Chapitre Premier

Rien n'est figé

« Tout change. Seul ne change pas ce qui est voué à disparaître. »

« Le 19 octobre de l'an 142 du Quatrième Âge, Innar l'Héritier assemble les armées des Peuples Libres et les lance à l'assaut de la forteresse d'Elkhad. Cette bataille sera surnommée plus tard « Bataille du Canyon de la Folie ». »

L'enseignante fit une pause dans son récit pour s'éclaircir la voix, tandis que les élèves consignaient ses paroles. Elle prit un verre sur son bureau et bu quelques gorgées d'eau pure. Elle continua :

« La bataille dure près de cinq heures, mais finalement, les premières lignes des forces libres écrasent les Elfes Rouges, tandis que l'arrière contient de justesse la charge des Lakans d'Annulin. Le futur Empereur Innar affronte seul à seul Arin le Rouge et le défait en quelques minutes. Le reste des Elfes Rouges… »

On frappa à la porte. Aussitôt, la poignée tourna et un homme apparu dans l'encadrure.

- Puis-je vous voir une seconde ? Demanda-t-il.

Son visage était très fin, ses cheveux d'un noir de jais, et ses yeux d'un bleu si clair qu'on les aurait crû blancs balayaient la salle de classe avec nervosité. Il se mordillait la lèvre de façon presque compulsive.

L'homme ressortit de la pièce, suivi de l'enseignante qui tira la porte derrière elle.

- Tu es déjà revenu, dit-elle en souriant soudain.

- L'opération n'a duré que deux jours, plus six autres jours pour l'aller et le retour. Les cours d'histoire se déroulent toujours bien ?

- Oui… Oh ! Tu sais ce que c'est… On nous demande d'enseigner une version idéalisée, mettant en valeur la supériorité de l'humanité…

- J'ai entendu ça. Eh bien, il faut bien assurer la loyauté envers l'Empire, je suppose.

- Tu voulais me dire quelque chose ?

- Ah, j'allais oublier. Regarde.

Il sortit d'une de ses poches un morceau de papier sur lequel était griffonné un petit dessin au crayon. On discernait vaguement un losange dont les sommets étaient entourés chacun d'un cercle. Quatre mots y étaient griffonnés. Du moins, pouvait-on supposer qu'il s'agissait de mots, car leur alphabet n'avait rien de comparable à celui utilisé par les hommes.

- J'ai trouvé ce symbole dans le repaire de gobelins qu'on a été chargés de nettoyer. Le chef des Têtes de Morts l'a examiné en prenant des notes, mais il n'a rien dit. Ca t'évoque quelque chose ?

Earil prit le papier et le scruta attentivement, comme si elle cherchait à voir au travers.

- Ca ne ressemble à rien que je connaisse. Tu veux que je fasse quelques recherches ?

- Oui, j'aimerais beaucoup.

- Je le confierais au Département d'Archéologie. Donne-moi quinze jours.

Il s'essuya le front du revers de la main.

- Tu en prends toujours ? Demanda-t-elle à voix basse.

L'homme ne répondit pas.

- Tori…

- Je repasserais dans deux semaines.

Tori Lechn rebroussa chemin et sortit de l'institution.

Il eut beaucoup de mal à retrouver l'écurie dans l'ensemble de bâtiments. Finalement, il passa le département de chimie et retrouva sa monture brune.

Il sillonna pendant près d'une heure durant la route de terre qui reliait Osgiliath à la Cité Blanche. Il voyait déjà au loin la Tour illuminer l'horizon, et discerna les quatre longues cheminées qui l'atteignaient presque en taille. Celles-ci lâchaient dans l'air des volutes de fumée grisâtre qui s'envolaient tout droit dans les cieux.

Que la Terre du Milieu avait changé depuis l'avènement de l'Empire !... Il ne fêterait son treizième anniversaire que dans trois jours, et pourtant il semblait aussi vigoureux que s'il en avait cent. Minas Tirith n'était plus la même depuis cette époque. Aux maisons de marbre étaient venus s'ajouter des ateliers qui fonctionnaient nuit et jour, des forges qui ne s'éteignaient pratiquement pas de la semaine, et une grande université qui jouxtait le Palais des Rois (lequel avait été rebaptisé Palais Impérial, ce qui ne changeait en fait pas beaucoup sa fonction, puisque les réunions impériales se déroulaient le plus souvent à Fondcombe).

Cette rapide évolution avait commencé deux mois après le couronnement d'Innar l'Héritier, lorsque quelques sages découvrirent les propriétés proprement étonnantes d'un phénomène qu'ils baptisèrent « vapeur d'eau ». On entrevit dans une chose jadis considérée comme banale la possibilité de changer radicalement la face du royaume.

Et ce ne fut pas qu'une idée. En quatre mois exactement, la plus grande part des villes de la Terre du Milieu s'équipèrent des toutes nouvelles machines à vapeur qui assouplissait nettement le travail de l'homme. Le premier domaine touché fut les ateliers textiles. On remarqua bien vite que l'automatisation augmentait non seulement le rendement de façon non négligeable, mais permettait également une meilleure précision et des résultats d'une qualité très supérieure.

Quelques personnes particulièrement astucieuses (ou suffisamment chanceuses) parvinrent à profiter de cette croissance phénoménale pour leur enrichissement personnel. Ils devinrent en quelques semaines plus riches et plus puissants que les comtes, barons et ducs de leurs territoires. Leurs grandes fortunes rendirent la plupart d'entre eux très généreux, et beaucoup s'improvisèrent mécènes. De nombreux savants et artistes reçurent d'énormes subventions et purent se consacrer entièrement à leurs œuvres.

Et ce fut la naissance de ce qu'il faut bien nommer « science ». On construisit en toute hâte de vastes laboratoires, et les hommes de la Cité Blanche, sous la tutelle de leur Roi, érigèrent dans la ville reconstruite d'Osgiliath l'Université d'Elendil, gigantesque édifice où étudiait chaque année l'élite intellectuelle du Gondor, et plus rarement de certaines provinces du Rohan.

Non pas que les doyens se montraient particulièrement sélectifs, mais une certaine fierté communautaire était née après que les elfes de Fondcombe avaient bâti à leur tour une Université, qu'ils baptisèrent « Laita-Illuvatar » (ou dans leur langue « louanger Illuvatar »), dans laquelle n'étaient autorisés que les elfes de sang « pur ». Le ressentiment des différents peuples, bien que ténu, fut évident, certains qualifiant même cette décision de « provocante ». La situation s'améliora lorsque les Nains bâtirent eux aussi leur Université dans les contreforts de la Moria, et que les échanges entre les différents savants de la Terre commencèrent.

Tori Lechn était pratiquement au pied de la muraille récemment rebâtie de Minas Tirith. Il remarqua soudain à quel point les bas étages de la Cité étaient devenus gris, du fait des fumées qui s'échappaient des différentes usines. On distinguait à gauche de la porte les armureries, d'où l'on pouvait voir des charrettes entrer remplies de minerai de fer, et ressortir charriant diverses armes, armures et flèches. De l'autre côté, des paysans venus du rivage sud du Gondor apportaient d'énormes quantités de grain, qui était très vite transformées en diverses pains et pâtes.

- Halte ! Cria un garde en voyant la monture de Tori approcher. Qui va là ?

- Sergent Tori Lechn, des Services de Renseignement Impériaux, répondit-il en tendant une liasse de papiers.

L'officier militaire les feuilleta en s'attardant sur le sceau impérial, puis fit quelques signes du bras à un soldat posté sur la muraille. Celui-ci tira un levier qui actionna le machinisme des portes.

Les rues de Minas Tirith étaient bondées. Partout, des chalands, des charrettes et quelques patrouilles de gardes allaient et venaient. Tori remit sa monture à l'étable et se faufila difficilement jusqu'au sommet de la Cité.

Le palais royal avait été entièrement reconstruit. Après sa destruction des mains d'Arin le Rouge lui-même, aucun des plans architecturaux n'avait pu être retrouvé. On avait confié à quelques maçons de le rebâtir selon les souvenirs qu'ils en avaient, mais la version finale était quand même restée très différente de l'original. En tous cas, de l'avis de Tori.

Et les deux grandes portes de bois ouvragées lui semblaient également différentes lorsqu'il y posa les mains pour les ouvrir. Tori Lechn s'avança dans le long corridor et s'arrêta à exactement douze pas du trône impérial, comme le voulait la tradition. Il dégaina son épée et la posa pointe contre le sol, mains sur le pommeau, tandis qu'il mettait un genou à terre et baissait la tête en signe de dévotion.

Innar Denasio, Roi du Gondor et protecteur du Mordor, Empereur de la Terre du Milieu, paraissait infiniment impressionnant vêtu de la toge impériale pourpre et or. Son regard était profond, pénétrant et quelque peu froid. La couronne royale était posée sur l'accoudoir de son trône blanc, juste derrière son coude droit. Il arborait avec une certaine fierté le collier impérial, dans lequel le Diamant de Terre était toujours enchâssé, brillant de tout son éclat.

- Sergent Tori Lechn, Observateur du Service de Renseignement Impériaux, au service de sa majesté l'Empereur de toute la Terre du Milieu, énonça-t-il lentement, en articulant proprement. Je viens faire rapport de la mission édictée par mon seigneur dans le repaire gobelin des profondeurs de la Moria.

L'Empereur se leva pesamment, et congédia les quelques personnes présentes d'un signe de tête. Il descendit les quelques marches qui le séparaient de Tori, puis lui fit signe de se lever.

- Alors, mes hommes se sont-ils montrés à la hauteur ?

- Très largement, votre majesté. Je n'ai jamais vu une telle habilité et une telle indéfectibilité au combat. Ils n'étaient probablement qu'à un contre quinze, mais les gobelins ont été vaincus et mis en fuite en une heure à peine. Cela a été la mission la plus rapide à laquelle j'ai participé.

- Vraiment… murmura Denasio. Puis il reprit à haute et intelligible voix : Rien à signaler, en dehors de tout ceci ?

- Non, monsieur. Tous les détails sont dans le rapport que je vous ai fait envoyer.

- Très bien, répondit l'Empereur. Vous pouvez disposer.

Ces mots soulagèrent Tori, car depuis son entrée dans la salle du trône, quelque chose dévorait ses entrailles. Cela n'avait rien à voir avec le stress, l'inquiétude, ou quelque émotion que ce soit. Il fit une révérence, puis partit sans tarder. Il dévala plusieurs volées de marches arriva devant son logis. C'était une petite maison, presque un appartement, fait de pierre blanche, comme le reste de la Cité. La proximité avec l'un des ateliers couvrait régulièrement la façade de gris, dû aux fumées rejetées.

Il ferma la porte à double tour derrière lui, jeta sa cape brune de fonction sur le lit et la fouilla nerveusement. Il tomba finalement sur une petite sacoche verte, semblable à une tabatière, qu'il ouvrit avec une telle vigueur qu'il faillit la déchirer. Il en sortit une pincée de granulés mauves qu'il inspira aussitôt par les narines. Avec un dernier soupir étranglé, il s'effondra sur son lit et sombra dans d'étranges rêves aux couleurs artificielles.

A plusieurs dizaines de mètres au-dessus de lui, l'Empereur Innar Denasio inscrivait rapidement ces quelques mots sur un morceau de parchemin :

« Snts drs oqds, qntunmr bnlldmbdq »