PROLOGUE

9 janvier 2014

Il faisait nuit noire. Seules quelques sirènes de police venaient percer le silence qui avait enduit les murs de la chambre de Kate Beckett. Depuis plus de deux heures, elle scrutait l'obscurité, comme pour y trouver une réponse. Elle était si concentrée qu'elle entendait les battements réguliers de son cœur résonner dans sa poitrine. Le souffle chaud de Rick dans sa nuque l'apaisait un peu. Sa main, grande et puissante, autour de sa taille, la réconfortait. Elle aimait sentir tout son corps contre elle, sentir, dans son dos, sa poitrine se relever à chaque inspiration profonde qu'il prenait.

Elle avait eu des hommes dans sa vie, dans son lit aussi mais jamais, elle n'avait ressenti ça, cette évidence, ce besoin addictif de sentir sa peau, son odeur. Pour autant, même blottie contre lui, elle ne parvint pas à retrouver le sommeil, pas cette fois. Toujours perdue dans ses pensées, son regard se tourna une énième fois vers son réveil. Il affichait 2h47.

Doucement, elle se dégagea, à contrecœur, de l'étreinte. Il gémit mais ne se réveilla pas. Elle se tourna délicatement pour lui faire face. Elle l'observa longuement et sourit. Elle ne pouvait décidément pas résister à cette moue qu'il faisait lorsqu'il dormait. Elle effleura son visage d'une main et sortit du lit. Sur la pointe des pieds, elle traversa la chambre et referma doucement la porte derrière elle.

Surprise par la fraîcheur de son appartement en cette nuit d'hiver, elle se mit à trembler légèrement et regretta immédiatement les bras chaud de Castle.

Elle déposa un châle sur ses épaules et s'assit sur le grand canapé. Toujours dans le noir, elle décida de ne pas allumer de lumières. Cette pénombre, à peine percée par les lampadaires extérieurs et la clarté discrète de la lune, reflétait parfaitement son humeur.

Certains jours, la peine qu'elle ressentait devenait si pesante qu'elle aurait voulu crier aussi fort qu'elle pouvait pour se libérer ou bien courir sans s'arrêter, jusqu'à être totalement à bout de souffle et sentir l'air glacial brûler ses poumons. C'était exactement ce qu'elle ressentait à cet instant précis. Elle aurait voulu s'échapper, crier sa douleur mais rien n'y faisait. Ces jours-là, elle aurait voulu les effacer, les nier. Elle devait l'accepter, cela faisait aussi partie d'elle et de ce qu'elle était. Certains autres jours, la douleur était moins forte, pas moins présente mais moins forte. Et Castle y était pour beaucoup. Elle n'aurait jamais cru que cet égocentrique immature, comme elle aimait l'appeler au début de leur rencontre, aurait pu lui apporter autant. Elle se retrouvait quand il était là. Elle se retrouvait comme avant, avant le meurtre de sa mère. Elle avait alors envie de se laisser aller et d'abandonner toute cette peine derrière elle, toute cette inquiétude et ce désir de vengeance, de justice. Parfois, elle voulait juste oublier. Et parfois, elle y parvenait. C'est justement ce qui l'effrayait le plus.

Serrant les mâchoires, elle sentit la mélancolie lui tordre une fois de plus le cœur. Un air grave et nostalgique se dessina sur son visage. Elle ne s'autorisait que rarement l'occasion de penser longuement à sa mère, par peur de retomber dans ses travers, de se fermer et de revivre ses années d'errance qu'elle avait connues à son entrée à la criminelle. Mais aujourd'hui, elle en ressentait le besoin. Le besoin de repenser à sa mère, sans limites, de la dessiner dans sa tête, d'imaginer ce qu'elle serait aujourd'hui et ce qu'elles auraient pu partager, toutes les deux. Des regrets, du chagrin mais aussi des souvenirs heureux, des bribes de rires et de moments uniques, figés à jamais dans le temps, se mélangeaient en elle, épuisant un peu plus son corps et son esprit.

Elle se dirigea vers sa bibliothèque et prit un album photo entre ses mains. Elle s'assit au bord de la fenêtre, pour pouvoir les contempler à la lueur des lampadaires. La nuit était toujours aussi calme.

Elle hésita un instant puis fit défiler les photos sous ses yeux. Elle ne put retenir une larme. D'une geste, elle l'essuya puis elle feuilleta encore et encore l'album. Elle finit par le déposer sur la table basse et se rassit sur le bord de la fenêtre.

Une bande de jeunes traversa la rue. Quelques gyrophares brisèrent une nouvelle fois l'obscurité. Puis, il se mit à neiger de gros flocons. Elle aimait observer la ville depuis sa fenêtre. Observer les passants et tenter de deviner quelle histoire pouvait bien cacher leur air triste ou enjoué, leurs pas, tantôt calmes, tantôt précipités. Elle se demanda si son histoire se lisait sur son visage à elle aussi, si ses coéquipiers sentaient ce soubresaut dans sa respiration à chaque fois qu'elle passait le fameux ruban jaune délimitant les scènes de crime, lui rappelant à chaque fois le pire jour de sa vie.

Elle appuya sa tête contre la fenêtre et frissonna au contact de la vitre froide. Elle inspira profondément et espéra que le sommeil vienne la guetter mais rien n'y faisait. L'horloge du salon indiquait désormais 3h35.

Inexorablement, elle finit par se retrouver face à cette fenêtre transformée en tableau, où étaient fixés tous les éléments du dossier de sa mère. Elle détestait que l'on dise ça, le « dossier Johanna Beckett ». Elle parcourut, comme elle l'avait fait des milliers de fois, le nom des victimes, leurs photos, les lieux du crime, les éléments de preuve… Elle aurait voulu pouvoir mettre ce monstre de Bracken sous les verrous, pour toujours. Mais quand serait-il alors de sa vie ? Et de celle et ceux qu'elle aime ? Cette épée de Damoclès pointée au dessus d'elle l'empêchait de vivre pleinement. Finalement, elle referma les panneaux, cachant ainsi les mots et les images, encore trop durs, malgré l'habitude.

Elle se recula et sursauta quand elle le sentit derrière elle. Perdue dans ses pensées, elle ne l'avait même pas vu arriver.

« Hey… », fit-il

« Hey, désolée, je ne voulais pas te réveiller », murmura-t-elle

Pour toute réponse, il enlaça sa taille et posa sa tête sur son épaule, contre la sienne mais Kate ne parvient pas vraiment à se laisser aller. Il ressentit sa crispation, ses gestes fuyants. Un instant, il ne la reconnut pas. Après tous leurs efforts pour abattre les murs qui les séparaient, elle semblait faire un pas en arrière. Et il ne pouvait pas l'accepter, ils avaient bien trop souffert tous les deux pour en arriver là.

D'un geste lent, Castle se positionna face à elle et pris son visage entre ses mains pour qu'elle le regarde mais elle baissa les yeux, comme gênée de se montrer si vulnérable. Ça ne lui ressemblait pas. Elle gardait cette blessure, ouverte, en elle, et cette blessure constituait à la fois sa force et sa fragilité.

« Kate, pas avec moi »

Elle leva finalement les yeux vers lui et enfouit son visage dans le cou de Rick, se blottissant solidement tout contre son torse et l'attirant toujours plus vers elle en passant ses mains dans son dos. Les larmes restèrent au fond de ses yeux, lui embuant la vue. Un nœud suffocant lui noua la gorge.

Aujourd'hui, cela faisait 15 ans que sa mère était morte.

Le 9 janvier 1999, le jour où tout avait changé…

Ça lui paraissait tellement proche et tellement loin à la fois.

Il la serra fermement, comme pour lui voler son chagrin mais il ne pouvait que l'apaiser. Il avait compris que ce moment de l'année était un peu plus dur pour elle. Il n'avait rien dit, sentant toutefois la mélancolie qui la gagnait doucement, depuis plusieurs jours. Il passa sa main dans ses cheveux puis dans sa nuque pour descendre dans son dos.

Petit à petit, il la sentit plus calme. Sa peine, terrée au fond de ses tripes, au fond de sa gorge, était moins violente. Elle s'atténua au fur et à mesure de leur étreinte. Elle finit par relâcher doucement la pression de son emprise et ses gestes se firent plus tranquilles, plus doux.

Après un long moment, il la guida jusqu'au canapé, sous son œil interrogateur. Il sortit la boîte à souvenirs qu'elle cachait sous la table du salon et parcourut les nombreuses photos de sa mère, avec elle.

Elle se rappelait de chaque instant, de chaque échange avec sa mère, chaque parole, chaque émotion, chaque sensation, comme si le temps s'était figé, pour qu'elle n'oublie pas. Il l'écouta raconter tous ces moments de joie, de complicité, de doutes parfois. Et il la vit sourire de nouveau. Elle posa sa tête contre son épaule. Elle se sentait vidée. Il referma la boîte et la prit par la main pour l'emmener dans la chambre.

« Habille toi »

« D'habitude, c'est l'inverse que tu préfères… », lui jeta-t-elle sur un air un peu coquin.

Il lui sourit et lui fit un signe de tête vers sa garde robe.

« Allez »

Elle s'exécuta, sans poser de questions. Il prit les clefs de la voiture et l'entraîna en dehors de la ville. Ils descendirent de la voiture. Elle se colla à lui, raidie par le froid qui envahissait tout son corps. Il traversèrent l'allée et s'arrêtèrent enfin. Elle serra un peu plus sa main en posant les yeux sur la tombe qui se dressait face à eux.

JOHANNA BECKETT

VINCIT OMNIA VERITAS

Les mots résonnaient dans sa tête, elle avait passé tant de temps ici, sur la tombe de sa mère, au début de sa disparition. Puis, trop blessée et perdue, elle avait renoncé à venir se recueillir. Finalement, le temps faisant son œuvre, elle était revenue, le cœur toujours aussi lourd. Mais c'était la première fois qu'ils venaient ensemble et ça lui procurait une sensation étrange. Elle se sentait si proche de lui, silencieux et calme, à ses côtés. Elle sentait que c'était ici qu'elle voulait et devait être à cet instant précis. Et il l'avait compris.

« On finira par le coincer et on obtiendra justice pour elle. Je serai là, avec toi, quand ça arrivera. On ne l'abandonne pas. Bracken paiera. Tout le monde saura qui il est vraiment et ce qu'elle a fait pour que la vérité éclate. »

Une fois de plus, elle comprit qu'elle ne pouvait plus se passer de lui et de tout ce qui le rendait si différent. Elle passa ses mains, paralysées par le froid, sous le manteau de Castle et l'embrassa doucement.