Crédits - Erik Kripke, Grimm
Base - Supernatural
Rating - M
Avertissements - Contenu sexuel. Mineures descriptions de violence. Référence à la mutilation permanente d'un personnage mineur. Mention implicite de violences faites à des enfants. Léger Castiel/Crowley.

Note - Pas exactement d'explication. Je sors d'un long hiatus en piquant un concept cliché et repompé mais je voulais du Sastiel en conte de fées nunuche. J'aurais donc du Sastiel en conte de fées nunuche dans cette fic (à peu de choses près parce que Castiel, même s'il est victime d'une malédiction, est capable de botter des culs). Si vous connaissez l'histoire, attendez-vous à une adaptation en roue libre avec des concepts repompés d'un peu partout - plutôt qu'une fic aboutie, ce projet est plutôt un patchwork où je fais un peu ce que je veux. Bonne lecture. :)

En espérant toujours,


Ez Ozel


Première partie - Le Magicien

Les premières étoiles faisaient déjà leur apparition dans le ciel bariolé lorsque Castiel s'engageât enfin sur le sentier de terre qui menait jusqu'à sa modeste demeure. L'été encore plein de vigueur avait vu pousser les plantes et les mauvaises herbes si bien qu'on peinait à distinguer le chemin à moitié dévoré par les chardons et les pissenlits mais le voyageur ne se formalisait guère de reconnaître la mince bande de terre qui guidait ses pas, guidé par la force de l'habitude. Il avait arpenté cette route tant de fois que la suivre les yeux bandés ne serait pas un problème – il n'y prêtait d'ailleurs pas grande attention, trop occupé à concentrer ses derniers efforts dans les ultimes pas qui le séparaient de sa couche. Il avait espéré en quittant les granges pouvoir faire un rapide saut dans le torrent qui passait à proximité afin d'ôter la sueur et la poussière qui lui avaient collé à la peau toute la journée mais il était évident qu'il avait surestimé ses forces.

Au moins, cette fois-ci, il n'aurait pas à se coucher le ventre vide. Raphaëlle lui avait promis avant qu'il ne parte aux champs qu'elle garderait une portion du repas du soir au coin du feu. Castiel doutait que la décision de sa sœur ait fait l'unanimité au sein de leur chaumière mais il ne pouvait pas se permettre de partir le lendemain en ayant gardé le jeûne – à moins qu'il ne tînt à s'effondrer durant le travail.

Non pas qu'il eût un quelconque désir de se plaindre : la moisson battait son plein, après tout, et la tâche était ingrate pour tous les récolteurs. De plus, sans être particulièrement chanceux, Castiel estimait qu'il ne s'en tirait pas si mal depuis qu'il avait proposé ses services au seigneur Crowley. Ce dernier avait beau traîner derrière sa bonhomie apparente une réputation déplaisante, il n'en demeurait pas moins un employeur qui traitait ses serfs correctement et leur payait un salaire à la mesure de leur travail. Il avait également de rares élans de charité pendant lesquelles il laissait les travailleurs piocher dans la marchandise invendue afin qu'ils puissent la rapporter chez eux et nourrir leurs familles.

Et des moments plus rares encore, quand il y avait peu de travail à la ferme ou aux champs, où le seigneur Crowley lui glissait un sourire en coin et une invitation à venir jusqu'au Manoir McLeod pour y accomplir un autre genre de tâche.

Castiel en était venu à apprécier ces moments clandestins – quoi qu'en dise Balthazar, le seigneur Crowley n'était pas un homme sans charme et leurs entrevues, bien qu'elles fussent brèves, ne manquaient jamais de le remplir d'une profonde satisfaction il n'avait aucun amour perdu entre eux, aucune promesse ou illusion échangée, juste un arrangement occasionnel qui leur convenait, à condition qu'ils fussent discrets. En effet, si les penchants prononcés du seigneur Crowley pour la gente masculine étaient un secret de polichinelle, ils étaient la principale source d'irritation de la femme de ce dernier, Dame Naomi, qui avait juré de devenir la perte de son mari le jour où elle le surprendrait avec un de ses amants.

Le choix était risqué pour l'un comme pour l'autre. Après tout, ce n'était pas comme si Castiel avait tout le loisir d'exprimer ouvertement les élans de son propre cœur. On ne faisait pas toujours grand cas des frasques de son frère Balthazar qui courait donzelles et damoiseaux comme bon lui semblait mais ce dernier n'avait jamais été l'abri des coups de poings perdus lancés par des gaillards outrés qu'un homme leur fît des avances aussi effrontément.

Compte tenu du caractère volatile de Balthazar, c'était surprenant que ce dernier ne fût pas plus souvent entraîné dans des rixes. Heureusement pour lui, il savait se défaire des pires guêpiers avec de simples pirouettes de langage et un don fort utile pour la course et quand il n'arrivait pas à esquiver le coup, il ne manquait jamais de rentrer à la maison en affichant ses yeux au beurre noir comme des trophées.

Malheureusement, la dernière bagarre en date avait mal tourné.

La grande gueule de Balthazar avait attiré l'attention de solides gaillards qui s'étaient mis à quatre contre lui – seule l'arrivée précipitée de Michael et Lucifer avait pu empêcher à leur jeune frère d'être mis en pièces sur le parvis de l'auberge. Cependant, l'un des assaillants avait riposté en attrapant une fourche et l'avait plantée dans la jambe de Michael, arrachant la moitié de la chair au passage.

Il avait fallu amputer. Que le guérisseur ait pu intervenir à temps pour sauver leur frère était encore un miracle que chacun des membres de la fratrie appréciait quotidiennement.

Michael, que Castiel avait toujours connu fort et vigoureux, ne quittait désormais son lit qu'en de très rares occasions et se déplaçait péniblement à l'aide d'une cane ou en s'appuyant sur les épaules de Raphaëlle il était encore trop souvent rongé par la douleur et la fièvre, en proie à des délires ou à des rêveries mélancoliques durant lesquelles il appelait leur père, décédé depuis des lustres, ou vociférait des menaces envers des figures inconnues. Le spectacle, même s'il était devenu trop familier, restait difficile à supporter

Pas plus, cependant, que la perte de leur revenu quotidien.

Ils avaient tenté de combler ce manque par tous les moyens la malchance devait hélas les poursuivre. Balthazar s'était vu refuser du travail, les gens effrayés d'apprendre le triste sort de Michael redoutant d'attirer sur eux les foudres de quelque esprit malin s'ils commerçaient avec lui. Gabriel et Lucifer avaient tenté tant bien que mal de se faire embaucher mais le caractère farceur du premier ainsi que le tempérament sanguin et sans gêne du second avaient achevé de leur tailler une réputation qui ne donnait guère confiance quand ils arrivaient à trouver du travail, cela ne durait jamais bien longtemps, malgré les promesses que Michael leur extorquait. Quant à leurs sœurs, seule Anna parvenait à récupérer un maigre salaire en vendant des fagots de bois qu'elle récoltait dans la forêt – ces maigres économies servaient exclusivement à payer les salves que le guérisseur leur recommandait d'appliquer sur la jambe de Michael. Hannah tentait tant bien que mal de proposer ses services de couturière mais cela n'avait jamais marché. Enfin, Raphaëlle se chargeait de veiller sur leur aîné et entretenait tant bien que mal la petite bicoque qui leur servait de maison.

Plus les journées passaient et plus Castiel prenait conscience que la survie de sa famille dépendait presque entièrement de lui et cette réalisation pesait sur ses épaules presque aussi lourdement que les sacs de farine qu'il avait l'habitude de transporter à la ferme McLeod.

Certes, il avait l'avantage de sa jeunesse et de sa vigueur mais cela n'empêchait pas son corps d'avoir des limites qu'il avait déjà allègrement franchies. Son revenu, même s'il était correct, était beaucoup trop mince pour subsister aux besoins de sept personnes arpentant la contrée à la recherche d'un salaire et souvent, quand les fagotins d'Anna et les menus braconnages de Gabriel ne leur rapportaient rien, ils étaient forcés de se rationner entre eux et de se coucher le ventre douloureusement vide.

Castiel soupira profondément, se passant une main sur le front pour en éponger un peu la sueur. Il se sentait vaguement coupable de priver une de ses sœurs d'un repas mais il ne pouvait pas se permettre de ne pas manger. La moisson allait continuer pendant au moins une bonne dizaine de jours et s'il voulait s'assurer que sa famille ait de quoi manger, même un peu, pour les semaines à venir alors il se devait de tenir le plus longtemps possible sous les ordres du seigneur Crowley. Depuis qu'il avait atteint l'âge de travailler aux champs, il savait que c'était probablement tout ce à quoi il pouvait aspirer – une misérable vie passée à se pencher sur la terre jusqu'à ce qu'il n'ait plus la force d'en lever le nez.

Cette perspective lui laissait un goût salé sur la langue, une amertume qu'il ne pouvait s'empêcher de trouver profondément injuste. Il préférait se donner la mort plutôt que d'abandonner ses frères et sœurs à leur triste sort mais son amour profond ne l'empêchait pas de ressentir de la rancœur envers tout ce qui avait précipité leur situation actuelle – que ce fût la bêtise de Balthazar, la loyauté de Michael ou même cette foutue fourche laissée à l'abandon par un paysan trop pressé de se noyer dans la boisson.

Il se força à sourire alors que la masure se découpa dans la pénombre tombante – nul doute que cela ferait forcé sur sa mine sombre mais nul ne lui en tiendrait rigueur. Après tout, il revenait avec de bonnes nouvelles : le seigneur Crowley avait accepté de lui payer ses gages avec deux jours d'avance et avec l'argent en plus, ils pourraient acheter au guérisseur de quoi faire baisser la fièvre qui avait pris leur aîné la veille. Peut-être même qu'ils auraient de quoi acheter du beurre d'ici la fin de la moisson !

Rien que cette perspective lui mettait un peu de baume au cœur.

Alors qu'il approchait de la chaumière, Castiel ne put s'empêcher de remarquer que l'intérieur était sombre et silencieux – ce qui ne l'inquiétait pas plus que cela, les bougies étant chères et la soirée encore assez claire pour qu'on puisse se guider à la lumière du feu. Considérant l'état de santé de leur aîné, le silence n'était non plus inhabituel, Raphaëlle insistant qu'on gardât le calme à tout prix pour que le malade puisse se reposer.

Ce qui était inquiétant, par contre, c'était la porte grande ouverte et les traces visibles de lutte sur la terre battue qui constituait leur perron. Le cœur soudain au bord des lèvres, Castiel se précipita à l'intérieur et balaya du regard l'unique pièce encombrée que lui et ses six frères et sœurs partageaient. Personne – la chaumière était vide. Pas de Michael alité, pas de Raphaëlle veillant au coin du feu, pas de Lucifer et Gabriel marmonnant sombrement dans leur coin, pas de sœurs jouant à se pincer devant leur ouvrage de couture – rien d'autre que des meubles renversés et des chaises vides. La maison était froide et silencieuse, semblable à un tombeau.

Seules quelques plumes blanches dispersée sur le sol ajoutaient une note troublante au tableau morbide.

— Tu ne les trouveras pas ici, répliqua une voix flûtée dans son dos.

Le jeune glaneur sursauta avant de sentir son sang se figer sur place. Le ton nasillard et flûté était désagréablement familier, même s'il avait très rarement eu l'occasion de l'avoir entendu – il devait encore être adolescent la dernière fois que cela s'était produit mais il s'agissait d'un accent qui était difficile à oublier.

Quand Castiel et ses sœurs étaient plus jeunes, Gabriel et Lucifer s'amusaient à leur conter des histoires effrayantes au sujet de Métatron, le sorcier qui vivait en ermite au fond des bois pour se moquer, ils prenaient toujours le plus grand soin d'imiter la voix fluette de ce dernier tout en prétendant vouloir dévorer des enfants. Leurs pitreries n'avaient eu de vrais effets que sur Hannah qui avait passé plusieurs nuits à trembler et à pleurer dès qu'elle percevait un mouvement dans le noir mais si Castiel avait rapidement bravé sa crainte initiale de Métatron, il n'était jamais parvenu à dissiper totalement la sensation de malaise confus qui l'envahissait à chaque fois que le nom du sorcier était prononcé.

Ce qui, a priori, semblait risible. Personne n'aurait pu dire, en jetant un simple coup d'œil au petit homme qui se tenait devant la chaumière de Sam, que ce bonhomme un peu joufflu d'apparence joviale, au visage rond et aux cheveux bouclés était maléfique ou même puissant. Sa physionomie n'avait rien de particulièrement remarquable et son attitude nonchalante ne lui conférait aucune aura il ressemblait en tout point à un vieil homme ordinaire, assez sympathique pour qu'on le confonde avec un gentil grand-père.

Castiel ne s'y trompa pas. Le cœur battant, il leva le regard et toisa le sorcier avec tout le courage qu'il parvint à rassembler. Ce dernier prit un air faussement offusqué et fit un pas, franchissant le palier sans aucune gêne :

— Allons, mon enfant, inutile de me lancer ce regard. Tu avais l'air si inquiet que j'ai préféré abréger ton tourment… Si tu cherches ta famille, ils ne sont pas ici.

— Où est ma famille ? demanda Castiel, sa bravoure incapable de masquer totalement son inquiétude. Qu'avez-vous fait d'eux ?

Le sorcier fronça les sourcils puis haussa brusquement les épaules.

— Où sont-ils, hein ? Je n'en ai aucune idée. Ils ne sont plus dans mes pattes en tous cas, c'est certain.

— Que. Leur. Avez. Vous. Fait ? répéta le jeune paysan, la peur cédant progressivement sa place à une rage sourde.

— Ah, tu tu tu, la question à poser serait plutôt : qu'est-ce qui m'a été fait ? Vois-tu, je ne suis pas le genre de sorcier qui vient chercher les ennuis, mon enfant, c'est le meilleur moyen de retrouver sa tête au bout d'une pique de nos jours. Mais cela ne veut pas dire que je tolère les insultes.

— Les… Ma famille ne vous a jamais insulté ! Nous ne sommes pas des gens importants ou influents, pourquoi vous donneriez-vous seulement la peine de nous attaquer ? Vous n'avez rien à y gagner.

— Hm, ce que tu dis là est juste mais ton frère semble penser le contraire. Vois-tu, mon enfant, j'ai ce joli jardin, c'est oooh – la prunelle de mes yeux, la chose la plus précieuse au monde pour moi, tu devrais voir, mon garçon, les fleurs qu'il me donne au printemps, c'est… divin. Il n'y a rien que je chérisse plus au monde.

Castiel sentit une main se refermer sur son cœur, devinant la suite de l'histoire. Balthazar ne s'était jamais réellement pardonné d'avoir provoqué la bagarre qui avait coûté la jambe à leur frère aîné – il suivait chacune des crises de fièvre de Michael avec une angoisse croissante. Il se souvenait de l'avoir entendu évoquer le jardin du sorcier et ses plantes médicinales, presque comme une blague, dans les dizaines d'idées saugrenues qu'il avait inventées pour sauver leur frère… Rien ne laissait présager qu'il avait sérieusement considéré cette option.

— Non, vous ne comprenez pas, tenta le jeune homme. Notre frère aîné, Michael, il…

— Oui, oui, je sais déjà tout, le coupa l'enchanteur, son regard s'adoucissant d'un cran. Un sauvetage qui tourne mal, infirme pour la vie, mourant, c'est une tragique histoire. Je ne suis pas sans pitié : s'il avait pris la peine de frapper à ma porte pour me demander une de mes herbes pour soigner votre frère, je lui aurais cédé de bon cœur. Il n'est pas dit que Métatron ne sache pas se montrer altruiste de temps à autre.

Castiel se mordit la lèvre, connaissant suffisamment son frère pour savoir que l'idée ne lui avait même pas effleuré l'esprit.

— Balthazar est… il est un peu impulsif mais il n'avait aucunement l'intention de vous nuire ou de vous insulter, je vous le promets. Il a juste agi par loyauté.

— Oh, c'est la loyauté qui la poussé à écraser mes superbes jonquilles alors, ironisa Métatron en levant son doigt d'un air courroucé. Tout va bien si c'est la loyauté, n'est-ce pas ? Il a jugé que son frère était suffisamment important que pour écraser mes fleurs mais je devrais lui pardonner, je suppose, s'il est si loyal ? La vie est précieuse pour moi, enfant, et celle de mes précieuses jonquilles ont autant de valeur que les jours de votre pauvre frère.

Castiel en pensait tout le contraire mais il se garda bien d'exprimer sa pensée, se souvenant à temps qu'il avait affaire à un puissant sorcier. Assez puissant pour anéantir sa famille d'un revers de la main – à peine l'idée lui effleure-t-elle l'esprit qu'il regarde au sol, soudain horrifié. Et si… il n'a tout de même pas ?

— Vous… vous l'avez tué ? hoqueta le glaneur. Et… et les autres aussi ?

A son grand soulagement, Métatron hocha la tête avant de lever les yeux au ciel.

— Bien sûr que non, voyons, je ne suis pas un monstre. Je lui ai même permis de rentrer à temps à la maison, pour qu'il puisse guérir votre frère malade. Il va bien au fait. Sa fièvre est tombée presque instantanément. Il a même pu se lever – étonnant, hein ? Mes plantes font vraiment des merveilles. J'en suis tellement fier.

Castiel se retint de hurler et de se jeter sur le vieux bonhomme. Il se fichait bien de savoir à quel point les plantes du sorcier était exceptionnelles, il voulait savoir où était sa famille, que diable !

— Mais Michael n'est plus là ! Et Balthazar non plus ! Vous lui avez permis de le sauver pour tous les punir ensuite ? Je ne comprends pas.

Métatron croisa les bras, l'ombre d'un sourire sur les lèvres.

— Je venais uniquement pour ce bon à rien de voleur au départ mais ton autre sœur, la petite rousse à la langue bien pendue, n'a pas vraiment été d'accord avec le principe de « se taire et laisser les choses arriver » alors j'ai décidé de donner une leçon collective.

Le récit n'étonnait guère Castiel – Anna pouvait se montrer plus sanguine encore que Balthazar et nul doute que la famille s'était rangée derrière leur sœur, chacun prêt à défendre leur frère s'il le fallait. Il mourait d'envie de connaître le sort que le sorcier leur avait réservé mais il préféra ne pas presser sa chance, conscient de la précarité de sa situation. Curieusement, son silence lui valut un sourire de la part du vieil homme.

— Tu vois, c'est pour ça que je t'aime bien, Castiel. Tu sais apprécier les histoires.

— Je vous en prie, supplia l'interpellé. Dites-moi ce qui est arrivé à ma famille.

— Sèche tes pleurs, ils vont bien, le railla Métatron. C'est peut-être toi le plus malchanceux des sept, somme toute faite, vu comment tu as manqué toute l'agitation. Je ne leur ai fait aucun mal mieux, je leur ai donné l'occasion… d'étendre un peu leurs horizons.

— Ce qui veut dire ? le coupa le jeune homme, agacé par les charades de l'enchanteur.

— Ce qui veut dire que si tu comptes un jour partir à la chasse aux oiseaux, je ferais attention de ne viser aucun cygne.

Castiel cligna des yeux, certain d'avoir mal entendu avant de baisser son regard vers le bas. Les petites plumes blanches et les objets renversés qui constellaient le sol prenaient subitement tout leur sens alors que la vision de larges oiseaux cherchant à tout prix à prendre leur envol dans un espace aussi étroit prenait forme dans l'esprit du glaneur.

— Vous avez changé mes frères et sœurs en cygnes ? demanda-t-il, hébété.

— Tous les six, du blond grincheux à la petite brune.

Castiel hocha la tête, incapable de s'indigner devant la fierté évidente qui lissait les traits du sorcier. Ses frères et sœurs étaient des oiseaux. Sa famille entière était composée d'oiseaux. Et lui qui avait pensé que sa soirée se terminerait avec un bol de bouillon et un sommeil lourd…

— Je peux payer, proposa Castiel en décrochant la bourse qu'il portait au flanc et en la tendant stupidement vers le vieil homme. Ce n'est pas beaucoup mais c'est à vous si vous acceptez de le retransformer en humains. Je vous en prie, je suis sûr que mon frère a retenu la leçon, il ne touchera plus jamais à vos plantes.

Métatron contempla la bourse un instant avant d'éclater d'un rire sonore.

— Ne sois pas ridicule, mon enfant ! Si je voulais de l'argent, je le ferais pousser moi-même et je ne vivrais pas dans une cabane recluse au fond des bois… Non, tout ce que je veux, c'est avoir un beau jardin et qu'on me laisse en paix. Je n'aspire à rien de plus que la tranquillité au milieu de ma belle forêt.

— Dans ce cas, je peux vous aider à réparer les torts de Balthazar. Je suis doué avec les plantes. Je peux les faire repousser en échange de leur transformation.

— Comme si j'allais te laisser approcher de mes précieux plans de lavande ! répliqua l'enchanteur en claquant sa langue contre son palais, comme si Castiel venait de dire quelque chose de particulièrement inepte. Je ne te veux pas plus dans mes plates-bandes que je ne voulais ton frère – je te veux juste hors de ma vue, toi et ta famille d'imbéciles. D'ailleurs, je me demande si je ne devrais te changer en oiseau pour compléter le portrait.

Le jeune homme cligna les yeux. Il était encore humain, pourtant. Qu'est-ce qui retenait Métatron d'achever sa vengeance ?

— Pourquoi vous ne le faites pas ? demanda-t-il, conscient d'être un brin provoquant.

— Parce que tu ne m'énerves pas autant que ton insupportable famille. Tu as même tenu ta langue quand tu as pensé que la vie de ton frère valait plus que celle de mes jonquilles chéries, je suis presque impressionné. Je pense que je t'aime bien, mon enfant, conclut le sorcier en lui pinçant la joue.

— Je ne tiens pas à rentrer dans votre petit jeu ! rétorqua Castiel en reculant. Est-ce que je pourrais revoir ma famille ou non ?

— Je ne les ai pas retenus ici, vois-tu, ils se sont envolés de leur propre chef. Et je me trouve encore généreux : je leur ai offert le ciel ! Penses-tu vraiment qu'ils auraient envie de revenir vivre dans cette fange que vous appelez « maison » ?

Castiel pinça les lèvres avec force, à deux doigts de se jeter au sol et de supplier pour la libération de sa famille, au diable sa dignité. Il ne tenait plus à dissimuler quoi que ce soit – il s'offrait au regard narquois du sorcier, aussi vulnérable qu'un enfant.

— Je vous en prie, ils… ils sont tout ce que j'ai. S'il y a un moyen que je puisse les revoir, un seul, je vous en supplie, dites-le-moi.

Métatron leva les yeux au ciel avant de baisser les mains avec découragement, visiblement agacé par la ténacité de son interlocuteur.

— D'accord, d'accord, puisque ma bonté est sans limites, je concède à passer un accord.

— Je ferais n'importe quoi, promit Castiel. Nommez votre prix, il sera le mien.

— Je ne partirais pas en besogne si vite, mon garçon. Vois-tu… Au plus profond de la forêt, il y a des buissons de ronces, piquetés d'épines pourpres.

Castiel hocha la tête. Il avait déjà vu ces buissons en passant à travers la forêt les jours où le torrent qui coulait non loin de leur hutte était à sec et qu'ils avaient eu besoin de rejoindre la rivière : ils poussaient paresseusement le long du chemin, forçant parfois les charrettes et les voyageurs à faire un petit détour pour les éviter.

— Bien, tu les connais, répondit Métatron avec un sourire. Ce sont des mauvaises herbes, vois-tu – de très mauvaises herbes, à vrai dire. J'évite en général de parler des plantes en mal mais c'est la triste vérité : il y a de la méchanceté dans leurs tiges et elles causent du tort à toute la végétation alentours. Cela me désole de voir ma belle forêt devenir la cible de graines si mal intentionnées. J'aimerais plus que tout les voir disparaître.

Le paysan ouvrit la bouche, incrédule. Sûrement, la tâche ne pouvait pas être aussi aisée que d'arracher des buissons de ronces ? Où était l'embrouille ?

— Je peux les arracher, si c'est ce que vous souhaitez, proposa-t-il prudemment.

— Crois-tu que je n'aie pas déjà essayé ? rétorqua l'enchanteur avec un geste négligent de la main. Enfin, j'ai envoyé d'autres pour les arracher. Mais ces ronces sont coriaces et elles continuent de repousser aux mêmes endroits, peu importe le nombre de serviteurs que j'envoie pour m'en débarrasser. Têtues petites mauvaises herbes. Je soupçonne un de mes rivaux de les avoir plantés là pour me donner des tracas.

— Que faut-il faire alors ? Les brûler ?

Métatron toussa lui lança un regard ébahi avant de répondre sèchement, visiblement offusqué par sa remarque.

— Et risquer que le feu se propage dans ma superbe forêt ? Risquer que mes belles plantes brûlent pour que je sois débarrassé de ces maudits buissons ?! Pauvre fou ! Tu es bien aussi idiot que ton frère, va ! Cela ne marcherait pas. Ils sont protégés par une puissante magie, supérieure à la mienne. Difficile à contrer.

Castiel soupira, ennuyé. Évidemment, cela n'allait pas être si facile.

— Qu'est-ce que je peux faire, alors ? demanda-t-il.

— Le seul moyen de les faire disparaître pour de bon est de faire de leur destruction un acte de pragmatisme – créer quelque chose d'utile à partir de leurs ronces, en gros. Ces saletés ne mourront que si elles ont une bonne raison de le faire, ce que je peux comprendre.

Le sorcier se fit pensif, ses doigts passant nonchalamment dans son bouc.

— Il me semble qu'il y a six buissons en tout. Si tu les arraches et que tu fabriques des tuniques à partir de leurs feuilles, cela suffira à les tuer définitivement… et ne t'inquiète pas pour la magie, je veillerai à ce que chaque chemise soit enchantée. Si tu parviens à confectionner ces vêtements d'ici trois ans – trois ans, cela devrait largement suffire – et à les faire enfiler à ta petite famille de volatiles, je te garantis qu'ils redeviendront humains.

Castiel pouvait fabriquer six chemises en quelques mois – il avait appris à réparer des vêtements avec Hannah, même si ses travaux en couture laissaient parfois à désirer. Toutefois, un détail le fit se récrier contre la proposition.

— Ces plantes sont vénéneuses, argua-t-il. J'ai déjà vu des passants tomber malades en ne faisant que les frôler et vous voudriez que je les arrache à la main ? C'est ridicule. Je ne pourrais pas les manipuler assez longtemps pour les transformer en tissu.

— Hmm, je t'ai dit que ces plantes étaient des petites saletés, répliqua Métatron, toujours nonchalant.

Toute la rage que Castiel contenait depuis le début de leur échange fit soudain irruption avant qu'il ne s'en rendît compte, il avait fait un pas vers le sorcier et le toisait de toute sa taille, les poings serrés par la fureur.

— J'en mourrais. Je ne survivrais pas la semaine si je manipule ces plantes et mes frères et sœurs resteront des cygnes pour l'éternité ! Ce n'est pas un marché que vous proposez, c'est un meurtre.

Les yeux de Métatron se teintèrent de colère et Castiel se rendit soudain compte qu'il venait de commettre l'erreur qu'il s'était promise de ne pas commettre : il en avait oublié à quel point le magicien était dangereux, tout cela parce que ce dernier s'était montré affable.

— Je crois que je préférais quand tu tenais ta langue, mon garçon. Te voilà aussi insolent que ta grande sœur, fit le sorcier en claquant sa langue contre son palais de manière désapprobatrice. Mais je peux remédier à cela… Si tu acceptes mon offre, si tu tiens à revoir tes frères et sœurs autrement qu'en levant la tête, tu devras le faire sans prononcer un seul mot, sans parler ni écrire. Non pas que je pense que tu saches écrire mais un peu de zèle ne fera pas de tort.

Castiel ouvrit la bouche, une réplique cinglante au bout des lèvres, avant de la refermer, envahi par le découragement. A quoi bon ? Le marché était foncièrement injuste. En admettant que le poison des ronces ne le tue pas, il abîmerait ses mains et le laisserait trop faible pour qu'il puisse espérer travailler et se nourrir correctement le temps de confectionner les chemises. Mais pouvait-il vraiment se résoudre à poursuivre sa vie en abandonnant ses frères et sœurs à leur triste sort ? Pour Castiel, le choix n'en était pas vraiment un.

— Très bien, répondit-il en serrant la mâchoire. J'accepte ton marché.

Métatron lui lança un petit sourire et vint presser son pouce contre la gorge du jeune homme. Aussitôt, Castiel vit un flash de lumière blanche traverser son champ de vision, si violent qu'il dut fermer les yeux pour les protéger. Lorsqu'il les rouvrit, la lumière avait disparu et le vieil homme face à lui était en train de rajuster son col le plus tranquillement du monde.

— Cela veut dire que le sort est en place, expliqua-t-il.

Il fit demi-tour et sortit de la chaumière avant de se retourner une dernière fois vers le jeune paysan, une lueur terrible dans le regard.

— Ah et autre chose, Castiel, prévint-il sur un ton glacial qui tranchait considérablement avec sa cordialité passée. Ne songe même pas à demander de l'aide à qui que ce soit. C'est à cause de ta famille que cette histoire fâcheuse est arrivée et tu es celui qui devra réparer leurs torts. Les épines te couperont les mains quand tu les travailleras et si ce n'est pas ton sang qui se mêle au tissu, tout ce que tu obtiendras sera un cygne affabulé d'une grossière chemise de ronces.

Castiel le regarda disparaître dans un nuage de fumée avec des yeux éteints. Même s'il avait pu parler, il ne connaissait personne qui aurait été susceptible de lui prêter secours. Ses journées se divisaient respectivement entre son travail aux champs et le voyage entre la ferme Mc Leod et sa chaumière, ce qui ne lui laissait pas exactement le temps de former des amitiés. Les seuls êtres qui avaient de l'affection pour lui étaient en train de voler au-delà des nuages, bien loin – peut-être avaient-ils fui la région, désireux d'échapper à la colère du sorcier.

Au moins, ils étaient ensemble. Et quand Castiel aurait fini de succomber au poison des ronces, peut-être finiraient-ils par tirer une quelconque joie de leur malédiction. Peut-être parviendraient-ils à profiter de leurs ailes.

Peut-être qu'ils parviendraient à vivre une vie meilleure sous la forme de cygnes que celle qu'ils avaient vécu en étant des humains.

Mais Castiel finirait par mourir seul. Il ne les reverrait jamais. Plus de gentilles piques, de sourires complices, de cheveux tirés ou d'étreintes profondes, plus de regards fiers ou de petits mots d'attention, plus rien de l'amour simple qui avait uni leur fratrie à travers la faim, la misère et l'infirmité de leur aîné. Le jeune homme se laissa choir sur la paillasse qui lui servait de lit avant de prendre sa tête dans ses mains et de pleurer amèrement, souhaitant avec une force rageuse que Métatron l'eût lui aussi changé en oiseau.

Face au misérable destin qui s'offrait à lui, tout lui semblait soudain préférable, même la perspective d'une existence sous la forme d'un cygne.