CHAPITRE 1
Lorsque la porte du 221B Baker Street s'ouvrit et claqua violemment contre le mur du hall d'entrée, Sherlock sursauta légèrement. C'était tout ce qu'il fallait pour que l'effet papillon soit lancé. La goutte qui était suspendue au bout de la pipette dévia de sa trajectoire et tomba dans le mauvais tube à essai. Sherlock la regarda tomber, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte dans un cri inarticulé... Il eût à peine le temps d'esquisser un mouvement de recul que déjà la goutte transparente plongeait dans la solution d'un bleu sombre, le tout dans un petit "plop". Les molécules commencèrent leur danse sauvage, se liant et se repoussant. Les rides à la surface du liquide disparurent. Une fraction de seconde s'écoula où tout était calme et silencieux... et le tube en verre explosa juste devant le visage de Sherlock qui hurla de douleur.
John rentrait de l'hôpital où il avait donné de nombreuses consultations toute la journée. Il n'avait pas reçu de message de Sherlock lui indiquant une nouvelle enquête et en avait donc profité pour se plonger dans son vrai travail, qui lui avait un peu manqué. Le bon docteur adorait participer aux enquêtes de Sherlock : il aimait l'adrénaline de la chasse, les longues heures de veille et de réflexion, la fierté de remettre un criminel à la justice... Oui il pouvait affirmer en toute sincérité qu'il adorait tout ça, mais devoir se pencher toutes les semaines sur un nouveau cadavre lui pesait parfois. Il avait aussi besoin de sauver des vies, de pouvoir rassurer son patient en lui disant que ses tourments étaient derrière lui et qu'il pouvait aller de l'avant. Un sourire vint étirer les lèvres du docteur au souvenir du petit garçon à qui il avait annoncé que non, il n'avait pas de méchante bête dans le ventre mais juste une appendicite. Sourire qui fondit comme neige au soleil lorsqu'il manqua de se noyer en descendant du taxi qui l'avait ramené chez lui.
Une averse typiquement anglaise venait de s'abattre sur la capitale et John se mit à courir vers la porte d'entrée du 221B, les lourdes gouttes de pluie claquant contre son manteau qu'il tenait à bout de bras au dessus de sa tête. Arrivé sur le seuil il pria le Ciel pour qu'elle ne soit pas fermée à clef et se jeta sur la poignée! Heureusement elle ne l'était pas et il se rua à l'intérieur, ouvrant grand la porte qui claqua contre le mur d'entrée. A peine avait-il commencé à soupirer de soulagement qu'un hurlement de douleur venant de l'appartement du haut lui bloqua la respiration. John eût le réflexe bizarre de refermer la porte derrière lui avant de se ruer dans le couloir et de monter les escalier quatre à quatre. Tous ses sens de soldat étaient en alerte et il entendit Madame Hudson sortir de chez elle alors qu'il atteignait enfin la porte de son appartement. S'attendant plus ou moins à rencontrer de la résistance, il l'ouvrit violemment et chercha le ou les agresseurs des yeux. Rien. Le salon était vide, mais il entendit Sherlock geindre depuis la cuisine vers laquelle il se rua immédiatement.
La première chose qu'il vit fût la table de la cuisine surmontée d'un microscope, de tubes à essais et de tout le matériel nécessaire au détective pour ses expériences. La seconde fût les morceaux de verre tranchants éparpillés sur le sol et qui craquèrent sous ses chaussures. Et enfin, il vit Sherlock agenouillé par terre, les mains sur son visage. John se mit à espérer que la solution qui venait d'exploser soit rouge, pour que la flaque sous le visage de son ami ne soit pas que du sang, mais il aperçut ensuite les tâches visqueuses bleu sombre qui coloraient sa chemise autrefois immaculée. Il s'avança rapidement vers Sherlock et tenta de lui saisir les mains, mais sans les enlever de son visage le détective lui cria:
- Surtout... ne touche pas... ah... la solution! C'est un liquide...aaah! corrosif!
Cette information, loin de rassurer John, fit monter son inquiétude d'un cran. Il se retourna pour voir que leur logeuse se tenait derrière lui, très pâle, regardant la scène les yeux écarquillés. Essayant de montrer un sang froid qu'il gardait à peine il lui cria:
- Madame Hudson, redescendez chez vous appeler une ambulance! Une fois que vous l'aurez fait, ramenez-moi autant de torchons propres que vous pouvez et une grande bassine d'eau!
Et voyant qu'elle ne réagissait pas, il s'avança vers elle et cria:
- Si on ne fait rien, Sherlock pourrait subir des blessures encore plus graves ou bien restera défiguré toute sa vie! ALORS FAITES CE QUE JE VOUS DIS! IMMÉDIATEMENT!
Semblant s'éveiller de sa torpeur elle hocha la tête vigoureusement et fit demi-tour vers le salon. Pendant ce temps, John se précipita vers sa chambre où il gardait des gants médicaux et sa trousse de soins. Tout en se maudissant de ne pas l'avoir rangée plus près de la cuisine, il redescendit les escaliers aussi vite que l'éclair. Enfin, il prit une nappe dans un tiroir qu'il doubla et étala par terre avant de s'agenouiller dessus. Enfilant ses gants, il regarda Sherlock qui pressait toujours les mains sur son visage. La flaque de sang alimentée par le filet rouge qui coulait de son menton s'agrandissait à vue d'œil. John pâlit.
- Sherlock j'ai besoin que tu te mettes debout! Rapidement!
Son colocataire gémit et tenta de se relever sans s'aider de ses mains. Voyant cela, John le stabilisa en le tenant par la taille.
- Il faut que je t'enlève tes vêtements, ils sont pleins de... ce liquide corrosif! Pour le pantalon ça va mais pour ta chemise j'aurai besoin que tu enlèves tes mains d'accord?! Alors prépare toi!
Le docteur défit la boucle de la ceinture et ouvrit le bouton du pantalon noir de grande marque de Sherlock. Il tira violemment dessus et le fit descendre sur ses chevilles, apercevant au passage des brûlures sur ses cuisses. John poussa un juron et saisit Sherlock par les hanches pour le faire sortir du pantalon et s'avancer sur la nappe. Il s'attaqua ensuite à la chemise qu'il déboutonna. Ses doigts tremblaient au son des gémissements que laissait échapper Sherlock malgré lui et il finit par l'arracher, envoyant les boutons aux quatre coins de la pièce. Une grimace déforma ses traits en voyant les brûlures qui avaient attaqué la peau pâle de son torse et de son ventre. Il entendit Madame Hudson rentrer dans l'appartement et prit une grande respiration. Puis il posa les mains sur les poignets de son ami et lui dit :
- Sherlock c'est le moment d'accord?! Enlève tes mains, maintenant!
Il tira d'un coup sec. Sherlock poussa un hurlement et tomba à genoux sous la douleur, et John l'accompagna dans son mouvement. Il jeta un coup d'œil à son visage et blêmit devant le ravage qui lui était donné de voir. Le docteur détourna les yeux et lui retira sa chemise qu'il jeta au loin. Puis, il ordonna à leur logeuse de rapprocher la bassine et les torchons.
- J'ai besoin que vous nettoyiez ses mains pendant que je m'occupe de son visage d'accord? Retirez délicatement le plus de morceaux de verre que vous verrez!
Il lui tendit une paire de gants semblables au siens:
- Mettez les, il ne faut pas toucher cette solution bleue!
Le problème des mains résolu il se retourna vers son ami, une pince à la main, et lui dit d'une voix qui se voulait ferme :
- Ça va faire mal Sherlock, je suis désolé.
Et alors commença le travail le plus difficile. Il dût fixer Sherlock pendant quelques secondes pour essayer de trouver les morceaux de verre au milieu du visage déchiré. Le détective haletait, le visage crispé dans une expression de souffrance. Il y avait trop de sang pour voir correctement et John dût presser un torchon trempé au dessus du front pâle pour que l'eau dégoulinante entraîne le gros du liquide poisseux sur le sol. La plupart des éclats étaient dans les yeux et autour des orbites, mais tout le visage en était parsemé. Sa prise autour de la pince se raffermit et John commença à enlever les morceaux de verre dont l'arrachage entraînerait l'écoulement de sang le plus faible possible. Sa main gauche était posée sur le cou de Sherlock et à chaque fois qu'il arrachait un éclat, il sentait et entendait la respiration de son ami s'arrêter. Au bout d'une minute ou deux, il avait un petit tas de verre assez conséquent devant ses genoux et John dût passer à ceux qui s'étaient plantés dans ses yeux. Avant de s'y mettre il désinfecta et pansa rapidement une plaie béante sur la joue droite. Une fois qu'il eût terminé, il se rendit compte que l'écoulement de sang s'était réduit de beaucoup. Il était temps! À ses côtés, Mme Hudson retirait délicatement un long éclat translucide du pouce pâle de Sherlock. Se concentrant sur l'étape suivante, il recommença la manœuvre de nettoyage du début et en observant bien, vit que la plupart des éclats étaient SOUS les paupières. Il comprit que Sherlock avait dû observer de près la solution quand elle avait explosé, et qu'il n'avait pas eu le temps de fermer les yeux. L'angoisse lui serra la gorge à la pensée que le détective allait sûrement finir aveugle mais l'ancien soldat qui était en lui retint les larmes qui commençaient à brouiller sa vue et il se racla la gorge:
- Hum... Sherlock?
Un son à peine articulé fut la seule réponse qu'il obtint.
- Tu crois que tu peux ouvrir les yeux?
Il entendit le détective déglutir et vit ses paupières frémir mais à peine commencèrent elles à se relever qu'un cri étranglé franchit ses lèvres et qu'elles retombèrent. John vit madame Hudson sortir vivement de son champ de vision et entendit sa voix tandis qu'elle s'éloignait:
- J'ai presque fini avec ses mains et je crois que j'entends l'ambulance John. Je vais descendre leur ouvrir!
John acquiesça et se retourna vers Sherlock.
- Ta vie n'est pas en danger d'accord? Tu m'entends Sherlock?
Le détective opina lentement, mais sa respiration sifflante ne se calma pas. John retira ses gants et attrapa les mains de Sherlock. Elles tremblaient et étaient glacées. Se maudissant pour sa bêtise ( Sherlock était quasiment nu depuis dix minutes et il l'avait aspergé d'eau sans penser au fait que ses frissons n'étaient pas seulement dus à la douleur), John enleva son manteau et en couvrit les épaules du grand brun. Il avait, pour sa part, passé les dix dernières minutes à suer à grosses gouttes à cause de la panique et il savait que la chaleur serait suffisante pour que Sherlock se sente mieux. Il entendit la respiration du détective se bloquer sous le coup de la surprise et reprendre plus lentement.
- L'essentiel c'est que tu es en vie, et que tu vas le rester d'accord? Aucun de tes organes vitaux n'est touché, tu n'as rien avalé, et les brûlures de ton torse te laisseront juste des vilaines cicatrices.
- Tu ne me... parles pas de... ah... mes yeux...
Sa voix était faible et enrouée. John posa ses mains sur les avants bras du détective.
- Je sais qu'ils sont gra... gravement... touchés. Ça ne sert à rien de... aah... me mentir John.
Le fameux John ne pût qu'acquiescer lentement et en silence, la gorge nouée. Apparemment Sherlock avait senti le mouvement puisque son visage prit une expression amère.
- Est-ce que... Je vais devenir... ah...
- Je ne sais pas, le coupa John.
Il n'avait pas envie d'entendre le mot dans la bouche de Sherlock, pas quand il savait ce que ça représentait pour lui. Maintenant que l'adrénaline retombait il commençait à entrevoir l'horreur de la situation et à se rendre compte que Sherlock préférerait sûrement mourir plutôt que de vivre sans ses yeux. Il tirait toutes ses déductions de ce qu'il observait et s'il ne pouvait plus enquêter, il ne pouvait plus vivre. John le trouvait trop calme pour la situation, ce qui l'inquiétait.
- Pas de... décision irréfléchie Sherlock. J'ai déjà vu des blessures pires que celles-ci se solder par un rétablissement complet et une récupération entière des capacités. Tu m'entends? Pas de bêtises. Je vais t'accompagner à l'hôpital et je te jure que si tu fais quoi que ce soit d'insensé tu vas regretter de n'avoir eu QUE des éclats de verre dans le visage entendu?
- Mmmh...
Enfin, alors que John traitait Sherlock d'idiot, la porte s'ouvrit sur les ambulanciers. John se releva, libérant les mains du détective et se dirigea vers les hommes en blanc à qui il résuma rapidement la situation. Alors que l'un d'entre eux se dirigeait vers Sherlock pour le guider jusqu'à l'ambulance, John l'arrêta:
- Je vais le faire. De toute façon je viens avec vous.
L'infirmier lui lança un regard qui se voulait rassurant:
- Je suis désolé monsieur, mais vous ne pouvez pas monter dans l'ambulance. Nous allons à l'hôpital St Barts et vous pouvez nous rejoindre là bas d'accord?
John se rendit compte qu'il avait oublié de se présenter. Avec un petit sourire glacial (personne ne l'empêcherait de s'éloigner de Sherlock à ce moment, plutôt mourir) il sortit son badge hospitalier de sa poche et répondit:
- Je suis docteur et ce patient requiert une attention toute particulière puisqu'il s'agit d'un sociopathe présentant parfois un comportement violent. Je vais donc vous accompagner dans l'ambulance et vous allez nous emmener TOUS LES DEUX le plus rapidement possible là-bas, entendu?
L'infirmier cligna des yeux plusieurs fois et son sourire disparut.
- Bien Docteur, allons-y.
John saisit le plaid qui traînait sur le canapé et enveloppa le bas du corps de Sherlock, avant de l'aider à se relever. En observant son visage plissé par un faible sourire, il comprit que son tremblement était en partie dû à son faible rire. Sherlock lança d'une voix faible:
- Et après c'est moi... qu'on traite d... de sociopathe?
John esquissa un faible sourire et commença à le guider hors de la cuisine. Cependant, il remarqua bientôt que Sherlock savait parfaitement où aller. Évidemment : le détective dont les yeux analysaient tout, tout le temps, devait connaître les moindres recoins de l'appartement par cœur. Arrivés dans le salon, ils rejoignirent les ambulanciers qui les attendaient et qui se précipitèrent vers Sherlock.
- Surtout ne vous inquiétez pas, monsieur. Nous allons vous emmener tout de suite à l'hôpital et...
- Oui, je sais. Vous... allez vous décider à bouger ou vous atten... ah... attendez que je perde tout... mon sang?
La main de John le guidant toujours, Sherlock était passé devant les deux hommes et ouvrait maintenant la porte de l'appartement. Il se dégagea de la prise du docteur et descendit les escaliers seul, en claudiquant. John s'empressa de le suivre et s'exclama:
- Sherlock, arrête! Attention tu es bientôt arrivé en bas!
- Je sais, il y a dix-sept marches et... ah... il en reste trois, deux, une... et voilà. Oh ne fais pas cette tête exaspérée John, je peux la voi... ah... voir les yeux fermés. Et dis... aux incompétents... ah... restés au salon de se bouger!
Le bon docteur émit un claquement de langue réprobateur mais ne pût s'empêcher de grimacer un sourire: tant que Sherlock grognait, la Terre continuait de tourner! Il se retourna vers les ambulanciers qui hésitaient entre la surprise et la vexation. John ne leur laissa pas le temps du choix et leur cria en dévalant les escaliers:
- Désolé pour ça! Mais dépêchez-vous!
Arrivé en bas il rejoignit Sherlock qui tentait de rassurer une Madame Hudson stupéfaite et angoissée. Ils descendirent dans la rue, où le grand brun marqua les premiers signes d'hésitation. John posa à nouveau sa main sur sa taille et le guida à travers le flot de piétons qui leurs lançaient des regards ébahis jusqu'à l'arrière de l'ambulance dans laquelle il le fit monter et s'asseoir. Là, tandis que Sherlock dépliait son long corps en laissant échapper un gémissement de douleur, il entreprit de nettoyer le sang qui avait recommencé à couler du visage lacéré pendant que les ambulanciers les rejoignaient en silence et que le chauffeur démarrait.
Le trajet se fit dans le calme, Sherlock ne pouvant pas déduire grand chose à propos des infirmiers pour les humilier. Sous l'éclairage blanc sale de l'ambulance on lui fit une perfusion de sang et on lui injecta un peu de morphine. Les yeux rivés sur les gouttes qui passaient une par une dans le tube, jusqu'à glisser dans l'aiguille métallique plantée dans le creux du bras inerte, John était crispé : Sherlock était un ancien drogué et tout produit qui créait une accoutumance était risqué. Sentant la tension dans la main qui tenait la sienne (Sherlock avait tenté de se dégager plusieurs fois mais John avait été intraitable), le détective tourna son visage vers John.
- Ne t'inquiète pas pour la morphine. Je ne retomberai pas là dedans.
John ouvrit de grands yeux surpris et ne répondit pas. Sherlock montrait rarement qu'il prenait en compte les inquiétudes des autres, et il lui était reconnaissant de faire cet effort avec lui. John lui pressa brièvement la main et essaya de se détendre le reste du trajet, mais les gémissements sourds que laissait parfois échapper Sherlock le touchaient jusqu'au cœur.
Ils arrivèrent enfin à l'hôpital où Sherlock fût emmené en salle d'opération, loin des yeux de John. Ce dernier se dirigea vers la salle d'attente et l'arpenta de long en large, complètement désœuvré et cherchant une idée à laquelle s'accrocher, quelque chose à faire qui pouvait aider Sherlock. N'importe quoi valait mieux que de rester assis là sans rien faire! Les minutes passaient et le flot de blessés et de docteurs s'écoulait. Après un énième aller-retour entre le distributeur d'eau et les magazines John poussa un cri de frustration et se laissa tomber sur un siège, la tête entre les mains : rien ne lui était plus insupportable que ce sentiment d'impuissance. Il sortit son portable et alla dans ses contacts, mais au moment où il allait appuyer sur "Greg Lestrade" il sentit un objet dur lui tapoter l'épaule. En tournant vivement la tête, il faillit se casser le nez sur la pointe d'un parapluie noir derrière laquelle il pouvait voir une silhouette familière.
- Mycroft!
Et jamais, jamais John n'aurait pensé qu'il prononcerait un jour ce nom avec autant de soulagement.
