

- Changement de plan... Peux tu garder Cody ? le sollicite-t-elle, en montrant son fils.

Zack retire le casque de son cou, et marque un temps d'arrêt à la question de sa sœur. Son tablier blanc déjà dans les mains, il soupire. Il n'a pas envie. Ce n'était pas le plan qu' il s'était fixé au programme de la journée :

- Je bouge et je dois voir Gabe avant qu' il ne quitte la ville, se justifie-t-il.

- Mais...je dois ramener papa à la maison. Et Allen a appelé. Et je suis supposée le retrouver plus tard, explique t'elle .

Face à Jeanne, Zack baisse les épaules, les bras ballants, son tablier à la main. Il s'est déjà résigné. Mais comme il ne répond rien, elle insiste, fataliste :

- Je... pourrais le laisser avec papa.

Tous deux se retournent vers les deux intéressés : la scène est explicite. Cody, cinq ans, joue seul sur le sofa. Il a beau être à proximité de son grand père, il échappe totalement à la surveillance de celui-ci. Car ce dernier est endormi , le paquet de cigarettes sur ses cuisses et la boite de médicaments dans une main. Scène familiale...

Un pincement au cœur. Zack lève le menton, ferme les yeux et dans un mouvement de tête indiquant la direction de la porte, il appelle son neveu :

- Cody, viens, on va se promener!

Que peux t'il faire ou seulement dire? La vie ne lui a pas laissé le choix, mais rien de dramatique non plus , c'est comme ça, c'est tout.

A peine sa phrase terminée, Jeanne sourit, le remercie et abandonne les deux garçons dans la pièce. Elle savait que ce serait facile. Quand il s'agit de Cody, Zack se sacrifie. La famille par dessus tout. La demande était pure formalité.

- Je peux conduire ? demande le petit garçon.

- Bien sûr, démarre la voiture, répond son oncle en lui lançant les clés de l'auto, qu'il sort de sa poche de jean. Il sait que son neveu va déverrouiller la voiture et spontanément aller s'asseoir dans son rehausseur, à l'arrière.

Jeanne quant à elle interpelle son père pour le ramener chez lui.

Cody ouvre la porte d'entrée que Zack maintient ouverte. Mais avant de s'en aller, il jette un dernier regard sur sa sœur et son père. De dépit, il fouette sa cuisse avec son tablier puis claque la porte en sortant. La colère gronde sournoisement en lui : Juste un répit, voilà ce qu'il veut.

Au restaurant où il travaille, Zack, tablier noué autour de son torse, de la cuisine, peut surveiller Cody de l'autre côté du comptoir.

Le jeune garçon est assis dans la salle du restaurant, au milieu des clients, et dessine durant tout le temps de travail de son oncle. Pas d'assiette devant lui, juste quelques feuilles A4 qu'il ne lui reste plus qu'à colorier. Il est sage. Zack peut lui faire confiance, l'enfant n'est pas turbulent et ne fait aucun bruit, dans cette pièce rempli d'adultes.

Zack l'interpelle et lui fait un signe, en souriant. Sur ce temps qui passe si lentement, il veut montrer à son neveu qu' il reste connecté à lui. Qu'il ne l'a pas laissé tomber et qu'il ne l'oublie pas, malgré toute son énergie concentrée sur ses taches culinaires. L'enfant lui répond de même aussitôt en mimant son geste. Index et petit doigt relevés alors que les autres sont repliés sur la paume. Geste de reconnaissance pour fans de Métal. Cody ne connait pas la signification de ce geste. Mais n'allant pas encore à l'école, il n'a quasiment que son oncle pour le sociabiliser. Et c'est toujours Zack le premier qui réalise ce mouvement en signe d'interrogation envers son neveu. Sa manière silencieuse de demander à l'enfant s'il va bien. Rien n'a été décidé à l'avance mais c'est entendu. Cody en recopiant la même gestuelle donne sa réponse tout aussi tacitement. Le jeune garçon sourit à Zack. Il aime cette complicité entre eux et a un attachement profond envers cet adulte. Qui le lui rend bien.

Aussitôt le dos tourné à son neveu, ce sourire que dessinait son visage le quitte. Avec un pincement de lèvres, il reprend son labeur routinier, concentré.

Le travail de Zack est mécanique mais efficace. A un rythme effréné propre aux cuisines aux heures de pointe, la viande est jetée sur le grill, les piles d'assiettes diminuent et celles-ci sont garnies du plat du jour...

Œufs brouillés et bacon grillé, steak ou poulet pané. C'est au choix.

- Table 5 ! indique le jeune homme, dos au grill, pour poser deux assiettes complètes sur le comptoir à l'intention de son patron qui fait le service en salle.- Je te l'ai dit, rajoute-t-il lorsque son chef récupère les assiettes remplies - je ne peux pas faire la fermeture ce soir...

- Harold n'est pas arrivé, t'es coincé ici, garçon, lui répond le patron.

Il est hors de question qu'il abandonne son travail tant que son collègue n'est pas arrivé. Surtout à l'heure de pointe comme c'est le cas maintenant.

Zack jette un coup d'œil à la pendule et tape du poing. Le temps file trop vite et il va être en retard pour voir Gabe. Il semble désespéré et se pince les lèvres . Mais malgré tout, il poursuit son travail et complète même une des deux assiettes en rajoutant un brin de verdure pour embellir le plat, consciencieusement. Son chef s'impatiente :

- C'est un diner, Picasso! pas le Louvre! Allez!... Les gens attendent!...le presse-t-il.

Cody de temps en temps relève la tête de son crayonnage, pour observer son oncle s'agiter comme une fourmi aux fourneaux. Il est impressionné de voir son oncle toujours très calme, remuer autant sans une parole. L'enfant aime cette agitation qui le change de l'inertie régnant à la maison.

Zack continue son service. Il s'apprête à garnir deux nouvelles assiettes qu'il vient de prendre sur la pile de l'étagère située juste au dessus de lui, lorsque finalement Harold entre dans la cuisine.

-Enfin, man...je dois partir! lui adresse Zack, soulagé. Son collègue n'a pas encore retiré son blouson.

N'attendant pas de réponse, Zack défait rapidement son tablier. Il a déjà presque quitté la pièce et sollicite son neveu dans la salle de restaurant:

- Cody, on bouge!.

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