Chapitre 1
Si deux points sont faits pour se rencontrer, l'univers trouvera toujours un moyen de les réunir. Même si tout espoir a disparu. Certains liens ne peuvent être rompus et ils définissent qui vous êtes et qui vous pouvez devenir
Irène, enveloppée dans ses draps de satin, se remémorait le sable chaud contre sa peau, s'immisçant dans le creux de son dos. Cela aurait dû être la nuit de sa mort, mais un certain détective avait décidé de défier la Grande Faucheuse elle-même. Comme l'avait si bien dit John, il survivrait à Dieu pour avoir le dernier mot. Alors elle serait son dernier mot. Cette nuit à Karachi serait le poison qui se distillait lentement dans les veines du détective et de la Dominatrice, la petite mort si délicieuse, si exquise de volupté. Ils avaient voulu la faire taire à jamais, elle avait crié de luxure dans le désert. Comme si l'univers tout entier s'était réuni ce soir-là sous ce ciel constellé pour accueillir en son sein les deux corps enlacés qui ne faisaient plus qu'un. Puis sa manie du jeu l'avait poussée à faire en sorte que le détective la traque, que le loup trouve la bergerie pour mieux y entrer. Qu'ils se soient retrouvés intégralement nus et seuls dans le désert faisait partie de ce plan !
Le parfum de roses fraîches embaumait la pièce aux moulures dorées et au papier peint rosé, un vrai petit boudoir. Quand son pied fin toucha terre, il frôla une bouteille de champagne vide. Irène se précipita vers la fenêtre qui -une foi n'est pas coutume à Paris- offrait une vue plongeante sur la Tour Eiffel. La belle brune se sentait nauséeuse et ressentait un besoin urgent de respirer une grande bouffé d'air frais. Sûrement l'alcool. Après tout elle se languissait de son grand brun au regard d'acier, elle avait dû compenser. On disait que les Français étaient séducteurs, mais rien ne vaut un gentleman anglais, en particulier un détective. Oui Sherlock était bien lent, un mois qu'elle ne l'avait pas vu, ou peut-être moins, en tout cas Paris ne lui réussissait pas. Chaque matin dès son lever elle avait un goût âpre, celui de l'ennui et cela n'irait pas en s'arrangeant. Le majordome frappa à la porte et apporta les traditionnels croissants et café, ainsi que les journaux qu'Irène avait demandé internationaux. Sa nausée passait avec difficulté et l'odeur du café ne faisait qu'accentuer son mal être. Elle ouvrit le journal. Elle entendit le fracas de la tasse en porcelaine se briser contre le parquet en chêne. Elle se précipita à la salle de bain pour vomir. Les journaux titraient « Suicide of the fake genius ». Elle ressentit au plus profond d'elle-même, dans la noirceur de ses entrailles, que la seule et unique personne qu'elle avait été capable d'aimer, qui était enfin son égal, venait de disparaître dans les abîmes. Orphée lui-même n'aurait pas ressenti ce qu'elle ressentit à cet instant.
Irène passa sa robe noire, ses bas de soie et sa cape à martingale.
Elle inscrivit sur le miroir orné de sculptures dorées, de son rouge à lèvre carmin : « Les sentiments sont un défaut présent chez les perdants », oui elle avait bel et bien tout perdu.
Elle disparut, tel un coup de vent. Elle avait toujours imaginé sa vie comme une grande pièce de théâtre, dans laquelle la Mort en serait l'apothéose. Elle avait toujours imaginé un grand final dramatique, elle avait toujours imaginé son corps d'une éternelle jeunesse et beauté flotter vers les abîmes avec la grâce d'Ophélia. Mais le suicide n'avait jamais été dans son registre. Elle fixait la Seine en perpétuel vacillement. Elle aurait tellement aimé sentir une dernière fois les délicate pointes iodés de la Tamise, une dernière fois entendre le Big Ben sonner l'heure. Cette ville n'était pas la sienne, c'était une cage dorée, un conte de fée dont personne ne sortait. Elle ferma ses paupières, plongeant une dernière fois dans sa mémoire imprimée de la belle lady Londres. Soudain, ce fut la révélation. Sherlock n'avait pas pu se suicider. Il devait y avoir un tour de magie derrière cette scène un peu trop vraie.
Irène ne ferait pas partie des noyés de la Seine, du moins pas aujourd'hui et pas volontairement. Non, il était temps de revenir, même si cela était très risqué, elle devrait réussir à échapper au MI6 pendant vingt-quatre heures. Elle voulait en avoir la certitude. Elle connaissait les goûts d'un certain pilote d'élite, cela devrait faire l'affaire. Les contrôles frontaliers avec son affreux faux passeport très peu pour elle, après tout elle avait été la première à se faire passer pour morte et malheureusement elle avait payé les frais la première fois de son inexpérience en la matière. Cette fois elle serait prudente, elle n'avait pas le choix, après tout, sa vie était le plus beau cadeau que Sherlock Holmes lui avait laissé.
Elle dit au revoir à la capitale française pour mieux fouler l'anglaise. Le cimetière paraissait être un bon début, puis s'il le fallait elle irait faire parler cette petite idiote de médecin légiste.
Le cimetière était paisible, entouré d'arbres, les corps avaient été rendus à la terre. Elle eut un rictus en repensant à sa grand-mère au chignon gris, son chapelet entre ses doigts tremblants de piété « poussière tu as été, poussière tu redeviendras ». Irène était loin d'avoir suivi ses cours de catéchèse à la lettre. Elle n'avait pas remis les pieds dans un cimetière depuis la mort de son père, et s'était promis de ne plus jamais y retourner. Cependant elle n'eut pas de mal à trouver la tombe fraîchement creusée, recouverte de marbre noir, dur et froid.
« C'est l'image que tu voulais donner de toi : noir, dur et froid, pourtant je me suis trompée, les déguisements ne sont pas toujours un autoportrait. ». Elle n'avait toujours pas la certitude que c'était le corps du détective qui gisait six pieds sous terre. Mais elle fut interrompue par un crissement de pneus, un taxi venait de s'arrêter à proximité. Elle reconnut la silhouette rabougrie du docteur Watson et la pétillante madame Hudson avait perdu de sa joie de vivre. Si Sherlock était mort, il venait de briser les vies de tout son entourage, car quelqu'un comme Sherlock marque au fer rouge ceux qui le croisent, la cicatrice est plus ou moins longue et plus ou moins cuisante, mais il restera toujours une marque. S'il était encore vivant, Irène savait pertinemment tout ce que cela impliquait, être mort, personne ne doit le savoir, tout contact doit être rompu, et la solitude devient presque aussi glaçante que la mort elle même.
Elle alla se cacher derrière un érable imposant. Elle entendit le bon docteur, supplier Sherlock de revenir, oui un dernier miracle, Sherlock ne sois pas mort. Ces mots raisonnaient dans sa tête et dans son cœur, tout cela elle ne pouvait pas le montrer, l'exprimer, oui, puisqu'elle-même faisait partie du monde des morts sans l'être. Elle ferma les yeux se laissant bercer par la douce senteur de feuilles sur le point de roussir c'était la fin de l'été. John et Mrs. Hudson finirent par s'évaporer, Irène devait faire vite si elle voulait interroger cette Molly. Mais elle se posta une dernière fois devant la stèle de marbre, au cas où… et s'il était réellement mort ?
Soudain elle sentit deux mains nerveuses aux doigts fins et longs lui masquer la vue. Elle crut un instant que c'était un rêve, une fois de plus. Mais ce parfum, ces mains, ce souffle aux creux de son oreille. Il la retourna face à lui, ainsi l'océan déchaîné et l'orage furent réunis en un moment de grâce. Il plaça son index sur sa bouche rouge sang. Cette fois c'était lui le dominateur.
« - Je ne suis pas mort, dînons ensemble. »
