Ayo !

A la faveur de la disponibilité de la série originelle Yu-Gi-Oh sur Netflix (non, je n'ai pas hurlé de joie en la voyant, c'est pas vrai), voici une toute nouvelle version d'une vieille fanfiction écrite il y a, euh... quelques années déjà, Corneille et ses Choix. Se sent vieille aussi. C'est un vrai challenge pour moi, et je tiens vraiment à le relever.

Je vous souhaite une excellente lecture !

P.S : Auparavant, je sais que j'ai eu des soucis avec et mes points virgules. Ne sachant pas si ce problème persiste, si jamais une phrase vous paraît ne pas avoir de sens, c'est qu'il devait y en avoir un dans les parages.


Chapitre 1

Malgré tout ce que pouvait dire son compagnon, malgré tout l'amour qu'il pouvait lui témoigner, Atem savait qu'il existait et existerait toujours cette rivalité épuisante entre eux, qui le poignardait jour après jour. Le Pharaon faisait tout ce qui était en son pouvoir pour l'effacer. Il avait abandonné certaines de ses idées pour amoindrir la rancœur, il avait mis de côté ses propres convictions pour ne plus l'agacer, mais même s'il faisait un effort surhumain sur lui-même quand ils s'affrontaient en duel, il était toujours le vainqueur et son compagnon se terrait en ruminant au fond de son éternelle seconde place. C'était leur rivalité qui les avait rapprochés, c'était leur rivalité qui les avait attirés. Mais elle demeurait, virus sournois, lente agonie, jouant avec les nerfs du Pharaon. Parce que le PDG de la Kaiba Corp, lui, n'avait pas l'air d'être dérangé par cette tare envahissante. La patience d'Atem s'écoulait et il avait peur que tout cela ne finisse mal.

Que ce soit au manoir ou dans la tour de l'entreprise, la télévision du bureau de Seto était toujours câblée sur la chaîne d'informations des bourses. Parce que Seto ne finissait jamais à une heure décente, Atem avait réussi à obtenir de lui qu'il rentre chez eux pour dix-neuf heures, peu importe que cela implique pour lui de continuer à y travailler si bien que même dans leur chambre, l'ancien Roi était condamné à supporter les jacassements ennuyeux et définitivement incompréhensibles des experts et journalistes de la chaîne. Faire abstraction du flot ininterrompu du babillage des journalistes lui avait demandé un effort et une concentration devenus aujourd'hui si habituel qu'il en arrivait à ne plus entendre l'instant où, enfin, l'autre finissait par éteindre la télévision et venait s'allonger à ses côtés il était déjà arrivé, une fois, qu'Atem ne se rende compte de sa présence parce que Seto s'était fait remarqué par une pointe ironique dont il avait le secret. Ca l'avait d'ailleurs fait sursauter.

Mais cette solution, aussi ennuyeuse fut-elle, fut la seule qu'il trouva pour pouvoir profiter un peu de sa présence : la dernière année de lycée de Seto conjuguée à sa double vie de PDG d'une entreprise florissante rendait leur intimité compliquée.

Ce jour-là ne fut pas différent des autres. La mécanique bien huilée s'enclencha aux premiers coups de cloche : la porte s'ouvrit sur la silhouette longiligne du jeune homme, l'esprit encore plongé dans un travail envahissant, et les marches passèrent sous ses pieds sans qu'il les sentit Atem, déjà installé dans leur lit, s'abîmait dans la lecture consciencieuse d'un livre d'histoire emprunté à Makuba. Une porte, les pas étouffés par l'épaisse moquette, le lit qui se creuse sous la pression des mains du garçon taciturne, leurs lèvres qui se frôlent, un baiser furtif, mécanique, froid et ces prunelles glacées et vides tournées vers d'autres horizons tandis que leurs consœurs violines les croisent, les cherchent, les perdent. Le cœur d'Atem se serra, encore, encore une fois. Il crispa les mâchoires pour ne rien dire, encore, encore une fois.

Au début, il lui demandait systématiquement comment s'était passé sa journée. Si elle avait été bonne, s'il avait une quelconque nouvelle, s'il avait, en vérité, quoique ce soit à dire. Bien sûr, Atem ne comprenait pas les tenants et les aboutissants de la gérance d'une entreprise d'envergure comme celle de son compagnon, mais l'intention demeurait : c'était sa façon de partager. C'était sa façon de s'intéresser. C'était sa façon de l'aimer. Mais avec le temps et les réponses laconiques de Seto, il avait fini par espacer ces quelques questions, pour finalement les laisser mourir. Pourtant, chaque soir, il en avait envie, il avait envie de demander, de questionner, de s'intéresser. Et il se retenait.

Peut-être que Seto en avait conscience. Peut-être qu'il savait qu'il était froid, distant, presque condescendant ou peut-être qu'en réalité, il n'aimait juste pas en parler, une façon de séparer sa vie personnelle de sa vie professionnelle. Après tout, Atem avait bien obtenu de lui qu'il termine ses soirées de travail chez eux plutôt que dans l'austère bureau du dernier étage de sa tour de verre mentionner, voire expliquer en plus des problèmes à quelqu'un qui ne les comprenait pas était peut-être une chose de trop. Mais quoiqu'il en fût, il n'en a jamais rien dit et Atem n'avait jamais demandé.

« Quoi ?! Illusions Industries remonte en bourse ?! »

Atem eut un violent sursaut et lâcha son livre. Seto, à demi levé de son siège, observait, stupéfait, les statistiques affichées à l'écran qui indiquaient effectivement une remontée prodigieuse de l'entreprise concurrente à la Kaiba Corp – à tout le moins, un graphique semblait affecter le nom de l'entreprise à une colonne d'une hauteur conséquence. Atem fronça les sourcils s'il y avait une chose qu'il avait apprise pendant ces heures passées à tenter d'occulter la télévision et son discours rébarbatif, c'était bien qu'une entreprise cotée en bourse devait être dirigée d'une main de maître pour que ses actions puissent valoir quelque chose. Or, aux dernières nouvelles, son PDG n'avait plus donné signe de vie depuis des mois…

Avant qu'Atem ait pu dire quoique ce soit, Seto avait décroché son téléphone et y envoyait ses instructions pressantes.

Seto n'avait pas décroché un mot de la soirée à dire vrai, il n'avait pas décollé de son bureau même à l'heure du dîner. Atem a toujours eu conscience qu'une relation avec le jeune dirigeant allait être compliquée. Que ce soit lui, par son caractère tempétueux, ou Seto, de par la forteresse érigée tout autour de lui et leur liaison avait tenu toutes ses promesses, les merveilleuses comme les plus sombres. La douceur inopinée d'un geste, leurs présences qui n'avaient pas besoin de mots, leurs proximité qui se suffisait, une attention anodine pourtant si puissante et puis le mot de trop, la victoire de trop, le mur de trop. La rivalité de trop. Ils s'étaient engueulés autant qu'ils s'étaient aimés. Ils s'étaient déchirés autant qu'ils s'étaient caressés.

Et puis, et puis…

Atem ne vit pas Seto lever les yeux de son ordinateur lorsqu'il quitta leur lit et claqua la porte derrière lui.

Au début, l'amour et le désir avaient rendu leur liaison belle et passionnée. Emportés par une frénésie d'une étrange intensité, ils n'avaient rien vu venir et avaient succombé à leurs sentiments de façon inattendue, et si féroce comme le reste de leur relation, leur liaison avait débuté dans la rivalité, dans la brutalité. Dans les mots mordants et dans les flammes de leurs colères. Il se souvenait avoir eu la respiration coupée, les nerfs enflammés quand, une fois de plus, Seto s'était permis de mépriser ses amis, ou ses convictions, ou il ne savait plus vraiment car il se souvenait avoir été aveuglé par sa propre rancœur, et ce truc si intense, ce truc si fort qui lui comprimait la poitrine. Ce truc qui l'étranglait et le rendait si nerveux en sa présence. Ce truc si douloureux quand il s'éloignait…

Les lèvres de Seto avaient trouvé les siennes pour le faire taire, s'étaient écartées juste pour lui murmurer avec hargne de se taire, puis les avaient de nouveau épousé avec cette rudesse et cette force de l'impatience et de l'urgence qui l'avait entièrement consumé. Les mains d'Atem s'étaient accrochées à la nuque de Seto avant même qu'il ait pu y réfléchir, et il l'avait embrassé, embrassé, embrassé, avec ce sentiment d'allégresse, léger, d'être à sa place. A la bonne place.

Ils avaient convenu après ça de laisser du temps au temps, de voir venir, parce que ni l'un ni l'autre n'était vraiment sûrs de ce qu'ils venaient de faire, de ce que cela pouvait signifier. Atem, lui, avait été pris de panique, terrifié, complètement paniqué. Il ne s'en était ouvert à personne, mais la douleur de l'éloignement et son cœur cognant à tout rompre à sa vue ne pardonnaient pas : c'était ça. C'était forcément ça. Aucun des deux n'avaient formulé quoique ce soit par la suite, aucun des deux n'avaient souhaité mettre des mots sur ce qui se produisait entre eux et puis, ils finirent par se rendre à l'évidence que du temps, ils n'en voulaient pas. C'avait été chaotique. Houleux. Douloureux. Mais tellement, tellement bon. Tellement enivrant. Tellement jouissif. Et parfois tellement tendre, tellement doux, tellement…

Ils avaient régularisé leur situation, leur relation en s'acceptant comme compagnons deux mois après ce premier baiser. L'annonce aux autres fut rude.

Et Seto avait envahi toute sa vie. Peut-être avaient-ils tout précipité et laisser la porte grande ouverte à la routine et aux fausses bonnes idées. Au retour de leur rivalité, au mépris de leur amour. A la distance. A l'insuffisance. Ils étaient tous deux des passionnés, après tout… Atem s'était tant préoccupé de celui qu'il aimait qu'il en avait oublié le reste du monde – y compris lui-même. Si Yûgi lui avait déjà pardonné ce manque d'attention parce qu'il était incapable d'en vouloir à son double, Tristan, Joey, Téa et Maï lui montraient encore ouvertement qu'ils n'avaient pas apprécié cet abandon ; quant à Serenity, elle ne savait pas en vouloir à qui que ce soit. Duke, Bakura et Marek ne le lui avaient, au contraire, jamais reproché, comprenant parfaitement ce que pouvait ressentir le Pharaon : ils avaient chacun des expériences assez concluantes sur ce qu'on est capable de faire par amour. Duke pourrait décrocher la lune si Serenity le lui demandait ; pour Bakura, Marek était prêt à perdre la vie si cela pouvait sauver la sienne.

Il n'avait pas sacrifié le reste consciemment. Il n'avait pas abandonné son monde consciemment. Mais il avait perdu malgré tout. Perdu un bout de lui, et perdu un bout de Seto. Un bout de son cœur. Un bout de tout.

Les larmes roulaient sur ses joues il avait tant serré la mâchoire qu'il ne les sentait pas. Il n'y avait pas de sanglots, juste de la rage contenue, juste une blessure ouverte qui ne cicatrisait pas. Ses prunelles, aiguisées comme des lames de couteau, parcoururent la salle de duel plongée dans la pénombre, distinguant les contours des appareils endormis, de l'immense arène vide. Puis, dans un hurlement trop longtemps réprimé, Atem abattit son poing sur la console qu'il occupait à chaque duel. Le choc se réverbéra dans son bras, jusqu'à son épaule et il grimaça de voir que l'appareil n'avait pas accusé de méchant coup fit redoubler sa colère.

« C'est à cause de toi, tout ça… », marmonna-t-il en fusillant l'endroit du regard.

Il ne vit pas l'ombre de Makuba dans l'embrasure de la porte opposée à celle qu'il claqua en quittant la pièce.

« Il faut qu'on parle. »

Seto était planté devant la baie vitrée de leur chambre. La télévision était éteinte ainsi que l'écran de l'ordinateur. Les bras croisés sur sa poitrine, il avait retiré son éternel manteau d'argent et ses pieds nus s'enfonçaient dans la moquette. Atem vit ses prunelles l'observer à travers son reflet, sans prendre la peine de se retourner vers lui son visage était fermé, hermétique, complètement vierge de toute marque humaine. Atem demeura à la porte, refusant de s'avancer davantage.

« Tu as pleuré », souffla la voix platonique de Seto.

Machinalement, l'ancien Roi passa son poignet sur ses joues pourtant déjà sèches. Il se souvint alors que Seto savait lire en lui comme dans un livre ouvert.

« Illusions Industries a tant d'importance pour toi ? »

« C'est vraiment de ça dont tu veux parler ? »

« Tu sais bien que non. Mais ça n'a pas l'air de beaucoup t'effrayer. »

L'agression ne fit pas réagir le jeune homme. Il observa Atem un moment, en silence.

« Je ne veux plus me battre contre toi, Seto. Je ne veux plus me battre pour avoir une place auprès de toi. »

Seto se tourna alors vers lui. Atem se sentit frémir sous le regard perçant de son compagnon, qui prit tout son temps pour le couvrir de pied en cap. Gêné, l'ancien Roi serra les bras autour de lui mais conserva son regard verrouillé au sien.

« Tu as ta place, Atem. Tu le sais. »

« Non, je ne le sais pas. Ou je ne le sais plus. Tu passes ton temps à me défier ou m'ignorer. Tu ne me touches plus. Tu ne me regardes plus. J'ai l'impression de ne plus exister. Je comprends que ton entreprise te prenne du temps ainsi que ta scolarité, mais je ne comprends pas que tu décides de passer le reste de ton temps à tenter de me battre. Et… »

Il s'arrêta, se mordit la lèvre inférieure. Il avait du mal à retenir le flot de ses pensées, de ses paroles.

« Et ? »

« Bon sang, j'ai l'impression que tu me prends pour un abruti ! »

Un nouveau silence. Le cœur d'Atem tambourinait contre sa poitrine. Ses doigts s'enfonçaient dans ses côtes.

« Je suis désolé. »

Un craquement. Comme celui, horrible, qui précède l'effondrement d'un immeuble, d'un monument, d'un monde.

« Désolé ? Désolé ?! Non seulement tu ne l'es pas, Seto, mais c'est également tout ce que tu trouves à dire ? Je ne vaux que ça pour toi, désolé ? »

Seto fit un pas vers lui, Atem renâcla sauvagement. L'autre s'interrompit aussi sec, mais son regard, lui demeurait toujours aussi froid. Aussi sec.

« Alors que je crève d'amour pour toi ! »

Peut-être le manoir trembla-t-il sur ses fondations lorsqu'il fit claquer la porte du manoir en le quittant sans se retourner.

Il était une heure du matin et le lendemain était jour d'école. Pourtant, Yûgi passa la moitié de la nuit à veiller Atem, réfugié chez lui. Lorsqu'il avait ouvert la porte, les yeux embués de sommeil, il n'avait pas analysé la situation. Ce ne fut qu'au son de la voix brisée de son double et lorsqu'il s'aperçut que le regard d'Atem était disloqué que Yûgi avait pris conscience qu'Atem se tenait sur le pas de sa porte, à une heure du matin, l'âme en bataille. Il l'avait alors emmené dans sa chambre et depuis, adossé au montant de son lit, il observait le Pharaon, lui si royal, si courageux, si puissant, réduit à une loque qui avait le cœur déchiré et une blessure lacérant son être. Epuisé, Atem avait finalement terminé par s'endormir, recroquevillé dans un coin de la chambre de Yûgi, prenant le moins de place possible, la respiration encore un peu haletante, vers quatre heures du matin ; Yûgi, lui, avait passé le reste de sa nuit à s'assurer de son sommeil, maudissant Kaiba de lui avoir rendu l'être qui lui était le plus cher en si pitoyable état.

.*.

Le poing de son professeur sur son bureau le fit sursauter. Yûgi se redressa brusquement, marmonnant d'une voix pâteuse « je dormais pas, je dormais pas… » en se frottant les yeux d'un air profondément endormi.

« Je suppose que vous ne verrez pas d'inconvénient à aller terminer votre nuit en dehors de ma classe, Monsieur Mûto. Je veux bien admettre que ma matière ne soit pas la plus intéressante qui soit, mais la prochaine fois, veillez à ne pas ronfler trop fort… »

Des ricanements méprisants agitèrent la classe et mécaniquement, Yûgi rassembla ses affaires sans même s'en préoccuper. Après tout, ce n'était pas la première fois qu'il s'endormait en plein cours, mais les fois précédentes, au moins, il avait su être discret. Sans même accorder un regard au professeur ni à la classe, l'esprit trop embrumé pour ça, il se dirigea vers la sortie et faillit s'emplafonner dans la porte. Juste à temps, il arrêta son pas et actionna la poignée, puis sortit dans le couloir en prenant soin de claquer derrière lui la porte de la salle de classe où, tranquillement, le professeur d'histoire venait de reprendre son cours.

L'eau glacée qu'il se jeta négligemment sur le visage, la moitié s'écrasant sur sa veste d'uniforme, acheva de lui remettre les idées en place. Il se fixa un instant dans le miroir, et la fatigue cumulée par les multiples aventures qu'ils avaient endurées, même si elles dataient toutes de plus d'un an, alourdit un peu plus ses frêles épaules.

De lourds cernes violets soulignaient ses yeux d'une couleur plus ou moins égale, les traits de son visage étaient affaissés et quand il tenta de sourire, il se rendit compte combien il avait perdu de l'innocence et de son éclat de vie qui avaient fait de lui le jeune garçon le plus attachant du lycée auparavant. Il avait grandi, il avait mûri, il le savait ; mais la contrepartie était lourde, et sa conception de la vie, même si tous les malheurs semblaient aujourd'hui terminés, s'était sensiblement ternie.

Le malheur qui habitait aujourd'hui son double n'était qu'une confirmation de ce qu'il pensait actuellement. Il regrettait amèrement le temps où ils étaient tous réunis contre les forces du Mal, amis comme rivaux. Certes, l'épreuve était bien différente d'une déception amoureuse, mais au moins, ils étaient tous ensemble, les uns pour les autres, embarqués dans le même bateau. Depuis que la vie avait repris son cours tout à fait normal, ils s'étaient dispersés, vivaient chacun leur vie ; finalement, ils pouvaient se soutenir mais ce n'était plus comme avant. Plus rien n'était comme avant.

« C'est la vie… », soupira Yûgi en repensant à la seule réflexion que fut en mesure de prononcer son grand-père lorsqu'il lui avait parlé de ses problèmes.

Et Dieu qu'il avait raison. C'était pourtant si douloureux de s'en rendre compte.

Attrapant son sac, Yûgi quitta les toilettes et se dirigea vers la cour de récréation, vide à pareille heure. Mécaniquement, il se dirigea vers le coin le plus reculé de la cour, à l'abri des regards indiscrets des surveillants se dissimuler, se cacher était devenu une seconde nature pour lui, après tout ce qu'il avait vécu. S'adossant au mur, Yûgi tira de sa poche le paquet de cigarettes qu'il se traînait depuis deux mois. Il n'était qu'un fumeur occasionnel, le genre à n'en allumer une que lorsqu'il n'avait pas d'autres solutions à un problème immédiat ou parce qu'il s'ennuyait, ou peut-être aussi parce que sa nervosité, sa fatigue et ses courbatures dues à sa tension le rendaient sérieusement morose. Alors qu'il expirait une volute de fumée, il se laissa entraîner par une vague de mélancolie.

Toute l'agitation de son ancienne vie lui manquait terriblement.

Il observa le morceau de ciel bleu qui s'étendait au-dessus de lui, parsemé de petits nuages moutonneux, qu'il voyait parfois comme des créatures de Duel de Monstres. Ca l'amusait de détourner des formes du quotidien en ces funestes créatures. Il prit le temps de savourer la seule cigarette de sa journée. S'il n'en fumait pas plus, c'était également à cause de son grand-père et de ses amis. Ils ne comprendraient pas pourquoi il s'adonnait à une telle pratique pour alléger ne serait-ce qu'un instant ses épaules. De toute façon, ils ne comprenaient pas ce qu'il ressentait depuis que l'aventure s'était terminée. Ils n'avaient pas partagé leur corps et leur esprit avec un autre esprit qui, finalement, avait pu se séparer physiquement de lui, avant de l'abandonner totalement… Ils ne savaient pas ce que c'était, et Yûgi n'espérait pas qu'ils le comprennent un jour.

Ecrasant sa cigarette, Yûgi attrapa son téléphone portable et composa le numéro de celui de son double, en espérant que, dans sa précipitation, le Pharaon ne l'ait pas oublié chez cette enflure de Kaiba.

« Oui ? »

« Hey, c'est moi. Je te réveille ? »

Le silence pour seule réponse. Pendant un instant, Yûgi cru que l'ancien Roi avait raccroché sans un mot.

« Atem ? »

« Je suis désolé, pour hier soir. Tu dois être fatigué. »

Sa voix était atone, comme morte.

« Aucun problème. Tu vas mieux ? »

Le Pharaon ne lui répondit pas ; Yûgi, au fond, n'avait posé cette question que par pur réflexe, il savait que son double n'allait pas mieux, qu'il allait mettre un certain temps à lui répondre et finalement le remercier d'avoir été là, même si il n'allait pas mieux.

« Non… Mais je te remercie d'avoir été là. Je ne sais pas ce que j'aurais fait sans toi. »

La question ne se posait même pas. Yûgi aurait pu être sur un autre continent qu'il aurait rappliqué en quatrième vitesse à l'appel de l'ancien Roi.

« Tu sais parfaitement que tu pourras toujours compter sur moi, quoiqu'il arrive. Nous n'avons pas partagé le même destin, nous n'avons pas risqué nos vies pour que je t'abandonne. »

« Je sais. »

Il n'était pas convaincu. Peut-être qu'à sa place, Yûgi ne le serait pas non plus. La personne à qui Atem avait quasiment offert sa vie l'avait profondément blessé, que ce soit sciemment ou pas. Le reconstruire allait prendre un temps infini ; Atem allait devoir réapprendre à avoir confiance en certaines personnes. Si Yûgi lui-même n'arrivait pas à le convaincre de son soutien, alors personne n'arriverait à le faire.

Yûgi avait envie de tuer Kaiba.

Ils discutèrent un moment. La conversation eu du mal à démarrer, mais finalement, Yûgi réussi à l'entraîner et il fut persuadé qu'à un moment, en lui racontant comment il s'était fait virer de sa salle de cours, il avait réussi à le faire au moins sourire. Un petit sourire, mais un sourire quand même. Ce ne fut qu'à la sonnerie de fin des cours qu'il raccrocha, plus par précaution que parce qu'ils avaient terminé de se parler : les élèves allant affluer dans la cour, et il n'avait pas la moindre envie de se faire attraper avec son téléphone dans les mains – son grand-père lui tirant les oreilles pour un avertissement était une menace dissuasive. Ses amis ne mirent pas longtemps à le rejoindre.

« Alors, on a passé une courte nuit ? », plaisanta Joey en lui assenant une claque amicale dans le dos.

« Disons que… », commença Yûgi.

Il fut coupé dans son élan par une longue ombre qui vint le recouvrir de sa hauteur. Levant les yeux, il croisa le regard glacé de Kaiba, se découpant à contre-jour devant lui, avec l'humeur d'un dogue mal réveillé.

« Je peux te parler ? », demanda d'entrée de jeu le jeune PDG.

Joey, Tristan, Téa, Bakura et Duke froncèrent les sourcils, alors que Yûgi, supportant sans aucune difficulté le regard inexpressif de Seto Kaiba, serrait les poings de colère. Son regard n'avait jamais été aussi agressif, ni même sa voix aussi lourde de menaces.

« Tu viens de le faire », cingla-t-il, bien conscient que ce n'était pas ce que l'autre demandait.

Kaiba accusa le coup en silence et embrassa du regard la bande qui l'entourait. Il n'insista pas et, courbant légèrement la nuque sans s'en apercevoir, demanda :

« Où est-il ? »

« Devine. »

Yûgi perçut avec une acuité aigue la stupéfaction que sa déclaration provoque chez les autres. C'était la première fois qu'il laissait ses émotions parler à sa place depuis qu'ils étaient revenus de leurs batailles la première fois que son caractère reforgé s'affirmait si bien.

Kaiba ne répondit rien. Ils s'affrontèrent encore quelques secondes silencieusement du regard, avant que le PDG ne tourne les talons et ne s'éloigne de leur groupe. Yûgi relâcha alors sa respiration, se rendant compte qu'il l'avait retenue tout ce temps.

Un silence gênant s'abattit sur le groupe. Personne ne savait bien ce qu'il devait dire, ce qu'il devait faire, et s'entreregardaient avec confusion. Ce fut finalement Téa qui s'avança vers Yûgi, qui, faisant face à Kaiba, leur avait tourné le dos et ne s'était pas remis face à eux par la suite.

« Que se passe-t-il ? »

Le jeune garçon ne se retourna pas. Même s'il s'était accommodé de son tout nouveau caractère, ses impulsions et ses sentiments les plus puissants avaient tendance à dévorer son énergie. Plus encore, il ne supporterait pas que ses amis fassent les frais de sa colère. Il se sentait fautif, coupable, si bien que s'il se tourna vers eux, ses prunelles demeurèrent évasives, fixées ailleurs.

« Atem est arrivé chez moi cette nuit. Il n'a rien dit, mais je crois que c'est assez clair, maintenant. »

Aucun ne pipa mot.

Serenity, arrivant comme une fleur, fut frappée de plein fouet par la lourde ambiance qui planait dans ce coin de la cour. Son sourire s'effaça instantanément en avisant l'absence de sourire sur le visage de ses amis, et surtout en croisant furtivement le regard brûlant de Yûgi. Ils avaient tous l'air grave. Aucun n'avait remarqué son arrivée.

« Il s'est passé quelque chose ? », s'inquiéta Serenity d'une toute petite voix.

Ils eurent un léger sursaut et portèrent tous leur attention sur elle, à l'exception de Yûgi ; Duke fut le premier à réagir et alla la serrer dans ses bras, sans se préoccuper du grognement de Joey.

« Ne t'inquiètes pas », l'entendirent-il murmurer à l'oreille de la jeune fille, « il ne s'est rien passé de grave. C'est juste… Atem semble avoir rompu avec Kaiba. »

« C'est vrai ? », demanda Serenity en tournant la tête vers Yûgi, qui s'obstinait à fuir les contacts visuels. « Mais ils semblaient si… »

« Amoureux ? », compléta le jeune homme, grinçant.

Il secoua la tête, comme s'il n'y avait rien d'autre à ajouter. Ce qui était sans doute le cas.

Makuba vint les voir un peu avant que la cloche ne sonne la reprise des cours de l'après-midi. Prenant Yûgi à part, il demanda des nouvelles du Pharaon, sachant pertinemment que ce dernier s'était réfugié chez lui puis, à la demande du jeune homme, exposa les raisons qui auraient poussé Atem à s'enfuir ainsi.

« Je ne sais pas bien. Mais ce soir-là, je ne l'ai jamais vu dans un tel état. Je sais que Seto est difficile à vivre, mais je croyais… Tu sais, il a changé, Seto. Au contact d'Atem, il a changé. Mais je crois qu'il est trop fier. »

« Trop fier pour quoi ? Pour aimer ? »

« Oui. C'est ce que je crois. »

Ça voulait tout dire comme rien à la fois. Puis Makuba ne put s'empêcher de dire que la présence du Pharaon lui manquait. Il savait, avant même d'en avoir fait l'expérience, que ça allait redevenir comme avant…

Yûgi promit à Makuba de lui donner des nouvelles du Pharaon aussi souvent qu'il le pouvait et ne put s'empêcher de penser, en regardant le jeune Kaiba s'éloigner vers son groupe d'amis, qu'il était plus facile de parler avec Makuba depuis que ce dernier s'était progressivement démarqué de son frère aîné, sans pour autant l'abandonner. Depuis, il s'était considérablement rapproché du groupe rival de son frère, plus particulièrement d'Atem et de Yûgi.

L'après-midi se passa rapidement. Pour une fois, Yûgi terminait tôt les cours et accompagna Téa sur le chemin du retour, prenant tous les deux le même chemin pour rentrer chez eux. Sur le chemin, elle ne cessa de questionner Yûgi sur l'état d'Atem.

« Tu es toujours amoureuse de lui, n'est-ce pas ? », finit par demander, très franchement, Yûgi.

Téa déglutit difficilement et sentit le sang lui monter aux joues. Elle détourna la tête et ne répondit rien ; son silence était éloquent.

.*.

Bien sûr, Seto connaissait la douleur de la séparation. Il l'avait expérimentée les semaines qui avaient succédé leur premier baiser, cet instant crucial où il avait fait basculer toute son existence sur un caprice, un coup de tête, le genre de chose qu'il ne s'autorisait jamais à faire. Il se souvenait avec une parfaite acuité de la douleur qui le poignardait quand il restait trop longtemps loin d'Atem, ne serait-ce que le voir lui aurait suffi. Il se souvenait des défaillances de son cerveau dans ces moments-là, quand rien ne parvenait à le capter, quand sa concentration lui filait entre les doigts, quand il se maudissait d'avoir succombé.

Et puis, il se souvenait de cette extase quand il le retrouvait, le prenait dans ses bras à l'en étouffer et l'embrassait à en perdre haleine.

Mais cette douleur-là, cette souffrance-là, c'était autre chose. Un autre niveau. Un nouveau degré, un nouveau seuil. Comme si… comme s'il avait un trou à la place du ventre. Il suffoquait. Dans sa tête, ce qui n'était plus que des souvenirs valsaient avec une indolence malsaine, lui rappelant tout ce qu'il avait vécu, tout ce qu'il avait éprouvé cette dernière année, et puis cette certitude infâme, cette atroce conviction que tout ça, tout ça, n'était plus que du passé.

« Kaiba ? »

Il ne sut pas bien si c'était de la stupéfaction ou un reproche, dans sa voix. Il ne se donna même pas la peine de le savoir.

« Je voudrais le voir, Yûgi… Je t'en prie. »

Le jeune homme en resta coi. Seto pouvait le comprendre : il n'a jamais prié qui que ce soit pour obtenir ce qu'il désirait. Il demande, on lui apporte, cela avait toujours fonctionné de cette façon. Pas cette fois. Torturé, hanté, il était prêt à tout, même à supplier.

« Tu ne crois pas que tu lui as assez fait de mal comme ça ? », lança Yûgi, sans vraiment d'animosité dans la voix, plutôt comme s'il essayait de lui expliquer une situation à un enfant.

« Je ne l'ai pas voulu. »

« Ecoute… »

« Laisse-moi le voir au moins une minute. »

« Yûgi, laisse-le passer. »

La voix d'Atem leur parvint depuis le fond de la chambre. Yûgi sembla hésiter une seconde, avant de laisser le champ libre à Seto pour le laisser entrer. Prudemment, le jeune directeur pénétra dans la chambre et entendit la porte se fermer derrière lui Yûgi était resté à l'extérieur. Gauche, il demeura sans bouger, et s'absorba dans la contemplation de cet endroit qu'il n'avait jamais vu. C'était à l'image du jeune garçon : les murs supportaient nombre d'étagères elles-mêmes surchargées de jeux en tout genre, un bureau encombré, des livres éparpillés sur le sol, et un lit défait. Un lit au fond duquel le Pharaon le scrutait comme un animal farouche. Seto voulut approcher, mais comprit d'instinct que ce n'était pas une bonne idée.

« Que veux-tu ? », lança finalement Atem pour briser le silence inconfortable.

« Je suis désolé. »

« Encore… »

« Non, écoute-moi. J'y ai réfléchi. A ce que tu m'as dit. On peut trouver une solution. On peut réussir à trouver un équilibre. Comme avant. »

« Avant, Seto, tu t'en rappelles ? »

« Bien sûr que oui. »

« Alors avant, ça n'était pas maintenant. Que se passera-t-il quand avant se terminera encore une fois ? »

« Je… je ne veux pas que ça arrive. »

« Mais ça arrivera. Avant n'est pas éternel. Avant, c'était quand on se découvrait. C'était quand on… »

Quand on s'aimait. Ou à tout le moins, ça en avait tout l'air.

Seto demeura muet, puis, prenant appui contre la porte et détournant pour la première fois son regard, d'Atem, lâcha :

« Tu ne veux plus de moi ? »

Atem soupira.

« Il ne s'agit pas de ça. Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit. »

« Alors laisse-moi une chance de tout rattraper. »

Et Atem voulait le croire. Il voulait le croire, de toutes ses forces. Dieu qu'il le désirait. Mais Kaiba resterait Kaiba, quoiqu'il dise. Quoique son regard exprimât en ce moment même. Jamais auparavant, Atem n'avait vu de douleur dans le regard bleu glace de son ex compagnon, jamais il n'avait vu autant de détresse.

Mais il n'y arriverait pas. Il n'y arriverait pas parce qu'il ne savait pas faire quelque chose sans se battre. Et Atem était fatigué de se battre.

Kaiba s'approcha doucement, comme on s'approcherait d'un animal craintif. Atem ne se déroba pas. Le PDG leva une main ; le Pharaon ne bougea pas. Il la posa doucement sur sa joue ; il ne détourna pas la tête. Peut-être ne le regardait-il pas, mais il sentait cette douce caresse sur son visage, et se rappelait le nombre incalculable de fois où Seto avait eu le même genre d'attention. Il aimait que Seto le touche ainsi. Il aimait la douceur que mettait Seto dans cette caresse. Il aimait cette caresse. Et il aimait Seto.

Dieu qu'il aimait Seto.

Une larme, une odieuse larme, lui échappa. Il se jura que ce serait la dernière.

Il se dégagea, dans un geste marquant la fin de toute chose.

« J'aurais aimé… J'aurais aimé t'accorder cette seconde chance… Je t'aime tant. »

« Alors où est le problème ? », demanda Kaiba, en désespoir de cause.

Sa voix trahissait la peur qui grandissait sournoisement. La peur de perdre quelqu'un… qu'il ne pouvait pas perdre s'il voulait survivre.

« C'est toi le problème », lança-t-il Atem en verrouillant son regard au sien.

Le cœur de Kaiba manqua un bon nombre de battements et sa respiration se bloqua. Ce n'est pas possible. Je ne peux pas y croire. Non, ne fais pas ça. Ne me fais pas ça.

« Va-t'en, s'il te plaît. »

Seto n'insista pas.

Ce soir-là, quand Makuba vint chercher son frère pour le dîner, il trouva sa chambre ravagée. L'armoire avait été rageusement vidée et les vêtements de Seto gisaient sur le sol ; la commode avait été renversée et l'écran de la télévision crevé. Des statuettes et autres vases s'éparpillaient en morceaux sur le sol et la plupart des étagères avaient perdus leurs livres, ceux-ci ayant rejoints la joyeuse bande de victimes de la fureur de Seto. Ce dernier était assis sur le rebord de son lit, la respiration précipitée, le regard hagard ; il se tenait inconsciemment le poignet droit et Makuba remarqua que sa paume droite saignait abondamment. L'explication de cette blessure se trouvait juste en face de Seto : le miroir au cadre doré et ouvragé n'avait pas été épargné.

Le jeune Kaiba pénétra doucement dans la chambre de son grand frère et s'en approcha ; la bête sauvage n'eut aucun mouvement pour l'en dissuader. Avec précaution, Makuba s'accroupit à côté de lui et lui prit le poignet Seto demeura toujours sans réaction.

« Viens, il faut soigner ça… »

Seto le suivit sans rechigner.

.*.

Le rugissement fit trembler le château sur ses fondations.

« Ça a commencé. »

« Ça recommence, tu veux dire. »

Il ne répondit pas. Ce n'était pas la peine.

Dehors, l'air était devenu électrique. Les autres commençaient progressivement à rentrer vers leurs positions, leurs terriers, tout ce qui pouvait les protéger de la fureur qui les menaçait. L'ombre plana un instant au-dessus d'eux, plongeant l'immense salle dans la pénombre.

« Je vais mettre mes affaires en ordre. Surveille-le. »

Il hocha la tête. L'argent fait tourner le monde, mais l'amour le gouverne, quoiqu'on en dise.