Chimère :
(1) Mythologie Grecque : Créature fantastique malfaisante constituée de différentes parties de plusieurs animaux (corps de lion, tête de chèvre sur le dos, queue de dragon, ou de serpent, ou se terminant par une tête de serpent) et crachant du feu ;
(2) Idée vaine qui n'est que le produit de l'imagination ; Projet séduisant, mais irréalisable ; Illusion ; Rêverie quelque peu folle ;
(3) Être ou objet bizarre composé de parties disparates ; Chose monstrueuse qui inspire l'épouvante ;
(4) Biologie : Organisme constitué de deux variétés de cellules ayant des origines génétiques différentes.
Il avait la sensation d'avoir soudain été accroché, par une épaisse corde serrée autour de sa gorge, au pare-chocs d'une grosse cylindrée qui venait de mettre les gaz à pleine puissance sur une route de gravier. L'effet : une asphyxie provoquée par les échappements puants et mortels, ainsi qu'une violente déchirure qui râpait tout son corps. Dans sa tête, il désirait que la voiture jamais ne s'arrête, et qu'il périsse écorché vif.
Il ne put admettre la douleur qui le percutait de toutes parts, et ferma un instant les yeux pour ne pas que son interlocuteur s'en aperçoive. Sur ce lit d'hôpital, il se demandait sincèrement pourquoi il avait fallu que diable il s'éveille de ce cauchemar.
Pourquoi s'éveillait-il seul. Pourquoi ce fort monsieur à la peau chocolat, puissant dans sa fonction professionnelle et ancien ami, venait de lui annoncer que cette solitude le draperait pour toujours. Il ne sentit pas tout de suite les larmes forcer entre ses paupières closes pour éclore subitement sur sa peau pâle et cicatricielle. Il ne percevait que la roche massive, brutalement enfoncé dans sa poitrine à la place du cœur qu'elle venait d'écrabouiller aussi simplement qu'un œuf se brisant sous la patte d'un éléphant.
Il était le seul à avoir survécu à la chute. S'il venait de s'éveiller d'un coma d'une durée encore indéterminée pour lui, il souhaitait pourtant de tout son cœur y replonger. Eteindre la douleur ; étreindre l'inconscience ; peindre avec la mort. Peindre avec Hannibal.
Sans retenue et sans protection, il se laissa de nouveau aller dans le vide, s'entrainant cette fois-ci seul contre l'air glacial qui percuta ses blessures. Lorsqu'il frappa la surface de l'eau, elle était tiède et il savait que le soleil se levait quelque part. Des reflets rosâtres et purpurines dansaient dans le clapotis de l'eau, et il nagea entre ses souvenirs. Ses bras s'éveillèrent pour le mouver dans les profondeurs. Pourtant privé d'air, il passa ce qui sembla être une éternité à se déplacer sous l'eau, observant les réminiscences qui se déroulaient devant lui. Des scènes floues mais merveilleuses pour lui, qui étalaient ses souvenirs, comme l'on voit sa vie défiler avant sa mort.
Hannibal jouait une place centrale dans chacune d'entre elles. Ainsi, bien vite, il put enfin sentir une présence s'approcher en silence sous l'eau qui s'éclaircissait à mesure que le soleil s'élevait sur l'horizon. Deux mains puissantes vinrent enserrer sa taille par l'arrière. Une chaleur bouillante ranima ses organes ; un souffle de dragon s'infiltra en lui et ranima son cœur qui s'était durcit jusqu'à cesser de battre. Il sentit qu'on l'entrainait vers la surface. L'air qu'il put enfin inspirer s'immisça dans ses poumons qui se déployèrent aussi douloureusement que lors du premier souffle d'un nouveau-né.
Quelque part bien loin de son cerveau qui enveloppait toutes ces scènes fantasmagoriques, une tripotée de médecins s'était agitée autour du corps inconscient. Un corps qui, physiquement et de façon presque impossible, s'était lui-même privé d'air jusqu'à l'asphyxie. Peu de médecins savaient même qu'il était possible de plonger dans un état si désireux de convier la mort, que l'on pouvait soi-même arrêter de respirer et entrainer le cœur vers l'arrêt total. Les retentissements sonores et aigues avaient lancé une cacophonie dans la pièce, et tant de blouses blanches virevoltaient désormais autour de cet homme en état de choc avéré. Ils avaient néanmoins réussi à ranimer les organes vitaux rapidement. Mais les yeux ne s'ouvrirent pas sur les deux iris bleutées comme un océan des caraïbes.
Jack Crawford s'était précipitamment jeté hors de la pièce, et à présent il épongeait son front goutant de sueur. Lorsque l'hôpital l'avait appelé pour lui annoncer que Will Graham était sorti du coma, il n'avait pas hésité à venir le retrouver. Il avait ressenti du soulagement à l'idée que son ami s'éveille. Lorsqu'il l'avait retrouvé, Will n'avait pas attendu bien longtemps avant de lui demander où était Hannibal.
A présent, Jack souhaitait ne pas avoir été celui qui avait dû lui annoncer la nouvelle ; pire, il souhaitait maintenant que Will ne se soit jamais éveillé pour qu'il n'endure pas la douleur qu'il venait d'encaisser.
Quelque part au sein du cerveau abimé de Will, entre la dure-mère et le cervelet, il continuait de nager insouciamment aux côtés de Hannibal, voguant au gré des courants et de sa vie passée près de lui.
Jack Crawford dû rentrer chez lui, et il se passa des semaines avant que Will n'émerge de son état de choc pour ouvrir les yeux et faire face à un monde désormais terne et dépourvu de sens. Crawford se garda d'aller le titiller avec ses questions concernant les dernières scènes de la vie de Lecter. Il allait lui laisser du répit, rien que pour au moins de faire pardonner de l'avoir entrainé entre les griffes du diable, et il espérait réellement que Will réussisse à vivre de nouveau convenablement. Si en tous cas il avait déjà vécu convenablement avant.
Le nouvel hôpital dans lequel Will se retrouva, lui fit l'effet de l'enfer. Il était désormais sûr qu'il s'agissait là d'une punition divine pour avoir osé commettre le doux châtiment du meurtre, et pour avoir côtoyé -et danser avec- le prince des ténèbres.
Les réveils étaient à heure fixe et rythmés par les petits gobelets de plastique blanc contenant les pilules pâles. Ses déambulations dans les couloirs ressemblaient à celles de tous ses autres camarades internés ; il se faisait l'effet d'être dans une série pleine de zombies, comme il en avait parfois aperçu dans sa vie d'avant. Sauf qu'il n'était pas un quelconque héros se battant fervemment pour vivre ; il était déjà mort, mais marchant tout de même au milieu des vivants, en quête d'un peu de sang pour contaminer et agrandir sa propre population décharnée.
Trois fois par semaine, il se rendait sagement dans le bureau de l'un des psychiatres. Et lors de chaque séance, il ne parvenait pas réellement à communiquer. Parfois, quelques mots vaseux et murmurés franchissaient ses lèvres pour répondre de façon évasive à certaines questions. Et rarement, quelque chose s'allumait en lui et il avait la force de raconter une bribe de ce qu'il se passait en son crâne : il s'agissait toujours de Hannibal et les termes étaient élogieux au possible.
Le reste du temps, il demeurait généralement assis sur une chaise de la salle commune trop blanche, ou allongé sur son lit aux rideaux tirés, ou parfois déambulant dans les longs couloirs ; peu importe où il se trouvait, la solitude le préservait du monde et lui permettait de plonger dans ses propres rêves. Il retournait auprès de Hannibal, dans le monde dans lequel ils avaient tous les deux survécus, et ensemble ils foulaient la surface de la Terre en demi-dieux, quadrillant la sphère de chefs d'œuvres sanglants et ne se lâchant jamais les mains. Tous deux goutaient des mets raffinés préparés par les doigts de son prince des ténèbres, dansaient sous la pâleur de la lune sur des notes exquises et élégantes, enveloppaient le monde de leurs quatre bras forts et abominables. Dans cette chimère, il souriait ; en témoignait la légère douleur à ses joues lorsqu'il revenait dans le monde réel avec une bouche n'esquissant que le néant.
Lorsqu'il s'endormait enfin, tard la nuit bien souvent car refusant à lâcher son rêve éveillé, d'autres rêves le submergeaient. Ils étaient hors-contrôle et lorsqu'il s'éveillait, comme une bonne vieille habitude il criait et suait beaucoup.
Il se passa ainsi de longs mois. Parfois, des personnes qu'il connaissait de son ancienne vie lui rendaient visite. Will n'avait cependant rien à leur dire et n'en avait rien à faire ; ceux-ci n'existaient plus dans son nouveau monde onirique, dans lequel ils n'étaient que des ennemis qui tentaient de l'amadouer pour piéger son compagnon. Alors il ne leur disait rien, ou pas grand-chose en simulant, car cette réalité n'existait plus à ses yeux. A peine étaient-ils partis qu'il se jetait éperdument à l'intérieur de lui-même pour retrouver l'être le plus cher pour lui.
Il avait souvent conscience que tout cela n'était pas réel -car immatériel- et de l'endroit où il se trouvait en vérité. Mais l'appel du rêve était fort et intangible, alors il se mettait à lui faire confiance de plus en plus, croyant désormais à des mondes parallèles et ayant la certitude qu'il basculerait un jour dans le monde dans lequel il souhaitait être. Cela le maintenait en vie et lui donnait de l'espoir. Quand, parfois seulement, il réalisait qu'il n'en était rien, alors il passait des journées entières, alité et perfusé.
De temps en temps, quelques autres pensionnaires lui adressaient la parole. Will n'était pas quelqu'un de sauvage et n'avait rien à craindre des internés autour de lui. C'était ainsi les seuls moments où il avait ce qui ressemblait le plus à une conversation -tout du moins pour lui. De l'extérieur, le mot 'conversation' paraissait exagéré car n'était visible qu'un homme triste aux cheveux noirs et sales couvrant un visage pâle et creusé, murmurant rarement quelques mots entre ses lèvres qui ne bougeaient qu'imperceptiblement, à l'intention de quelqu'un assit face à lui d'humeur assez joyeuse et motivée pour continuer à essayer de tisser le moindre lien. Souvent, Will ne savait même pas de qui il s'agissait car il gardait les yeux rivés sur les striures des tables en contreplaqué usé.
Son empathie -il s'agissait plutôt de contagion émotionnelle dans le cas de Graham, car la différenciation soi/autrui pouvait être absente- l'avait toujours définie, et aujourd'hui elle était grandement amoindrie par son état, mais demeurait à peine suffisamment pour que ce soit elle qui réussisse à le faire avoir ces bribes de discussion avec d'autres internés. Ainsi, rarement, son esprit réussissait à se focaliser sur l'esprit face à lui, et à sincèrement écouter.
C'est ainsi qu'une des patientes de l'établissement devint sa fréquentation la plus 'régulière'. Elle était à peu près trentenaire, avec des cheveux noirs et courts dans une coupe garçonne, et très mince. Elle savait être délicate et douce, mais réellement forte en même temps. Il semblait qu'elle était ici pour névrose polymorphe. Elle choisissait à qui elle souhaitait parler, lorsqu'elle était dans ses bons jours -dans les mauvais jours elle n'était simplement pas très présente, tout comme Will. Ainsi, peut-être se croisaient-ils trois fois par semaine, et elle tentait une conversation à chaque fois.
Elle appréciait Will pour la délicatesse qui se dégageait de lui, et parce qu'elle peinait à voir ces deux orbites vides de lumière. Puis aussi parce qu'avant qu'elle intègre cet établissement, une femme de type asiatique lui avait donné une sacrée somme d'argent en lui parlant de ce patient fragile et de sa mission auprès de lui. A présent, elle ne faisait plus seulement ça vis-à-vis de l'argent, car elle était vraiment intriguée et se souciait de lui. S'occuper des autres était son propre moyen de gérer l'angoisse et de ne pas penser à elle-même.
Chiyoh, la cousine de Hannibal, certes se souciait aussi quelque peu de Will, mais elle n'était pas venue d'elle-même résoudre cette mission.
NDA : J'espère que ça vous a plu. Je ne sais pas encore s'il y aura une suite, mais ça faisait un moment que cette idée me trainait dans la tête, et soudain elle a eu besoin de sortir. Voilà donc.
Merci si vous êtes arrivés jusqu'ici
A bientôt j'espère
Cammi'bal
