Il était une fois un roi si grand, si aimé de ses peuples, si respecté de tous ses voisins qu'on pouvait dire qu'il était le plus heureux de tous les monarques...

Il s'appelait Lugonis et régnait sur la Grèce. Son bonheur était encore confirmé par le choix qu'il avait fait d'une princesse aussi belle que vertueuse répondant au nom de Pasiphaé. Ces époux vivaient dans une union parfaite. Ils n'avaient pas eu d'enfant, mais le Roi avait adopté un orphelin répondant au nom d'Albafica, dont le charme et la grâce attirait tous les regards. La magnificence, le goût et l'abondance régnait dans son palais. Les bâtiments étaient magnifiques et les écuries vastes et remplies des plus beaux chevaux du monde… A l'entrée du palais, au lieu le plus apparent un Griffon aux plumes d'or se tenait là . Cette injustice peut vous surprendre mais lorsque vous saurez ses vertus sans pareilles, vous ne trouverez pas que l'honneur est trop grand…

Lugonis sourit en caressant le bec de l'animal tandis que les serviteurs s'activaient pour ramasser les plumes précieuses tombées au sol.

Mais les vicissitudes de la vie s'étendent aussi bien sur les rois que sur les sujets et les plus grands biens sont toujours mêlés de quelques maux…

Le Roi, toujours souriant, plongea la main dans la corbeille de plumes d'or et les caressa, appréciant leur souplesse et leur douceur. Il sursauta lorsque le temps se couvrit soudain, le soleil disparaissant derrière des nuages noirs. L'orage éclata et la pluie se mit à tomber à flot sur tout le royaume.

Le ciel permit que la Reine fut tout à coup attaquée par une rare maladie. Et ni la faculté, ni les charlatans à la mode ne furent d'aucun secours.

Pâle, Pasiphaé gisait sur son lit, la main posée sur celle de Lugonis. La vie la quittait. Elle tourna la tête vers le roi et parvint à articuler :

- Avant de mourir, j'exige une chose de vous… C'est que… s'il vous prenait l'envie de vous remarier…

- Non ! protesta le Roi, horrifié à cette idée, en agrippant la main de sa femme. Non, jamais je n'y songerai de ma vie ! Parlez-moi plutôt de vous suivre…

- Je vous crois si j'en prends à témoin notre amour. Jurez moi de ne vous remariez que lorsque vous aurez trouvé une personne plus belle et mieux faite que moi.

- C'est impossible… murmura Lugonis en baissant la tête.

Personne ne remplacerait jamais son épouse.

- Jurez… supplia celle-ci en prenant une voix plaintive. Alors, je mourrai contente…

Lugonis ferma les yeux un bref instant. Comment refuser la moindre requête à une mourante ?

- Je le jure…


Le glas sonna au petit matin annonçant la mort de la reine dans tout le royaume. Un petit cortège, composé seulement des porteurs du cercueil, du Roi et du Prince, traversa les jardins enneigés dans un silence de plomb où le chagrin gardait la première place. Lugonis n'arrivait pas à croire qu'il ne reverrait pas sa chère femme. Agenouillé devant la coupole de verre enfermant son corps, les yeux dans le vide, il repensait aux moments passés ensemble. Il tressailli à peine en entendant la neige crisser dans son dos. Enveloppé dans une cape noire, la capuche remontée pour se protéger du froid, Albafica fixa le dos de son père.

- Venez, mon père… Vous allez prendre froid à rester dehors par ce temps.

Lugonis ne lui adressa pas un regard. Tout à son chagrin, il voulait rester seul et ne le partager avec personne. Pas même avec la seule autre personne qui connaissait la défunte reine aussi bien que lui.

- Laisse-moi. Je ne veux plus te voir. Jamais.

Albafica fut quelque peu blessé par ce rejet brutal. Il comprenait le chagrin de Lugonis, lui aussi était triste d'avoir perdu sa mère d'adoption. Ils auraient pu faire le deuil ensemble en se soutenant mutuellement… Mais non, son père préférait visiblement effectuer cette épreuve seul et le laisser se débrouiller. Tête basse, le jeune homme se détourna et regagna le palais.


Les semaines passèrent. Le roi Lugonis, maussade, accoudé à sa fenêtre, songeait aux pressions de ses ministres. Ces derniers ne cessaient de lui répéter qu'il ne devait pas rester seul, aussi bien pour sa santé que pour l'état du royaume. A force de harcèlement, il leur avait donné l'autorisation de parcourir le Royaume et les terres voisines, à la recherche d'une personne susceptible de remplacer la défunte reine.

Il soupira lorsque son valet lui annonça la venue du 1er ministre. Ce dernier entra, en compagnie de deux messagers :

- Majesté, nous vous apportons de bien jolis portraits.

Il soupira encore. Les précédents portraits lui avaient plutôt donné envie de partir en courant. Résigné, il se tourna vers le 1er ministre qui tenait un cadre dans ses mains.

- Il s'agit ici d'un Prince, son père possède un….

-Faites voir et taisez-vous.

Lugonis prit le portrait des mains du ministre et grimaça :

- Il est affreux !

Un à un, il passa les différentes peintures représentant des princes ou princesse à marier en trouvant à chaque fois des défauts et des critiques :

- Soixante ans au moins, merci bien ! Non mais, vous avez vu son nez à celle-là ?! Tristesse ! Ennui ! Orgueil ! Hypocrisie ! et tous moches, ou bossus ou chauves ! Les enfants des comtes ont-ils disparu ?

Le 1er ministre hésita en regardant un petit portrait.

- Il reste bien celui-ci…

- Montrez ! ordonna le Roi.

Stupéfait, il regarda le garçon peint. Ses traits fins et délicats étaient encadrés par une chevelure bleu et soyeuse. Des yeux d'azur le fixaient avec une certaine mélancolies. Il ressemblait à un ange tombé du ciel.

- Vous le cachiez ! s'exclama Lugonis. Il est magnifique ! Qui est-ce ?

Le ministre l'attira à la fenêtre et lui désigna le jardin :

- Votre… votre fils adoptif, majesté.

Lugonis baissa les yeux en entendant des notes de musique s'élever dans le jardin. Ses doigts agiles et gracieux pinçant les cordes du lyre, Albafica jouait, un sourire rayonnant aux lèvres. Il chantonnait pour lui-même. La lumière du soleil printanier se reflétait dans ses cheveux et leur donnait un éclat presque divin.

- Qu'il est beau… murmura le Roi.

- Plus beau que la Reine, Majesté. Il la surpasse de beaucoup.


Les yeux mi-clos, Albafica laissait ses doigts courir librement sur les cordes de sa lyre, en savourant la caresse du vent sur son visage. Il sursauta lorsque le 1er ministre le rejoignit :

- Votre père m'envoie vous chercher.

Surpris d'exister soudain à nouveau aux yeux de son père, mais ravi, le Prince ne se fit pas prier pour reposer sa lyre et suivre l'homme à l'intérieur du palais. Son père l'attendait, assis sur son trône. Albafica s'inclina respectueusement devant le Roi qui sourit tendrement en lui faisant signe de se redresser.

- Albafica. La solitude était ma seule compagne depuis la mort de la Reine, mais j'ai décidé d'en finir.

Sincèrement heureux d'entendre une telle nouvelle, le jeune Prince laissa son visage se fendre d'un grand sourire :

- J'en suis heureux, mon père ! Vous sembliez si triste ces derniers mois !

L'air contrit, le Roi l'observa un moment avant de reprendre la parole :

- As-tu souffert du fait que je ne voulais pas te voir ?

Incapable de mentir, Albafica baissa les yeux au sol et répondit à mi-voix :

- Un peu… Je ne cache pas que vous me manquiez. Mais je comprends pourquoi vous aviez besoin de rester seul.

Lugonis sourit en posant ses mains sur ses épaules. Son enfant avait toujours été une personne douce et compréhensive.

- Tu ne seras plus seul désormais. J'ai décidé de t'épouser.

Albafica écarquilla les yeux de stupéfaction. Il s'attendait à tout, sauf à cette déclaration on ne peut plus déconcertante. Il dévisagea le Roi, dans l'espoir de voir ce dernier se mettre à rire et se réjouir de lui avoir fait une telle plaisanterie, mais malheureusement son visage était on ne peut plus sérieux.

- Mais… vous… vous êtes mon père.

Il recula instinctivement pour mettre de la distance entre lui et Lugonis. Ce dernier plissa le front :

- Tu ne m'aimes pas ?

- Si ! Mais seulement comme un enfant se doit d'aimer son ainé, certainement pas davantage !

Le jeune prince affichait à présent une expression tétanisée :

- Le chagrin vous aurait-il… ?

Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Lugonis balaya sa remarque d'un geste de la main :

- Ma décision est prise. Je t'épouserai Albafica ! Nous reparlerons de tout ceci demain, pour l'heure j'ai à faire.

Sous le choc, le Prince regarda son père quitter la salle à grands pas en réfléchissant à toute vitesse à comment se sortir de cette situation. Il quitta à son tour la pièce en courant et se rua dans les écuries. Il avait besoin d'aide et de conseils. Sans prendre le temps de seller son cheval, il grimpa sur son dos et lança l'animal au galop, en direction de la forêt. Après un quart d'heure de galop, il descendit de sa monture. De plus en plus de roses et de muguets blancs se trouvaient sur le chemin, il approchait de sa destination. Albafica attacha son cheval à un arbre et suivi le chemin. Il arriva bientôt dans une clairière. Un homme si semblable à Lugonis qu'il était impossible de ne pas conclure à un lien familiale entre eux l'attendait, adossé contre un arbre, un brin de muguet entre les doigts.

-Albafica.

- Luco de la Dryade…

Il observa rapidement l'homme aux cheveux châtains. Aussi loin qu'il s'en souvienne, ils se connaissaient. Peu de kilomètres les séparaient, ils avaient grandis plus ou moins ensemble et une solide amitié les unissait. S'il était un Prince, il était une « Dryade ». Une Divinité de la Forêt. De nature chaleureuse et aimable, il lui rendait souvent visite. Il l'avait soutenu après la disparition de la Reine et se comportait souvent comme un parrain, au point qu'Albafica l'appelait parfois ainsi.

Luco de la Dryde comprit immédiatement que quelque chose clochait en voyant l'air bouleversé du jeune homme.

- Que se passe-t-il ?

D'un geste de la main, il fit apparaitre un fauteuil blanc en lui faisant signe de s'assoir. Il se laissa tomber dedans.

- C'est Lugonis…

Luco fronça légèrement le nez. Il était le frère du Roi, mais il était en conflit depuis maintes années.

- Qu'est-ce qu'il a encore fait celui-là ?

Un mince sourire étira les lèvres du jeune Prince, mais il s'effaça bien vite :

- Il veut m'épouser.

Son parrain cligna des yeux, hébétée. Devant l'air désespéré de son invité, il se reprit et commença à faire les cent pas, en tournant le muguet blanc entre ses doigts.

- Il faut le contrarier suffisamment pour qu'il oublie cette idée… sans le contredire.

- Comment ? s'enquit Albafica. On doit en reparler demain et je ne veux pas l'épouser ! Je l'aime beaucoup, mais pas comme ça.

- Je le sais… calme toi, répondit son parrain en levant une main apaisante.

Une lueur brilla dans ses yeux et il regarda Albafica avec malice :

- On va le mettre devant une situation impossible. Tu vas dire que tu acceptes de l'épouser, à condition qu'il t'offre un vêtement couleur du temps !

Albafica écarquilla les yeux. Il ne voyait pas comment son père, aussi riche soit-il et puissant, allait pouvoir réaliser son souhait.