Des reflets jaunes, ponctués çà et là de rouge et de vert, tremblotent sur l'eau en longues langues de couleur, telles des flammes mariées aux lents mouvements du fleuve. Ce dernier passe, sombre et soyeux comme si la nuit liquéfiée s'était glissée langoureusement le long de la ville pour en caresser les rives – éternel amour du nocturne et du citadin. Tandis que tout autour tourbillonne la capitale, charriant son lot de fêtards, de travailleurs fatigués, de touristes à qui les ténèbres enrubannées de néons donnent des âmes de poètes, Sherlock Holmes fixe sans un soupir l'eau docile passer sous lui, indifférent comme elle à l'agitation et au bruit qui, même à cette heure, alourdissent l'atmosphère. Les coudes enfoncés sur la bordure du pont d'où il semble jouer les promeneurs mélancoliques, les mains jointes et pressées sur son menton, il a l'air d'observer avec une bizarre intensité les péniches qui, non loin de là, tanguent contre le quai ; puis son regard se perd dans le fleuve.
Il est toujours dans cette posture lorsqu'un homme, après être passé derrière lui, se retourne sans cesser de marcher et lui jette un regard, de haut en bas, avec un petit sourire collé au coin des lèvres. Sherlock l'ignore superbement, toujours droit et digne, les yeux rivés sur le spectacle des vives ondulations fluviales mais, quand l'indiscret est parti, il rabat contre sa joue imberbe le col de son manteau devenu trop grand. Le geste, un peu trop sec, s'il doit paraître inoffensif à tout passant désintéressé, pourrait néanmoins clairement témoigner, à qui connaît le détective, de la nervosité qui l'habite. La crispation qu'il fait rouler un instant sur ses épaules ne peut que le confirmer.
La nuit murmure toujours sa rumeur sourde, bourdonnement de fourmilière. Lui s'en gorge, sans en avoir l'air, prend la vie citadine comme elle vient : drap sous lequel lover sa pensée. Une pensée qui, pourtant, ne sait guère quelle position prendre, comment se tourner, comment exister, enfin ! quand ce qui l'abrite a été à ce point bouleversé. Sherlock tâche en vain de réfléchir, mais sous son front revient sans cesse, motif obsédant d'une silhouette de puzzle auquel toutes les pièces manqueraient, le problème qui depuis le matin l'étrangle.
« Une fois éliminé l'impossible, ce qui demeure, aussi improbable que cela soit, doit être vrai » : sa très chère phrase lui caresse les lèvres, mais comme une amante infidèle – car l'impossible, cette fois, ne se laisse pas éliminer.
Sa poche vibre. Tiré de ses conjectures sans ordre et sans fin, il baisse un regard désintéressé vers l'écran de son téléphone.
Où es-tu ? Si tu ne me dis pas ce qu'il se passe, je vais finir par appeler ton frère.
Des menaces, toujours des menaces... ! Au moins l'agacement de John aura su lui tirer un sourire. Sans y songer il effleure sa joue du bout des doigts, se demandant soudain à quoi doit ressembler ce sourire. La question néanmoins ne garde pas son intérêt bien longtemps, et son portable retourne rapidement se nicher au creux de sa poche, sans qu'il ait fait de réponse. Mais ce soir est un soir où toute immaturité se justifie mille fois...
À ce propos : il se retourne d'un mouvement fluide au moment où un passant, qui traversait le pont d'un pas rapide, arrive à son niveau.
« Excusez-moi, pourriez-vous me donner une cigarette, s'il-vous-plaît ? » demande-t-il dans un français parfait.
L'homme hausse tout de même des sourcils rieurs à son accent, et s'arrête de bonne grâce, sans paraître troublé qu'on l'ait deviné fumeur. Mais sans doute y en a-t-il trop, en ville, pour s'étonner encore d'en croiser. Ou peut-être l'inconnu est-il simplement trop occupé à se vouloir charmant pour y penser : son sourire se fait insistant lorsqu'il tend une cigarette dont se saisissent les longs doigts, et c'est avec une galanterie mièvre qu'il l'allume aux lèvres qui la lui demandaient. Celles-ci tirent une bouffée et la fumée s'envole comme un voile entre les deux visages. L'homme ne bouge pas, le même sourire vissé aux fossettes, le regard absorbé par le creux que forment les joues, sous les pommettes, quand elles tirent fort sur le tabac.
Sherlock, sans se soucier de politesse, trop fidèle à lui-même, lance un « merci » un peu sec et se retourne vers la Seine, pour signifier son désintérêt. L'autre heureusement comprend et ne s'attarde pas – esquisse tout juste un sot « good night » mal prononcé avant de reprendre sa route.
Une grande bouffée à nouveau tandis que les coudes retrouvent leur confortable place sur la rambarde du pont et le détective solitaire recouvre de volutes aigres la vision nocturne du jardin d'où émerge, découpée finement dans la nuit, la silhouette massive de Notre-Dame de Paris.
Tout a commencé, un matin comme un autre, par la sonnerie du téléphone, stridente entre deux crissements de rasoir.
Sherlock, tout barbouillé de mousse, la mâchoire tordue vers la droite pour mieux préparer le terrain au passage de la double lame, ne se trouvait guère en état d'aller répondre. Comme il savait de toutes façons pertinemment que John, disparu depuis peu aux toilettes, en sortirait précisément dans six secondes et que l'appel attendrait douze secondes, il ne s'inquiéta pas, et continua sa besogne d'un air appliqué. La porte ne tarda effectivement pas à claquer et le docteur pesta dans sa barbe tout en se hâtant vers le combiné, comme toujours enfoui sous une masse de papiers non identifiés. Sherlock ne tenta pas de le rassurer en lui donnant les détails de ses calculs, ayant fini par comprendre, à force, que son colocataire appréciait moins son génie quand il s'appliquait à analyser des données triviales et personnelles telles que son fonctionnement urologique.
« Sherlock, c'est Lestrade ! »
Évidemment que c'était Lestrade. Il retint cependant l'arrogant « je sais » qui lui titillait la langue et se concentra plutôt à vérifier toute absence de moustache, dans une mimique simiesque que son miroir fut seul, comme chaque matin, à contempler. Dire que John prétendait sans cesse qu'il ne faisait pas d'effort pour se rendre agréable... !
« Un homicide : la victime est une femme d'une quarantaine d'année, poignardée dans le dos dans une ruelle. Tu entends, Sherlock ? On ne lui a rien volé. »
Le miroir put profiter également du spectacle d'un Sherlock Holmes souriant à toutes dents comme un gamin excité, et s'ébrouant dans un sursaut de plaisir sous le jet d'eau froide dont il s'éclaboussa le visage avec empressement.
La victime mordait le sol presque au sens propre : la bouche entrouverte, comme un 'o' de surprise écrasé sur l'asphalte, d'où fuyait un filet de bave tinté de rouge – elle avait dû se fendre la lèvre en chutant. Chacun, autour du corps, faisait mine d'ignorer le grotesque de sa posture, la mauvaise blague des yeux en train de loucher derrière leur opacité morbide, l'angle saugrenu du poignet coincé sous la hanche. Sherlock seul les considéra, sans pudeur mais sans moquerie, simplement comme les éléments factuels qu'ils étaient, au même titre que l'ourlet étrange que formait le col ou que la légère odeur de vin qui se devinait sous celle du cadavre.
« Alors ? »
Lestrade se triturait les mains en fixant son 'consultant' s'activer, nerveux comme il l'était chaque fois qu'il avait recours à l'aide de Sherlock Holmes dans un lieu public et ouvert. Surtout depuis que ce dernier avait gagné quelque renommée dans la presse : on ne savait jamais quels bizarres fans ces genres de célébrités pouvaient attirer !
« Rien n'a été volé et on ne l'a pas sexuellement agressée, rappela-t-il, plus pour lui-même qu'autre chose. C'est une touriste française.
Française, oui mais pas une touriste. »
Quoique personne n'ait rien demandé, trop habitués qu'ils étaient tous à ses déductions pour encore chercher à les comprendre, Sherlock ajouta, avec une emphase exagérée :
« Le vin, enfin ! »
Pour illustrer ses propos, il huma longuement le corps, dans un geste que la situation rendit obscène. Lestrade jura silencieusement en se retournant nerveusement pour vérifier qu'aucun passant armé de caméra n'avait eu l'idée de filmer ce flagrant manque de respect envers la victime. Personne ne s'était arrêté, heureusement, pressée qu'était la ville en cette heure matinale. La voix de John le ramena à la scène.
« Enfin, Sherlock, tu ne peux pas avoir conclu qu'elle était française juste parce qu'elle sent le vin ! C'est un cliché complètement dépassé depuis qu'on en boit partout ailleurs... et ça doit bien faire des siècles. »
Évidemment, le détective n'attendait que ça pour se lancer dans ses raisonnements sans fin.
« Ce n'est de toutes évidences pas une buveuse de vin : à son âge une consommation régulière aurait laissé des traces. De plus elle n'est pas habituée à l'alcool car elle ne marchait pas très droit – regardez la position de ses jambes – et ce n'est pas seulement qu'elle en avait bu beaucoup, l'odeur n'est pas assez forte. C'est pourtant un bon vin, un Nyetimber probablement, on a dû le choisir pour elle : pas quelqu'un de proche, qui aurait su qu'elle n'en boit pas pas un rendez-vous romantique, elle n'est pas habillée pour plutôt un rendez-vous d'affaire, ce qui explique qu'elle en ait bu – par politesse. Or pourquoi lui offrir spécifiquement un bon vin à elle ? Elle n'est pas habillée excessivement richement, elle devait être au même niveau que ceux qui l'ont invitée s'ils avaient de quoi payer ce vin non, ça doit être une sorte de coutume, quelque chose qui ferait qu'on se sente obligé de lui offrir ce bon vin, un vin anglais en plus. Conclusion : c'est une Française à qui on a voulu faire découvrir le patrimoine vinicole local, en supposant, par cliché, que puisqu'elle était française elle aimait et connaissait bien le vin. Et je sais qu'on boit du bon vin ailleurs, John mais le cliché ! il fallait que le cliché soit tenace, justement, et seule la France possède encore cette réputation. »
John ouvrit la bouche et la referma, redressa sa posture d'un balancement d'épaules et ferma son visage, l'air vexé comme chaque fois qu'il se faisait ainsi rabrouer par son colocataire. Par pur dépit, il répliqua que tout ça ne servait pas à grand chose étant donné qu'on l'aurait appris d'un seul coup de fil à ses proches. Personne ne releva sa mauvaise foi.
Pour se donner plus de contenance, et surtout parce qu'il sentait qu'il était temps pour lui de se rendre utile, le docteur s'adonna à son propre examen du corps. La blessure, dans le dos, attira son attention et, comme il fronçait les sourcils en la détaillant, Lestrade l'interrogea.
« Non, ce n'est rien, c'est... C'est bizarre, la blessure n'est vraiment pas profonde. On s'est contenté de trancher nettement la moelle épinière : pas besoin d'enfoncer la lame, l'effusion de sang est limitée. Rapide et efficace. Je pense qu'il peut s'agir d'un assassinat professionnel, Greg. »
L'assurance qu'il affichait en énonçant cette déduction perdit cependant quelque peu en crédibilité lorsque, par pur réflexe, il releva vers Sherlock un regard témoignant trop fortement d'une attente de confirmation.
« Brillant, John, très bien observé !
Merci. »
Malgré le calme de son ton, un petit air satisfait commençait à naître sur le visage jusque là sérieux de John. Il n'eut néanmoins pas le temps d'éclore.
« Très bien observé, et très mal compris.
Évidemment... Qu'est-ce qui m'a échappé ?
La blessure n'est pas profonde, le coup n'a pas été violent... simplement parce qu'on n'a pas cherché à la tuer.
On n'a pas... ? répéta Lestrade, incrédule. "On" y est bien arrivé pourtant ! »
Sherlock eut un de ces sourires, comme de l'amusement d'un adulte face aux mignonnes bêtises que déblatère un enfant, qui agaçaient tant ceux qui le côtoyaient. Lestrade tâcha de ne pas s'en vexer, l'habitude aidant, et sachant surtout que les explications finiraient par suivre. Elles ne tardèrent pas, en effet :
« Le coup a été efficace, pourtant ce n'était pas un geste net et maîtrisé : on voit que la lame a dévié, regardez, regardez vraiment. C'est probablement l'épaule qui était visée, mais la victime a commencé à se tourner au moment où le coup allait être porté. Un accident, donc. »
Il ne laissa pas le temps aux deux autres de protester sur l'euphémisme de l'expression, et enchaîna :
« D'après l'état des poches on voit qu'elles n'ont pas été fouillées – à part par vos hommes, Lestrade, mais qui eux s'y sont pris précautionneusement (enfin tout est relatif), alors qu'un criminel venant de tuer ou de blesser aurait été plus empressé et aurait davantage dérangé la tenue. En revanche on a pris son pouls, le col de son manteau a été plié au niveau de la carotide, mais seulement sur l'arrière du cou, ce n'est donc pas elle qui l'avait dérangé. L'agresseur n'avait pas l'intention de tuer : quand il s'est rendu compte qu'il l'avait fait pourtant, il s'est enfui sans prendre la peine de lui faire les poches. Il connaissait la victime, sans quoi il n'aurait pas cherché à la blesser seulement, et il n'aurait pas eu de scrupule à la fouiller, ne serait-ce que pour savoir qui elle était non, c'est quelqu'un qui la connaissait et qu'elle gênait, qui voulait lui faire peur ou l'handicaper pour une raison ou une autre. Conclusion : découvrez qui parmi ses collègues français était à Londres en même temps qu'elle, et vous aurez son assassin. »
Un claquement de manteau et Sherlock Holmes disparaissait déjà dans le petit matin londonien.
Avant de le suivre, exaspéré comme tout le monde par ce (mauvais) goût du spectaculaire propre au détective, John se tourna vers Lestrade avec son éternel air de s'excuser pour lui :
« Tiens-nous au courant de la résolution, hein ? »
L'affaire aurait pu s'arrêter là – elle était alors déjà terminée dans l'esprit de Sherlock – mais Lestrade rappela en effet pour les informer que les collègues, au nombre de trois, étaient repartis à Paris le matin même.
De là était venu le coup de tête.
Avait-il vraiment tenu à résoudre l'enquête jusqu'au bout ? Ou s'ennuyait-il seulement, comme trop souvent, et avait-il vu là quelque occasion de rompre la monotonie ? Sherlock, du moins, avait décidé qu'il était impératif de sauter dans le premier Eurostar disponible, direction la capitale française. John n'avait guère eu le temps de protester, et il lui avait bien fallu le suivre, comme toujours.
C'était la première fois que John Watson allait à Paris. Il avait déjà voyagé, principalement dans le cadre de l'armée, et quelques fois pendant les vacances, avec sa sœur, à l'époque où elle pouvait encore passer deux soirs de suite sans finir ivre et misérable dans son canapé aussi imbibé qu'elle. Mais ces dernières années ne lui avaient pas permis de se consacrer au tourisme et, il devait bien l'admettre, quelques mois plus tôt il ne se serait pas cru capable de quitter à nouveau l'Angleterre. Pourtant il avait suffis à Sherlock de s'exclamer « allons ! » – et il était allé.
En sortant de la gare, sa maigre valise sous le bras, c'est tout naturellement qu'il avait voulu s'intéresser à la ville. Le quartier n'était pas l'un des plus beaux, encore moins l'un des plus prisés touristiquement, mais il avait tout de suite constaté des nuances dans l'architecture des immeubles, dans la construction des rues. Lorsque Sherlock l'avait poussé à l'intérieur d'un taxi – qui ressemblait bizarrement à n'importe quelle voiture, si on omettait le petit panneau sur le capot –, il avait observé défiler le paysage urbain avec cette excitation sourde des découvertes qu'il croyait pourtant avoir perdue.
Leur hôtel se situait vers le sud, près du Jardin du Luxembourg. Leur taxi pour s'y rendre traversa la Seine et s'engouffra dans une succession de petites rues, opérant sans doute par là toute une somme de détours inutiles mais qui ravirent le docteur. Sherlock ne fit aucune remarque, lui qui pourtant devait avoir déterminé le trajet le plus efficace d'un seul coup d'œil sur le plan. De la considération pour l'éblouissement de son ami, sans doute mais peut-être également une manière de se racheter, à l'avance, pour avoir décidé de l'abandonner avec leurs deux valises au pied de l'hôtel. John lui pardonna malgré son froncement de sourcils lorsqu'il se fit presque éjecter du véhicule : il savait bien à quel point le détective pouvait être pressé de résoudre une affaire lorsqu'elle lui exposait la moindre petite résistance. Et puis il avait bien envie de se promener, de visiter, de faire tout à fait le touriste, enfin – ce qui, à n'en pas douter, devait répugner au grand Sherlock Holmes.
Il paya donc les deux chambres, monta les valises, installa rapidement les affaires et, après avoir acheté un guide dans le hall de l'hôtel, se livra tout entier à son exploration.
Le soir, ils se retrouvèrent dans un petit café du quartier, mal assis en terrasse – mais John semblait ne pas vouloir perdre une miette de sa première nuit parisienne.
« J'ai aussi visité la Comédie Française et les bâtiments du Louvre. Je n'ai pas eu le temps de faire le musée malheureusement, il y avait la queue et il se faisait tard. Enfin, ce sera pour une autre fois, cette journée a été suffisamment remplie : j'ai les pieds en compote ! Je n'avais pas autant marché depuis... »
Son soudain silence ne fit pas réagir Sherlock, qui fixait la rue d'un air pensif. John savait pourtant pertinemment qu'il l'avait écouté, et enregistré tout ce qu'il venait de dire. Il se racla donc la gorge et demanda d'un ton détaché, histoire de lancer la conversation sur ce qui intéressait vraiment le détective :
« Et toi ? Comment s'est passée ta journée ? »
Il eut la réponse qu'il demandait, à défaut de l'avoir vraiment voulue : une description détaillée de l'affaire de la Française poignardée, avec tout ce qu'il avait découvert de rivalités professionnelles dans son entreprise – une agence immobilière lancée récemment dans l'échange de pied-à-terre entre capitales européennes. De trois suspects il était descendu à deux, l'un s'étant avéré gaucher. Quant au reste de la journée, il l'avait passé chez des cavistes, à perfectionner son identification des vins. L'enquête l'avait inspiré.
« Tu n'as rien visité, alors ? Je sais que tu connais déjà la ville, mais ça ne t'intéresse pas de...
Pour quoi faire ? Les monuments n'ont pas changé et si je voulais les voir une recherche Google suffirait. Quant aux gens ils sont pareils partout, Londres, ici, Bangkok, il n'y a que la langue et les simagrées qui changent ! »
John ne répondit pas se contenta de triturer son plat du bout de la fourchette. Pas boudeur mais mélancolique.
Sherlock se tut pour observer son compagnon. Puis il ne dit plus rien, ne tâcha pas de rattraper sa brusquerie mais il commanda le vin qui lui sembla convenir le mieux au caractère du docteur d'après les observations qu'il avait faites, et s'en prit même un verre, pour accompagner.
John fut de meilleure humeur pendant le reste de la soirée.
Ce fut le lendemain, alors qu'il se réveillait l'esprit clair, déjà presque entièrement défait des rêves de la nuit dont il ne voyait pas l'intérêt de se rappeler, concentré plutôt sur sa volonté de retourner finir l'enquête à l'agence, que Sherlock se rendit compte que quelque chose n'allait pas.
Son pyjama, déjà, ne le ceignait pas comme il aurait dû : trop large à certains endroits. Et puis autre chose, une sensation diffuse. Comme une absence, mais une présence également... L'impression que son corps ne lui répondait plus comme avant, que quelque chose avait changé. Mais quoi ?
Il se leva, et fut frappé immédiatement par la réalisation très exacte de ce qui manquait. Comme c'était tout à fait impossible, néanmoins, il se convainquit que ça n'était là qu'une impression, un vertige au réveil. Il aurait aimé conclure qu'il rêvait encore, tout simplement mais son esprit fonctionnait trop bien pour le laisser se rabattre sur un aussi facile échappatoire.
Il tituba – pas d'autre mot – vers la salle de bain, où il se passa de l'eau froide sur le visage les gouttes se mêlèrent à la sueur serrée qu'il commençait à sentir perler sur son front. Le miroir lui renvoya l'image de ses yeux, toujours les mêmes, mais écarquillés par une sorte d'angoisse diffuse qu'il ne parvenait pas, malgré tous ses efforts, à contenir. Il cligna une fois, deux fois des paupières. Puis ce fut son visage entier qui lui apparut.
Ses lèvres lui parurent fines, plus ondulées qu'elles ne l'étaient d'ordinaire. Son nez n'avait pas changé, ni le saillant de ses pommettes mais toute la mâchoire semblait avoir été limée, de la base des oreilles jusqu'au menton, lui-même affiné, et le cou, plus mince, et le front, plus petit. Ses tempes s'étaient assouplies. Ses sourcils, moins fournis, soulignaient désormais son regard d'une insistance plus douce, plus... féminine.
Il n'eut pas besoin de détailler son corps pour confirmer que tous les changements qu'il ressentait étaient aussi réels que la transformation de ses traits.
Comme la tête commençait à lui tourner, entraînant avec elle une nausée qui le traversait en frémissements incontrôlés, il se traîna de nouveau vers son lit, où il s'assit en tremblant légèrement. Là, il expérimenta un trouble comme il n'en avait jamais ressenti, pas même à Baskerville et le doute qui le frappa, cette fois, engloutit tout le reste sous son magma épais et blanc.
Il demeura ainsi prostré, dans ce corps qui n'était pas le sien et qui pourtant en avait toutes les sensations, dans cette prison sans issue aux parois de laquelle son esprit se heurtait dans de grands mouvements désespérés, pour finir par tomber, abattu, avant de se relever dans une bouffée d'angoisse et de recommencer à se débattre en vain.
Quand un semblant de logique parvint à s'extirper de sous ce front devenu trop fin, et que ses yeux – à présent plus allongés – recommencèrent à distinguer les contours de la pièce, Sherlock ne put penser qu'à une chose : il lui fallait partir, vite, avant d'être vu ainsi.
Dès qu'il fut en mesure de se tenir debout sans sentir ses jambes – si galbées sous le soyeux tissu du pyjama – se dérober sous lui, il s'habilla en vitesse, ne coulant sur ses formes nouvelles qu'un regard absent, prétendant noyer dans ce flou tout intérêt et tout trouble que sa conscience se refusait encore à admettre. Il n'enregistra les informations que dans un coin reculé de son esprit, suffisamment loin pour pouvoir considérer le ferme bouton de ses seins, le creux souple de ses hanches, le vide vers lequel plongeait l'aine, sans en tirer ni affolement ni autre sensation ne rentrant pas dans le moule carré de ses habitudes.
Quoique très peu à l'aise dans une tenue et des chaussures devenues trop grandes – sauf la chemise, qui bizarrement avait sa taille –, il n'attendit pas davantage avant de quitter sa chambre, et de s'enfoncer dans Paris le plus loin possible de l'hôtel, de John.
Il tire une nouvelle bouffée, la souffle cette fois sur la Seine. Les volutes en se dissipant semblent imiter la danse de l'eau, et il tâche d'oublier, encore, ce qu'il est devenu de l'autre côté de la bordure du pont. Mais sa malédiction a tout bien orchestré : son esprit, même incapable de comprendre, ne cesse jamais de revenir au problème, de le tourner et retourner à l'en rendre fou. Son génie : sa croix.
Il va falloir qu'il finisse par avertir John, songe-t-il dans une énième tentative de rationaliser sa situation. Mais comment le lui dire ? Car ce qui le torture, plus encore que d'admettre son état et de se faire voir dans ce corps de femme, est de devoir avouer qu'il n'y comprend, pour une fois, absolument rien.
Ses doigts tremblent un peu en amenant la cigarette à ses lèvres, et il les serre en respirant profondément la fumée pour tenter de retrouver un calme qui lui échappe. Se séparer du corps, se séparer des sentiments. Ne devenir qu'être de logique, sans entraves...
Sa poche vibre à nouveau.
Est-ce que tu as au moins terminé l'enquête ?
Il hésite un moment, puis finit par taper avec brusquerie :
Y travaille. Te tiendrai au courant.
C'est un mensonge. Il a en réalité résolu l'affaire le jour même. Que pouvait-il faire d'autre ?
Après avoir erré pendant près d'une heure dans les rues et jardins, livré à son désarroi et au nouveau regard des passants, il a décidé d'utiliser cette tournure inattendue des événements à son avantage. Parce que non encore connu de l'agence sous sa nouvelle apparence, il y est retourné et, profitant du préjugé universel qui fait que les gens se méfient toujours moins des femmes, a pu se glisser dans un bureau et fouiller l'ordinateur d'un agent à l'attention trop facilement détournée par certains éléments féminins. Sherlock Holmes, même du fond du désespoir, ne laisse après tout jamais d'utiliser efficacement tout ce qui lui est laissé – serait-ce même son propre corps.
Rien d'inattendu : la victime voulait s'approprier tout le crédit de l'opération d'alliance avec l'agence londonienne pour que tous les contrats passent nécessairement par elle l'un de ses collègues, s'en étant aperçu, avait décidé de l'envoyer à l'hôpital le temps de récupérer son dossier mais l'attaque avait mal tourné.
Sherlock pourtant ne compte pas prévenir Lestrade, encore moins John : car alors il lui faudra rentrer à Londres. Et cela, bien évidemment, il s'y refuse absolument tant qu'il ne sera pas retourné à son état normal.
Mais comment, justement, inverser un phénomène dont il ne comprend rien, pas même la possibilité de son existence ? Il se frotte le front, du pouce de la main qui tient toujours la cigarette : le point entre les deux yeux, là, qui semble toujours abriter un creux sans fin où vont se loger toutes les angoisses. Il respire à plein poumons l'odeur de tabac et de gaz d'échappement, piquante de froid. Soupire à s'en fendre la poitrine.
Il est là, dans la même position crispée qu'il n'a pas quittée depuis qu'il a commencé à fumer, en train de réfléchir ou plutôt de le tenter vainement, quand tout à coup une main glisse contre la sienne pour lui prendre la cigarette, tandis qu'une autre, langoureuse, effleure sa hanche avant de s'effacer. Il se retourne légèrement, sans sursaut – encore maître de ces émotions-là. Tout proche de son propre visage, si proche que leur souffle lui vient caresser les paupières, des lèvres rouge sang tirent une bouffée avec un air malicieux logé dans le pli du sourire.
