Hemingway s'est peut-être bien retourné dans sa tombe, en voyant ça. Le pauvre homme. Je suis en train de massacrer allégrement ce qu'il considérait comme étant son meilleur texte…Cette fabuleuse nouvelle de six mots. Je le prie instamment de m'en excuser mais je n'ai pas pu m'en empêcher… Je revisionnais tranquillement Joy quand j'ai repensé à cette 'histoire'. Et voilà ce qu'on récolte…



A vendre : Chaussures bébés, jamais portées.

A vendre : chaussures bébés, jamais portées. Cela lui trottait dans la tête depuis que la douleur s'était un peu apaisée et que son cerveau fonctionnait de nouveau normalement.

Elle se souvenait précisément du jour où elle avait lu cette nouvelle, griffonnée à la va-vite sur l'ardoise d'une certaine porte de chambre de fac. Juste au dessus d'une longue file de bâtonnets maladroits.

Elle se souvenait avoir été interpellée par le texte laconique, si froid et pourtant si percutant.

Elle se souvenait d'avoir entendu son ami demander candidement au propriétaire de l'ardoise la raison pour laquelle il vendait ses chaussures. Est-ce qu'il avait des enfants ?

Elle se souvenait avoir croisé le regard –bleu- amusé dudit propriétaire, ses sourcils se lever alors qu'il ajoutait un bâtonnet à la longue liste.

Elle se souvenait avoir sourit, satisfaite, parce qu'elle –elle avait compris.

Mais ce soir, l'anecdote innocente lui apparaissait sous un autre jour. Elle n'avait rien compris en réalité. Hemingway n'avait pas écrit un simple trait d'esprit destiné à faire rire des étudiants. Quelqu'un, quelque part, avait attendu un bébé. Un bébé qui-pour une raison ou une autre- n'était jamais venu. Et ce qu'elle avait d'abord pris pour un détachement froid, ce n'était qu'une façade. Parce que parfois vos propres émotions vous dépassent et il ne reste plus que le rationalisme, la pure logique cartésienne pour tenir debout. Et l'humour… c'était encore la façon la pus indolore de se heurter à la réalité sans crier de douleur.

Un bébé.

Plus de bébé.

Un baiser.

Plus personne.

Voilà ce qui aurait pu résumer la journée. C'était étrange, tout cela s'était déroulé en moins de 24H00 et pourtant, Lisa avait le sentiment qu'il s'agissait d'une autre vie. Une autre vie où elle aurait pu avoir une petite fille à serrer dans ses bras ; une autre vie où elle aurait pu avoir…tellement d'autres choses.

Lentement, Lisa caressa de la main les trois lettres de bois sagement alignées devant elle, attendant l'heure où elles seraient fièrement apposées sur la porte. C'était doux, frais et elle frissonna. Elle avait commandé ce prénom, impulsivement. Ce qui ne lui ressemblait pas. D'ordinaire, chacun de ses actes était dûment pesé et réfléchi…mais ce jour là, dans le petit magasin, elle n'avait pas su - voulu ?- résister aux coloris tendres et à la gaieté qui en irradiait. Tenté d'ignorer la mimique légèrement inquiète de Wilson qui semblait lui dire 'est-ce qu'il n'est pas un peu tôt pour ça ?' C'était un coup de cœur...Comme une sorte de talisman : avec un prénom pareil, une si jolie chambre…Sa fille ne pourrait pas être malheureuse.

Le J se dressait fièrement, une boucle souple pour un esprit diplomate et une jambe bien droite pour aller loin. J, comme Joie, bien sûr. J comme Jouets d'enfants. Jaune. J comme le Jazz, ou la Jambe d'un certain diagnosticien. Mais aussi J, comme le Je vous avais prévenue de House. J comme J'aurais du m'en douter. J comme J'abandonne. J comme plus Jamais ça.

Le O se tortilla sous ses doigts, quelques secondes. Elle en chercha le début. La fin. Et suivi le cercle infernal, alors que ses joues ruisselaient de larmes. O comme la petite bouche parfaitement dessinée de sa fille – la fille de Becca- et son expression surprise lorsqu'on l'avait tiré du ventre de Becca. Du ventre de sa mère. O comme O comme l'Oxygène qui avait rempli les petits poumons. Un O rond comme un zéro… Zéro, ce qui lui restait. Ce qu'elle inscrirait sur la feuille des impôts dans la rubrique 'enfants'. Mais le zéro ne raconterait jamais l'attente fébrile, le bonheur éphémère et la douleur lancinante. O comme Oublier.

Le Y fermait la parenthèse. Le Y c'est le V de la victoire sur un piédestal. Y comme le Yo-yo au bout duquel son cœur se balançait depuis près d'une heure. C'est le Y de yeux, les yeux clairs d'un nourrisson. Et une autre paire d'yeux, bleus cette fois-ci. Qui la regardaient avec je-ne-sais-trop-quoi de tristesse. Puis qui fuyaient son regard… Le Yin, ou le Yang. L'opposition parfaite de deux êtres pourtant physiquement si semblables. Et leur complémentarité. Parfaite, elle aussi. Lisa sourit de la symétrie de la lettre. Parfaite. Tout était parfait dans cette chambre, ne manquait que le principal : le bébé.

Rageusement, le médecin brouilla les lettres et ferma les paupières, douloureusement. JOY fut pulvérisé, éclaté et ne resta qu'un galimatias sans signification. OJY.

A vendre : Joie. Jamais servie.


C'était court, i know. Et pas très gai...Mais si vous êtes bien sages, je vous poste un chapitre plus long vendredi...ou samedi !