Ce chapitre a été édité le 07/04/16.


Le brasier l'emporta. Prisonnière des flammes, elle cria à s'en arracher la gorge. Elle cria le pouvoir qui la rongeait de l'intérieur, cria la noirceur qui avait peu à peu étendu son emprise sur elle, qui l'avait transformée en ce qu'elle était devenue : un monstre de vengeance et de fureur. Elle cria sa rage et son deuil et sa haine, et tous allèrent nourrir les flammes qui la dévoraient. Un par un, le feu les consuma, et après une éternité de tourments, il ne lui resta plus que la douleur.

Alors seulement, elle hurla.

La roue tourne vers le dernier Enfant de Dragon.

Elle était la dernière, et elle allait mourir.


La mort m'a toujours terrifiée. Petite, mue par une fascination malsaine, j'avais essayé d'imaginer comment je mourrais. Nous avions des poules à la ferme, et parfois le loup en prenait une. Fille de fermiers que j'étais, moi qui ne connaissais à l'époque rien du vaste monde, ma plus grande crainte était d'être emmenée à mon tour.

Comme cela paraît futile aujourd'hui ! Pourtant, quand j'avais six ans, aucune de mes angoisses ne surpassait celle-ci. Mes parents, de braves gens harassés de travail, avaient trouvé là un moyen aisé de me maîtriser. Comment obtenir une attitude exemplaire de ma part ? Ils n'avaient qu'à me dire le loup vient chercher les petites filles pas sages. Le mensonge était d'une efficacité radicale : dès que je commettais la moindre erreur – renverser un peu de lait après la traite des chèvres, chiper un morceau du pain tout chaud de ma mère – la vision des crocs immenses de la bête me figeait sur place.

Je n'avais jamais vu un loup de près, bien sûr, mais l'imagination des enfants est toujours féconde pour inventer des monstres sous le lit.

Oui, je crois bien qu'aussi loin que remontent mes souvenirs, la mort a été ma plus grande crainte. Seuls les hypocrites et les Nordiques me le reprocheront. Les autres, j'en suis sûre, comprendront. La peur de la mort n'est-elle pas chose naturelle pour nous autres mortels ? N'avons-nous pas inventé mille palliatifs pour la repousser ? Songez-y ! Entre les romans qui vous font vivre cent vies plutôt qu'une seule, les traités de philosophie arguant qu'après le trépas, notre essence survit dans les royaumes divins… Sans oublier, bien sûr, les innombrables charlatans de foire avec leurs amulettes en ferraille. Et puis la foi, bien sûr ! L'assurance qu'ont certains que leurs dieux les sauveront ! Que quand ils auront laissé Nirn derrière eux, ils subsisteront en Oblivion ou sur Aetherus !

Seuls les Altmers, le plus sage des peuples, ont refusé de se laisser berner par de si douces menteries. Non, mes lointains ancêtres n'ont pas voulu croire en de telles sornettes. Au lieu de ça, ils se sont lancés dans le projet le plus fou, le plus sensé qui soit : retourner à l'immortalité qui était la leur autrefois. Mais même eux, millénaire après millénaire, ont perdu de vue cette noble quête. Aujourd'hui, leur race a versé dans la folie du Thalmor.

Il n'y a plus guère de monde, en ces temps troublés, pour se souvenir que le Thalmor a été un espoir pour tous les peuples des millénaires plus tôt. Non, nous avons oublié cela. Désormais, presque personne ne s'attaque à la racine du problème. Dans les esprits, la mort est devenue inéluctable ; au lieu de vouloir la combattre, nous nous contentons de nos palliatifs.

Beaucoup se guérissent de cette crainte en priant. Ils se disent que s'ils sont bons et vénèrent les Aedra ou Daedra, ceux-ci les emmèneront à leur mort dans des paradis où ils vivront heureux. Ainsi soulagés, ils parviennent à ignorer le spectre qui plane sur eux chaque jour de leur courte vie.

J'aurais pu en faire partie, moi aussi. Si la peur de la mort est proportionnelle à la piété, je serais probablement devenue la femme la plus zélote en Haute-Roche ! Mais quand ma vie a atteint un embranchement, on m'a poussée dans une autre direction. J'aurais pu finir prêtresse à répéter inlassablement les mêmes prières insanes… Mais les choses ne se sont pas déroulées ainsi.

Cependant, malgré le nombre de morts que j'ai pu imaginer à sept ans, il ne me serait jamais venu à l'esprit que je finirais ainsi, dans un chariot bringuebalant, en si excellente compagnie.

Je regarde mes compagnons d'infortune. On dirait le début d'une plaisanterie : un rebelle, un voleur et une mage entrent dans un fort militaire…

- Vous là-bas ! me lance un Nordique brun. Vous et moi ne devrions pas être ici. Ce sont ces Sombrages que l'Empire veut.

J'ai envie de lui répondre mais les mots me manquent. « Effectivement, comme c'est dommage » ? On va mourir. Je vais mourir et cette idée me fait si peur que j'ai envie de vomir. Ma crainte de toujours est sur le point de se réaliser. Mourir, moi ? Scénario invraisemblable ! Possibilité inacceptable ! A vingt-six ans seulement, alors que je suis encore si jeune pour une semi-Elfe, une Brétonne ? Allons ! Selon les critères de mon peuple, je n'ai même pas atteint l'âge adulte !

Pourtant, la mort s'approche à chaque secousse du chariot délabré. Je vais mourir, et pourquoi, hein ? Les guerriers meurent sans cesse ; les nobles qui se rebellent finissent décapités, les voleurs pendus… Mais je n'appartiens à aucune de ces catégories. Je le jure sur le Calcul : je n'ai jamais touché une arme de ma vie.

Je ne veux pas mourir. Quand la charrette pénètre dans la ville, alors que les soldats autour de nous se raidissent, j'ai l'impression que je vais m'évanouir. Le général Tullius est là, à côté d'Elenwen, première ambassadrice du Thalmor en Bordeciel.

Oh, comme elle est belle, la noble dame ! Belle, belle, belle comme le soleil couchant, de cette beauté noble et éthérée que les races humaines tentent d'imiter sans y parvenir. Aussi belle que dans les peintures, ce que je pensais impossible, et pleine de la grâce arrogante que les Altmers revêtent quand ils se savent observés par des Humains impressionnables. Lorsque son regard se pose sur moi, elle ne marque même pas un temps d'arrêt ; ses yeux glissent avec indifférence vers les autres condamnés. Qu'est-ce que la puissante Mage aurait à faire d'une Brétonne à l'article de la mort ?
La pensée me frappe comme un poing : je vais mourir. C'est trop rapide ! Quand on nous fait descendre du chariot, je trébuche et me fais relever brutalement. La vue du bourreau appuyé sur sa hache ensanglantée me paralyse d'angoisse. Il est recouvert d'une maille terne qui dissimule la moitié supérieure de son visage, et ne dévoile que ses yeux et la barbe qui lui mange le menton.

Je vais mourir, par Alsiel ! Avec tous mes espoirs, tous mes rêves et tout mon savoir, je vais juste disparaître. Mais je ne veux pas ! Le voleur à côté de moi appelle ses dieux, et j'ai envie de lui hurler de se taire parce qu'on va mourir, on va tous mourir, lui comme les autres, et ses dieux nous regarderont mourir avec désintérêt car ils n'en ont rien à faire

Je suis dans une sorte de transe quand le capitaine impérial, un Nordique solidement bâti, égrène les noms de mes compagnons d'infortune. Le voleur tente de s'enfuir et meurt sous les flèches. Je tremble de tous mes membres alors que son corps s'effondre comme une marionnette dont le forain vient de couper les fils. Il n'était finalement pas si bête : au point où on en est, courir vers les portes a plus de sens que de rester là, comme du bétail prêt à être conduire à l'abattoir. Si je demeure en place, ce n'est que parce que je suis lâche – mon unique désir est de grappiller quelques secondes de plus sur Nirn. Du coin de l'œil, je vois le bourreau affermir sa prise sur le manche de la hache. Il se prépare probablement à l'usage qu'il va en faire bientôt – trop tôt. Oh, par l'Art, que quelqu'un me sauve ! J'ai peur. Je voudrais que Tante Elidor soit là !

Le capitaine me regarde avec un air de compassion. J'ai de quoi faire pitié, tremblante, en sueur dans mes vêtements déchirés, à peine capable de comprendre les questions qu'il me pose.

Ironie suprême en cet instant d'horreur : mon nom n'est pas sur la liste des condamnés. Je n'en suis pas surprise. C'est logique, après tout. Ils veulent me tuer sans que personne n'en sache rien. Ils savent : le général Tullius me regarde avec froideur, et l'indifférence de Dame Elenwen n'est qu'une façade.

Cela me déchire qu'une si noble dame, une si puissante mage, se méprenne à ce point. Je l'observe du coin de l'œil. Elle porte la robe du Thalmor, mais la sienne est coupée dans un tissu lourd et luxueux qui dépare au milieu des militaires en uniforme. Ses cheveux sont tirés en arrière – bien entendu – et sur ses doigts luit une véritable bijouterie de bagues en tout genre, leurs enchantements à peine perceptibles à la lisière de mes sens. J'ai envie de hurler. Comment pouvez-vous faire cela ? Dame Elenwen, n'êtes-vous pas mage, n'êtes-vous pas Altmer, n'êtes-vous pas Thalmor ? Ne descendez-vous pas en droite ligne de la Première Reine ? Je veux que mes mots désespérés l'atteignent. Ne voyez-vous pas, ô ma Dame, que tout cela est folie ?

Ne voit-elle pas, cette Elfe pourtant brillante, la folie à laquelle elle souscrit ?

Soudain, la vanité de mes envies me frappe – si tant d'autres, plus vieux et plus sages, n'ont pas réussi à la faire dévier de son chemin, qui suis-je pour m'en croire capable ? Alors mon espoir se change en panique. Si je veux hurler, c'est désormais pour que cette traîtresse, cette idiote sente ma douleur et ma rage ! J'hésite vraiment à mettre à exécution ce projet fou. Qu'ai-je à perdre ?

Mais avant que j'aie pu me décider, on m'amène vers le billot d'une poussée brutale dans le dos. La terreur m'envahit à nouveau.

Le premier condamné est un Nordique qui fait taire la prêtresse d'Arkay et s'installe sur le billot avec une aisance incompréhensible. La hache du bourreau est un cauchemar d'efficacité. Elle s'abat sans hésitation, comme dotée d'une volonté propre, et presque sans bruit : juste le craquement funèbre des vertèbres qui se rompent. Quand le corps sans tête du Nordique glisse sur le sol, je laisse échapper un gémissement paniqué. Par le Calcul, je ne veux pas, pitié

- Avance ! me dit le soldat derrière moi.

Je ne peux pas. Lorsqu'il me pousse en direction de mon destin, mes jambes cèdent et je m'effondre sur le sol. L'homme doit me traîner à moitié alors que, en larmes, je fixe la hache vorace du bourreau. Mon maigre courage m'a désertée depuis longtemps : faible et tremblante, je m'accroche à la tunique du soldat, je le supplie de ne pas faire ça, je lui dis que je n'ai même pas trente ans, que je ne viens pas de Bordeciel, qu'il peut tous les tuer mais pitié, pitié, laissez-moi partir… Il ne me jette qu'un regard de mépris. Et je sais que je suis méprisable mais je ne veux pas mourir. Quel stratège a dit que la vraie valeur d'un homme se voit à la façon dont il affronte la mort ? Alors je suis plus bas que le plus bas des chiens. Plutôt vivre sans honneur que de mourir dans la gloire ! Mais en ce jour funeste, on ne m'offre même pas le choix. Je n'aurai ni la vie, ni la gloire. Je n'aurai qu'une décapitation rapide dans un petit poste nordique, loin de ceux et ce que j'aime. Apprendront-ils un jour les circonstances de ma mort ? Même cela, je ne peux le savoir.

D'ici quelques secondes, je ne pourrai plus rien savoir.

Quand on me plaque contre le bloc de bois, la tête sans vie du rebelle me saute aux yeux. C'est plus fort que moi : mon estomac se soulève. Je rends le peu de bile qui me reste, un liquide aigre qui s'accroche à mes cheveux bruns et répand une odeur pestilentielle. Quelle importance ? Je suis déjà si sale que ma peau dorée paraît grise…

Je ne veux pas mourir. Pitié, par tout ce qui est bon dans ce monde, je ne veux pas mourir ! Je veux revoir l'Oncle François et Tante Elidor, Maître Orintur et sa longue barbe dorée, Arthur avec ses regards de connivence… Oh, je voudrais tant revoir, pour la dernière fois, les maisons de pierre de Daguefilante !

Un rugissement lointain brise le silence.

Ma carapace de terreur se fissure. Autour de moi, je sens les soldats hésiter. Qu'est-ce ? Peut-être s'agit-il d'une bête qu'on ne trouve qu'en Bordeciel… Mais non, cela ne se peut – si c'était le cas, les soldats ne se regarderaient pas les uns les autres, à la recherche de celui ou celle qui pourrait les éclairer. Eux aussi ignorent d'où provient cette clameur bestiale.

La nausée qui me tord le ventre s'affaiblit un peu alors que, pour la première fois depuis le lever du soleil, une lueur d'espoir apparaît.

Un ours, un smilodon, un troll ? Peu importe, c'est un imprévu. Je suis là, sur le billot depuis au moins une minute, et ma tête est toujours solidement attachée à mes épaules. Réfléchis, réfléchis, qu'est-ce que ça peut bien être ? Malgré les ordres secs de la capitaine Rougegarde et du général Tullius, les soldats hésitent. La nausée dans mon ventre recule encore. La terreur qui embrouillait mes pensées relâche enfin son emprise : je peux à nouveau réfléchir.

Est-ce que je vais vivre ? Et par les Tours, qu'est-ce qui peut bien rugir ain…

Le dragon qui se pose soudain sur la tour répond à ma question dans un nuage de poussière.

Un dragon. Un dragon, par le Calcul ! Oui, c'est bien un dragonse pose sur la tour, une immense bête noire comme la nuit et couverte d'écailles luisantes, une créature de ténèbres dont les ailes de jais masquent la lumière du jour.

Quoi ? proteste la mathématicienne en moi. Probabilité : infinitésimale. Evénement communément qualifié d'impossible. Regarde-le, il est monstrueux, ce genre de choses n'existe que dans les contes

Le rugissement du dragonme frappe comme un mur de vent venu d'un autre monde. Je bascule en arrière ; ma tête vient cogner le sol avec un bruit mat. Mn cri de douleur se perd dans la panique ambiante. Il me faut quelques précieuses secondes pour réaliser que mon bourreau a lui aussi été balayé par le souffle, qu'absolument tout le monde est à terre. Si je veux vivre, je dois m'enfuir maintenant – et bon sang, je veux vivre, dragon ou pas. Je me lève en vacillant, prenant appui sur mes mains enchaînées, et sens une poigne solide m'aider.

- Hé, vous ! Levez-vous et venez ! Allez, les dieux ne nous donneront pas d'autres chances !

C'est le Nordique du chariot – le capitaine impérial l'a appelé Ralof. Ralof, donc, me soulève par ma tunique de jute et m'entraîne avec lui en direction d'une tour. Je tente vainement d'oublier le deus ex machina qui vient de me sauver la vie – un dragon, bien sûr, rien de plus normal, ce n'est pas comme s'ils étaient tous censés être morts ! Un nécromancien a-t-il joué avec des rituels trop dangereux pour lui ? Un groupe de mages s'est-il uni pour forger un pantin en forme de dragon ?

Ou bien ce monstre des temps passés est-il réel ?

On verra plus tard, je décide en me mordant la lèvre alors qu'une épée abandonnée entaille mon mollet. Cours !

Tout autour, c'est le chaos. J'aperçois sur ma gauche un jet de flammes – un dragon, par l'Art, c'est un dragon ! – et sens une odeur de chair brûlée. La destruction est incroyable. En quelques secondes, la créature a tout dévasté. L'incendie mange les maisons de bois, les soldats hurlent leur douleur ou des ordres, je ne sais pas, je ne veux pas savoir, et l'air doux de Vifazur est devenu un brasier horrible qui me brûle les bras.

Nous pénétrons à vive allure dans la tour. D'autres hommes sont là, tous des rebelles. Je reconnais leur chef. Il a perdu son bâillon et regarde ses maigres troupes avec un air décidé. Cet homme porte la guerre sur lui, même une civile comme moi peut le voir : elle se love dans les rides entre ses sourcils, aux plissures de sa bouche, sur les cicatrices blanches qui strient ses bras. Les rebelles, du blanc-bec tremblant jusqu'au vétéran aguerri, posent tous sur lui un regard de confiance absolue. Quoi qu'il ait fait pour mériter cette loyauté, ce doit être suffisant pour que je lui fasse confiance. Oui, je suivrai cet homme – du moins jusqu'à ce que nous soyons tous sortis de cet enfer.

- Jarl Ulfric, qu'est-ce donc que cela ? Les légendes auraient-elles dit vrai ? demande mon sauveur.

- Les légendes n'incendient pas des villages entiers !

Je réalise brutalement que même si ma tête n'est plus sur le billot, je suis toujours en danger de mort. Il faut partir, et vite, avant que le dragon ne décide de s'intéresser à nous. Mais comment s'enfuir sans attirer l'attention de la bête ou celles des Impériaux ?

Une barrière, me propose mon esprit. Sauf que je n'ai aucune certitude que mes barrières tiendront contre un dragon. Je ne suis pas une guerrière, est-ce que je l'ai déjà dit ? Je ne sais pas me battre. J'ai beau avoir la mâchoire forte et les yeux sombres, je serais incapable de vaincre un gamin de douze ans armé d'une épée.

Des tunnels ? Ça pourrait marcher. Les forts de Haute-Roche ont toujours des tunnels, ne serait-ce que pour stocker les vivres au frais. Ceux de Bordeciel sont sûrement construits pareils. On pourrait s'y réfugier, attendre que le dragon ait tout dévasté, puis faire une sortie en force. Au milieu des rebelles, je serais en sécurité. Les Impériaux doivent tenir la ville : ils se laisseront décimer jusqu'au dernier plutôt que de se terrer dans des tunnels, j'en suis certaine. Eux n'ont pas peur de la mort.

Je suis sur le point de proposer cette idée à Ralof quand le chef hurle :

- Par la tour !

J'obéis mécaniquement, même si une part de mon esprit se demande bien pourquoi. Monter dans une tour ? Notre ennemi fend les airs avec la vitesse d'une flèche et la force d'un boulet de catapulte ; un coup de sa patte colossale suffirait à détruire le fragile édifice de pierre dans lequel nous nous sommes abrités.

Les dieux soient maudits, mon interrogation se révèle prophétique. Nous sommes à mi-chemin lorsque le mur de pierre s'effondre devant moi. Aucune lumière n'entre par le trou béant : je ne vois que la gueule du dragon.

A l'aide, gémit pitoyablement une petite voix au fond de moi. Je n'ai pas été élevée pour ça ! Il est tellement plus puissant que moi que c'en est ridicule – son regard seul suffit à me clouer sur place.

Je suis tétanisée. Il est immense, noir, et tout en lui respire la haine et la violence. Une odeur âcre de fumée se dégage de ses écailles ; ses yeux rouges me fixent avec une intelligence mauvaise. Mon esprit me crie dans mille langues de fuir mais mon corps est comme déconnecté. Même quand sa gueule s'ouvre à nouveau, je ne bouge pas. Je peux voir le fond de sa gorge rougir pour préparer les flammes qui vont me brûler, j'arrive même à imaginer l'agonie et la mort qui vont m'emmener…

Mon salut vient d'une poigne qui agrippe ma tunique et me tire vers l'arrière juste à temps.

- Est-ce que vous voulez mourir ? me hurle l'homme blond – Ulfric, le jarl Ulfric. Reculez !

Les flammes me sortent de ma torpeur. Un homme hurle dans le brasier. Je crois que je hurle avec lui – mais comment savoir ? Mon cerveau ne peut pas traiter tous les stimuli qui arrivent de tous côtés, c'est impossible !

Comment les choses ont-elles pu en arriver là ? Je hais le Thalmor et l'Empire, je les hais comme jamais, alors que le malheureux se tait enfin et que le dragon s'envole à nouveau.

Je ne peux pas détacher mes yeux du corps calciné.

- Vous voyez l'auberge, de l'autre côté ? me dit Ralof. Sautez sur le toit et continuez !

Il y a un cadavre étalé sur les pierres. Suis-je la seule à y penser ? Cet homme vient de mourir brûlé vif. Comment ses compagnons d'armes peuvent-ils continuer à agir, à se concentrer sur leur fuite ? Je ne peux pas. J'en suis incapable. Le corps est au-delà de toute identification ; ce n'est qu'un amas de chair carbonisée qui fume encore…

- Sautez ! hurle quelqu'un.

Il est mort. Brûlé vif. Et ses dents – oh, comme elles paraissent blanches au milieu de ce corps noirci !...

Je pousse un hoquet de surprise : quelqu'un a saisi l'arrière de ma tunique et me projette vers l'ouverture. Pendant un instant, la panique me prend – dois-je sauter jusqu'à l'auberge ? Mais mes mains sont encore attachées !

- Non !

Personne n'écoute mon cri affolé. On me balance comme un sac de pommes de terre, et heureusement, l'instinct reprend le dessus. Je saute aussi loin que possible. Je roule sur le sol en me recevant, me cogne la tête contre une poutre et évite de justesse un drap enflammé. Pas le temps de me retourner pour voir si mes sauveurs suivent. La douleur a brisé mon instant de choc. Ici, ce n'est pas la bibliothèque de l'Ecole : il faut bouger ou brûler.

Quand je sors de l'auberge, le dragon est là. Où que je regarde, il n'y a que du sang et des flammes. Je reste paralysée pendant de précieuses secondes, incapable de me décider, jusqu'à ce qu'un rugissement me fasse bondir. Mes mains toujours attachées, je cours me réfugier derrière un mur à moitié effondré.

Une bien mauvaise surprise m'y attend : le capitaine impérial de tout à l'heure est là, un enfant dans ses bras. Nous nous fixons, aussi surpris l'un que l'autre.

- Encore en vie ? lance-t-il.

Je recule lentement comme s'il était un chien sauvage.

- Non, ne fuyez pas ! Ecoutez, restez près de moi.

Il relâche l'enfant, lui murmure quelques mots. Le garçonnet file à travers les ruines.

Quant à moi, je retiens un rire éberlué. Rester près de lui ? Allons, Nordique, ai-je l'air si folle ?

- Je ne vous veux aucun mal, continue-t-il. Vous n'êtes pas une criminelle. Vous n'étiez pas sur la liste.

Folle, je dois pourtant l'être, car un instinct fait taire mes craintes. Quand il me tourne le dos pour se mettre à courir, je me lance à sa poursuite. Je n'ai pas le choix ; je ne connais pas ce lieu. Au milieu du brasier, nous enjambons cadavres calcinés et maisons éventrées. Je sens parfois sur ma peau le froid de l'ombre du dragon. Plusieurs fois, mes jambes me lâchent. A chaque fois, je me relève, portée par la terreur et par une féroce envie de vivre.

Où le capitaine nous emmène-t-il ? Il semble savoir où il va, mais les gens agissent parfois de manière idiote dans la panique – comme d'observer sans bouger la gueule d'un dragon prêt à vous calciner.

- Les tunnels ! crié-je au-dessus du vacarme.

Il hoche la tête sans se retourner et traverse en courant une zone dégagée.

C'est là qu'une pensée me frappe : et s'il ne voulait pas m'aider ? Et s'il ne faisait que m'emmener vers ses alliés pour m'empêcher de m'enfuir en profitant de la confusion générale ? C'est ce que je ferais si j'étais général : je regrouperais les prisonniers afin de continuer l'exécution une fois le calme revenu…

Je m'apprête à bifurquer loin du Nordique en armure rouge, et aux Daedra les conséquences, quand Ralof apparaît au coin d'un mur.

- Ralof, espèce de traître ! gronde le capitaine impérial.

Ralof, mon sauveur.

- On s'enfuit, Hadvar, et vous ne nous arrêterez pas cette fois ! Vous, venez !

Il court vers le fort et j'abandonne sans regret le soldat impérial. Mes mains sont toujours liées mais le Sombrage, lui, est libre et a trouvé une épée dans le chaos, probablement celle d'un soldat mort.

La lourde porte se referme derrière nous. Nous restons silencieux pendant quelques secondes. Le silence et la fraîcheur ont quelque chose de surnaturel, quand on les compare à l'enfer embrasé auquel nous venons d'échapper.

- Venez, me dit Ralof. Je vais couper vos liens.

- Merci, je murmure d'une voix rauque en me frottant les poignets.

- Pas de quoi. Ah, Gunjar ! Talos ait ton âme, mon vieil ami, tu t'es battu en brave !

J'interromps mon massage pour relever la tête, les yeux ronds. Le Nordique vient de saluer avec enthousiasme… un cadavre. Ou bien ai-je halluciné cette scène ? Voilà qui ne serait guère surprenant, après l'intensité des dernières heures.

- Allons, Brétonne, ne faites pas cette tête ! Bordeciel est en guerre. Vous allez en voir beaucoup d'autres comme lui avant qu'Ulfric ait repoussé ces chiens de l'Empire.

Effectivement, il parlait bien au cadavre près de la table. On m'a souvent dit que les Nordiques étaient un peuple étrange, j'en ai dorénavant la preuve. Quelle curieuse culture engendre des habitants qui s'adressent aux cadavres ?

L'homme extirpe une hache des mains froides de son ami et me la tend. Je recule, effrayée par la vue de l'arme d'acier.

- Ne me dites pas que vous ne savez pas vous battre, prévient-il.

- Je ne vous le dirai pas.

Il me regarde de haut en bas. Oui, je sais que j'ai plus l'air d'une guerrière que d'une intellectuelle, on me l'a assez dit. J'ai le regard perçant des mages altmeri et les épaules carrées des anciens Nédiques ; ma mâchoire est celle, large et solide, de mes ancêtres humains. Cette triste apparence est pourtant un mensonge : je serais bien incapable de manier autre chose qu'une plume.

Ralof doit s'en rendre compte, car son soupir de dépit résonne dans la petite salle.

- Mettez au moins son armure, se résout-il à me conseiller. Elle ne devrait pas être trop grande pour vous.

Cet ordre-là est sensé. J'enfile rapidement le cuir par-dessus ma tunique de jute en essayant de ne pas penser au sort de son ancien propriétaire.

- Je fais de la magie, j'informe mon sauveur. De la guérison, surtout, et un peu d'illusion.

L'homme crache par terre. Je tressaille mais ne dis rien : depuis mon départ de Haut-Roche, j'ai bien compris que les mages n'étaient pas très bien vus dans cette région du monde. Dommage. La guérison est pourtant l'amie la plus fidèle du guerrier imprudent – les Nordiques devraient l'adorer.

- Contentez-vous de rester derrière moi et de ne pas vous faire toucher. Si j'ai besoin de vous, je vous ferai signe.

Bon. Au moins, il ne m'a pas passé son épée en travers du corps en me traitant d'alliée du Thalmor – certains ont essayé, lors de ma longue route depuis Haute-Roche. Ce boucher près d'Elinhir a bien failli réussir… J'en rêve encore la nuit, parfois, quand les cauchemars s'infiltrent dans mes quelques heures de sommeil.

Nous plongeons dans les profondeurs du fort. Je m'interroge plusieurs fois sur le passé de Ralof : il se repère dans le labyrinthe de couloirs comme s'il y avait grandi, connaît les meilleurs endroits pour tendre une embuscade, et le temps que nous arrivions à la salle de réserves, je lui dois plusieurs fois la vie.

- On va faire une pause, souffle-t-il. Si vous avez un sort pour ça – il désigne une vilaine coupure qui traverse son bras d'épée –, vous gênez pas. Et hésitez pas à fouiller un peu dans les coins, embarquez tout ce qui vous chante.

Je hoche la tête et m'approche de son bras. La plaie n'est pas vilaine, une large estafilade rouge aux bords réguliers qui se refermera aisément, mais le muscle tailladé dont on aperçoit les filaments blanchâtres va demander plus d'attention. J'inspire et expire en suivant un rythme régulier – deux temps, puis trois, cinq, sept, onze, et retour à deux – alors que la magie coule dans mes doigts comme une rivière se précipitant dans un fossé. La chaleur me traverse toute entière. Soudain, mes frissons ne sont plus dus au froid ; le plaisir qui m'envahit est presque charnel dans son intensité. Oh, comme il est bon d'être mage ! Mais je ne peux goûter l'extase de la magie trop longtemps. J'ai une tâche à accomplir. C'est un déchirement que de me détourner de ce bien-être surnaturel pour me concentrer sur la plaie de mon compagnon d'infortune.

La vision est belle, pourtant. Le Nordique a des bras de guerrier comme j'en ai rarement vus lors de mon adolescence paisible à Haute-Roche, saillants et masculins, bien différents des miens.

Sur un coup de tête, je modifie la nature de mon sort. Il est notre seul espoir de sortir vivant d'ici. S'il est trop fatigué pour tenir le coup face aux Impériaux, c'est la mort pour lui comme moi.

- Qu'est-ce que c'était que ça, Brétonne ? demande Ralof en se levant brusquement.

Ah, le transfert d'énergie a fonctionné. Le soulagement m'envahit : entre races différentes, il arrive que ce sort échoue, et je suis plus proche de l'elfe que de l'humaine – plus proche d'Elenwen que de Ralof, sur bien des aspects. Il semblerait cependant que la magie ait entendu ma détresse et se soit laissée discipliner.

Ralof m'observe avec méfiance mais finit par se détourner. Que le bon sens des soldats soit loué, il semble accepter mon cadeau sans protester.

Je me relève et pars fouiller les armoires. Potions, herbes, pièces égarées, tout part dans une besace élimée que je récupère près de l'antique cheminée. Bientôt, deux bouteilles de mauvais vin s'ajoutent à mon fardeau. J'ai tellement soif que j'avale l'alcool sans sourciller avant d'engloutir un morceau de pain dur et une pomme trouvée dans un sac. Du coin de l'œil, je peux voir Ralof décrocher des lapins suspendus par la patte et déchirer un sac pour en faire un panier rudimentaire dans lequel il fourre la viande, avant de me faire signe de le suivre.

Le transfert d'énergie a vidée mes maigres réserves. Je parcours les salles suivantes dans un état second. Même la salle de torture où des cadavres pendent encore ne suffit pas à me réveiller ; dans ma léthargie, je crois presque voir les cadavres que nous disséquions, quand j'étais encore chez moi, pour mieux comprendre le fonctionnement du corps des Elfes et des Hommes… C'est Ralof qui crochète la serrure d'une cage et me pousse à l'intérieur.

- Ce type était mage. Fouillez donc ses affaires, elles sont peut-être enchantées.

Il a raison. Je me débarrasse avec plaisir de la cuirasse de cuir, lourde et puante, pour enfiler la robe bleue du mage et son capuchon.

Quand nous quittons la salle, mon sac s'est alourdi d'un livre, de crochets que je ne sais pas utiliser et d'une petite bourse. Je note aussi, un peu surprise, qu'une Nordique a rejoint notre duo. Elle porte l'armure des rebelles et Ralof semble la connaître, alors je me fie à lui et les suis sans poser de questions.

C'est plus tard que les choses se corsent. Dans une vaste salle où coule un ruisseau souterrain, cinq Impériaux se reposent. La Nordique s'approche à pas de loup pour vérifier leurs armes.

- Trois sur le premier pont, tous des combattants au corps-à-corps, rapporte-t-elle une fois revenue. Les deux plus loin sont des archers. On va pas pouvoir passer.

- Si on engage vite les trois sur le pont, les archers ne pourront pas tirer sans risquer de nous atteindre, note Ralof. Mais on pourra pas se débarrasser de ces trois-là avant que les archers ne nous aient atteints…

- Pourquoi craindre qu'ils nous atteignent ? interviens-je stupidement. Ne sont-ils pas des archers ? Quelles compétences auraient-ils en combat rapproché ?

La femme fronce les sourcils.

- Pourquoi elle parle comme ça ? demande-t-elle à Ralof. T'as ramené une foutue elfe ?

- Paix, Ursine. La fille est Brétonne et guérisseuse, elle nous soignera si ces chiens nous blessent. Et toi, Brétonne, réfléchis avant d'ouvrir la bouche. Ces hommes et femmes sont des Nordiques, tout comme nous. Même s'ils utilisent des arcs, ils savent forcément manier la hache ou l'épée.

Je ne réponds rien, mouchée. Les coutumes nordiques me sont inconnues. C'est une ignorance dont je suis soudain douloureusement consciente. Ainsi donc, tout Nordique sait employer une arme de corps-à-corps, même ceux qui se spécialisent dans l'arc. Cela signifie que si les archers entrent dans la mêlée, Ralof et Ursine ne se battront plus à trois contre deux mais bien à cinq contre deux – autant se trancher la gorge tout de suite.

Nous devrions faire demi-tour. Sauf que…

- La voie est bloquée, explique Ralof à sa sœur de race. Le dragon a fait s'écrouler toute une section des souterrains. On est dans la dernière zone viable et je sais pas combien de temps il nous reste avant que le dragon détruise ce coin-là aussi.

- Par les couilles de Shor, jure la femme. Alors c'est la fin pour nous ?

- Il semblerait.

- Qu'il en soit ainsi. Tu préfères quoi, Ralof, écrasé par un dragon ou tué par un traître de l'Empire ?

Les lèvres de Ralof s'étirent en un sourire confiant.

- Aujourd'hui, ma sœur, nous allons à Sovngarde.

Une seconde. Ils comptent attaquer les cinq Impériaux ? Je reconnais le nom de Sovngarde, mes cours sur les différentes cultures de Tamriel n'ont pas été totalement vains, mais ce choix me paraît trop invraisemblable pour être pris au sérieux. Ils veulent se battre à cinq contre deux ? Qui foncerait ainsi vers la mort ?...

Mes deux compagnons, si j'en crois la façon dont ils vérifient le tranchant de leurs armes. Par l'Art, je comprends soudain mieux les plus hautains des Altmers. Leur obstination à vouloir diriger les humains m'avait toujours laissée perplexe, mais si c'est ainsi qu'un humain moyen agit, ils nécessitent effectivement d'être dirigés.

Je m'avance entre les deux Nordiques.

- Je ne désire pas la mort, moi. Laissez-moi tenter quelque chose.

Ils se regardent, interloqués. La femme semble prête à protester.

- Ne dites rien, la préviens-je. Réfléchissez plutôt. Si je réussis, nous vivrons, et rien ne vous empêchera de trouver plus tard une mort… glorieuse.

L'oxymore laisse un goût de cendres dans ma bouche – comment la mort pourrait-elle être glorieuse ?

- Si, en revanche, j'échoue, vous pourrez mener votre attaque, et périr comme vous le désirez.

Ursine darde sur moi ses yeux de glace. Je soutiens son regard avec une assurance que je n'éprouve pas. Je dois l'impressionner ; il le faut, si je veux qu'elle me laisse agir à ma guise.

- Essayez donc, Brétonne. Nous interviendrons si vous êtes en difficulté.

Alors nous mourrons tous, je songe non sans amertume.

- Attendez mon signal. Ne vous montrez pas tant que je ne vous appelle pas, j'insiste.

Il ne faut surtout pas que ces deux Nordiques suicidaires se ruent sur nos ennemis avant le moment propice. La nature même du sort que je vais lancer requiert que mes compagnons soient dissimulés, hors de vue de nos adversaires.

Aucun des Nordiques en tunique rouge ne remarque mon approche. La discrétion est l'un des rares talents dont je puisse me vanter sans crainte. Soudain, toutes les parties de cache-cache auxquelles j'ai participé prennent un sens nouveau ; le jeu innocent qui occupait nos soirées oisives se mue en un concours mortel contre mes victimes inconscientes du danger. Je retiens mon souffle et avance avec mille précautions sur les pierres humides. Une torche éteinte m'offre un recoin d'ombre où me réfugier, et soudain, plaquée contre le mur, je réalise que ma position est idéale. Hors de vue des soldats sur le premier pont tout en ayant les deux archers en ligne de mire, c'est exactement ce qu'il me faut.

J'inspire profondément. Oh, quelle horreur vais-je commettre là ? Mais il est trop tard pour reculer. Moi la guérisseuse, je vais devoir causer une mort. C'était inéluctable – dès l'instant où j'ai quitté mon école, j'aurais dû prévoir que ce moment viendrait.

Quand une magie rougeoyante naît dans le creux de mes paumes, je peux presque entendre la voix d'Arthur me guider. De nous deux, il a toujours été le plus aventureux…

Allez, Sepredia, juste un sort ! Tu réfléchis trop. Quand agis-tu donc ?

Dans le secret de mon esprit, j'imagine la réponse que je lui fais à chaque fois.

J'agis quand j'ai réfléchi auparavant. Prends garde, Anyammis, un jour ta fougue t'emportera et ce sera à moi de te sauver la mise !

J'attendrai ce jour, disait-il alors en souriant, et je faisais mine de le gronder pour son imprudence.

- Je te dédie ce sort, Anyammis, mumuré-je en visant d'une main chaque archer.

Puis j'envoie les boules de lumière rouge en même temps. Leur lueur à peine plus sombre que celle des torches n'attire pas l'attention. Elles traversent la salle si vite que quand elles entrent en contact avec les archers, je m'attends presque à voir les deux Nordiques reculer sous le choc. Il n'en est rien : la magie les pénètre sans un bruit.

Mon cœur bat deux fois, un boum-boum si bruyant à mes oreilles que je crains qu'il ne me fasse repérer. Enfin, le sort de Furie prend possession des archers.

C'est horrible. J'ai employé ce sort sur des loups auparavant mais jamais sur des êtres intelligents. Le résultat me donne envie de vomir. La branche de l'Illusion n'est pas ma spécialité, mes sorts n'agissent pas instantanément. Il y a un moment de battement où les deux soldats se regardent, pris entre l'agressivité que provoque en eux la Furie et ce qui doit être une profonde amitié. Mais ils ne sont que des humains, et même pas mages – ils n'ont pas la discipline mentale qui leur permettrait de résister à mon sort. Alors ils cèdent : l'un d'eux, plus rapide que l'autre, se tourne et tire la flèche qu'il avait encochée sur son allié trop stupéfait pour réagir. Je vois le soldat tomber, la hampe en bois enfoncée là où se trouve son cœur, et pousser son dernier souffle.

Le Calcul me garde. Mort, mort, il est mort devant moi.

Bien sûr que j'ai vu des Mers et des Hommes mourir sous mes yeux. Tel est le triste destin d'une guérisseuse. J'ai été débutante, autrefois, et j'ai échoué dans ma tâche – j'ai vu la lumière quitter les yeux d'un jeune Bréton sur ma table d'opérations… Mais sa mort n'était pas directement ma faute.

Si tu dois t'effondrer, fais-le plus tard, Sepredia ! m'urge mon Arthur imaginaire. C'est une phrase qu'il m'a véritablement dite lors d'une opération. A présent, elle prend un tout autre sens.

- Tu as raison, Anyammis, je murmure alors que l'archer tire sur les trois soldats hors de vue.

Je m'effondrerai plus tard. Pas maintenant, surtout pas maintenant. Fondre en larmes est un luxe que je ne peux pas me permettre, même si mes mains tremblent et mon souffle est désespérément haché.

J'entends un cri, puis un râle d'agonie. Une flèche a dû atteindre son but. C'est dégoûtant, c'est répugnant mais une part de moi – la mathématicienne ? La Brétonne qui tient à sa vie plus qu'à quoi que ce soit d'autre ? –, une part de moi décrémente un petit compteur : plus que trois sur cinq.

- Lydia ! hurle une femme. Wulfred, merde, qu'est-ce qui te prend ? T'es devenu…

Une nouvelle flèche vole et ses mots se muent en un cri de douleur – deux et demi. J'entends des pas qui s'éloignent. Bientôt, un homme apparaît dans mon champ de vision, hache brandie vers l'archer qui ne se laisse pas démonter. Je suis trop loin pour distinguer leurs expressions, quand l'archer tire une flèche à bout portant dans l'estomac du guerrier, quand le guerrier continue sa course pour enfoncer sa hache dans le crâne de l'archer…

Tout du long, la femme blessée hurle, un cri qui, de douleur, devient colère et incompréhension.

Je suis pétrifiée. Mon plan a marché. Je ne suis même pas une Illusionniste de formation, et pourtant je viens de tuer quatre personnes aussi sûrement que si je leur avais planté une dague dans la gorge. Je regarde mes paumes et déglutis avec peine. J'aimerais que tu sois là, Arthur, Anyammis. Je… Je ne sais pas ce que je viens de faire. Mes mains d'où sort toujours une magie dorée et apaisante…

Le sort de Furie a la couleur du sang. Ce n'est que maintenant que ça me frappe. Je contiens un haut-le-cœur et me force à avaler ma salive, même si elle me brûle la gorge, même si elle a un goût de bile.

Plus tard. Au nom d'Alsiel, je gérerai mes crises d'angoisse plus tard, pas maintenant !

- Allez-y, je murmure aux deux Nordiques derrière moi.

La femme ne m'observe pas ; Ralof me jette un coup d'œil inquiet en passant. Je ferme les yeux quand l'un d'eux achève l'impériale blessée.

- Vous pouvez venir, Brétonne. Ça ira ?

Je hoche la tête. Je ne me fais pas confiance pour ce qui est de parler. Il y a cinquante pourcents de chance que je fonde en larmes si j'ouvre la bouche.

Et la femme, Ursine, elle… crache par terre, juste à côté des cadavres en tunique rouge. Je crois l'entendre murmurer sorcière.

Comment pourrais-je la blâmer ? Je viens de forcer des alliés à s'entretuer. Si je le souhaitais, ne me serait-il pas possible de forcer Ralof à la tuer, elle – ou pire : de la forcer à tuer ceux qu'elle aime ?

L'Art est puissant. La magie est une force bien supérieure à celle des muscles et de l'acier. Moi la simple guérisseuse, je peux d'un sort retourner à mon avantage les années d'entraînement auquel se soumettent les Nordiques.

Et j'aime le pouvoir, comme tous les Brétons, comme tous les mages, mais ce pouvoir-là coule dans mes veines comme de la mélasse qui recouvre tout d'une couche noirâtre.

Anyammis, je songe en suivant les deux Nordiques qui continuent de marcher, ce pouvoir que je viens d'employer ne vaut pas mieux que l'infâme école de la Conjuration. J'espère que tu n'auras pas à t'en servir.

Mais je sais bien, au fond de moi, qu'Arthur devra lui aussi recourir à cette terrible magie. Il est intelligent – brillant, même – mais c'est une tête brûlée. Lui aussi est perdu dans une terre de guerriers. Lui aussi, un jour ou l'autre, devra défendre sa vie…

Peut-être est-ce déjà arrivé. Quand l'étincelle de vie s'est éteinte dans les yeux de sa victime, a-t-il pensé à moi comme je pense à lui ? A-t-il puisé un peu de force dans le souvenir de notre amitié ?

Je le souhaite.

Respire, concentre-toi.

Est-ce le mauvais vin que j'ai englouti plus tôt qui me monte à la tête ? Je l'ignore ; tout ce que je sais, c'est que l'enfilade de grottes que nous traversons ensuite me fait l'effet d'un rêve. Plusieurs fois, je me demande si quelque fantaisie daédrique ne m'aurait pas précipitée sur les îles du Tourment, le domaine de Shéogorath. Comment expliquer mon invraisemblable situation ? Où sont passés les livres, les heures d'étude, les proches auxquels je faisais entièrement confiance ?

Le Calcul soit loué, seules quelques araignées tentent de nous arrêter sur notre chemin vers la sortie. Je peux lancer mon sort de Furie sur leurs corps velus sans hésiter, et la vue de l'une d'elles abattant ses congénères ne me fait rien. Si nous avions croisé d'autres impériaux durant cette éternité à crapahuter dans les souterrains, j'ignore si j'aurais survécu.

Quand nous finissons par sortir à l'air libre, le soleil est bas dans le ciel et l'air me semble être le plus pur que j'ai jamais respiré. Je suis dehors. Je suis vivante. C'est un miracle, c'est inespéré, et je tremble en réalisant à quel point je suis passée près de la mort. Il aurait suffi d'un rien…

Devant moi, mes compagnons nordiques discutent à voix basse. Des affaires de rebelle, sans doute ; je devrais m'y intéresser, mais en cet instant, je n'en ai pas la force. Au lieu de ça, mon attention se porte sur le monde que j'ai failli quitter.

Bordeciel est une terre froide. Même ici, dans la partie sud du pays, le soleil qui luit au zénith ne suffit pas à me réchauffer. En contre-bas, j'aperçois un fleuve sinuer entre les montagnes comme un ruban d'azur ; les sommets au loin sont couverts d'une neige qui ne fond jamais. Où que mon regard porte, il est accueilli par les taches sombres d'immenses forêts. Nous sommes à la fin de Vifazur – à la fin de l'été. Je resserre ma tunique de mage autour de moi. Nous sommes à flanc de montagne, c'est vrai… Mais tout de même, il fait si froid pour un été !

Je n'ai pas hâte de voir s'installer l'hiver.

Ralof et Ursine parlent plus fort, à présent. Sans doute se disputent-ils…

- Silence ! ordonne soudain Ralof.

Comment ça, si…

Une main agrippe ma belle tunique de mage et me plaque contre le rocher. Ursine. Je hoquette alors que le choc éjecte l'air de mes poumons, puis une quinte de toux me secoue ; la Nordique pousse un juron et m'étouffe à moitié avec sa manche.

- La ferme ! gronde-t-elle à voix basse.

- Pour… pourquoi ? je toussotte.

Le rugissement du dragon déchire l'air. Ah. Voilà pourquoi.

Nous restons immobiles, tous trois collés contre notre misérable rocher.

- Il est parti, déclare Ralof après un instant. C'était moins une.

Ursine me relâche immédiatement avant de s'écarter comme si mon contact l'avait brûlée. Je m'essuie la bouche pour tenter d'ôter le goût acre de fumée : sa manche était couverte des cendres d'Helgen.

Ralof me fixe, une petite ride entre ses sourcils. Par Alsiel, je lui dois la vie, n'est-ce pas ? Je dois ma vie à ce Nordique. En tant que guérisseuse, j'ai accumulé plus de dettes de vie que j'ai vécu d'années, mais j'étais toujours la créditrice – celle à qui on devait la dette. Tante Elidor est la seule personne à qui j'ai jamais une telle dette.

A présent, il me faut ajouter Ralof à cette catégorie.

J'incline le buste, bras devant moi, paumes vers le haut.

- Merci.

- Eh bien… De rien, Brétonne.

Quand je me relève, les deux Nordiques me fixent avec surprise. Ils n'ont pas compris le sens de ce rituel – pays différents, coutumes différentes. Ce n'est pas grave : je sais ce que cela signifie.

- Ah, je suis pas mécontent de m'en être tiré ! lâche Ralof en s'étirant. Que comptez-vous faire ensuite, Brétonne ? Moi, je vais aller à Rivebois ; j'ai une sœur là-bas qui pourra me donner de quoi retourner à Vendeaume. Ursine compte partir directement à Vendeaume.

La grande blonde détourne la tête. Sans doute est-ce là le sujet de leur discorde. Voudrait-elle qu'il l'accompagne à Vendeaume sur-le-champ, sans accorder un seul jour à sa sœur ?

Bah ! Peu m'importe les désirs d'une Nordique. Ralof a mis le doigt sur une question bien plus sensible. Je suis entrée en Bordeciel, comme on me l'a ordonné : et maintenant ? A ce carrefour dans lequel le hasard m'a jetée, quelle route choisir ?

Je ne sais pas. Fais profil bas, m'a dit Tante Elidor. Bordeciel est une terre fascinante mais dangereuse, surtout ces temps-ci. Ne prends pas de risques inutiles. Rejoins Fortdhiver quand tu auras pris tes marques. Je regarde Ralof un instant, hésitante : je le connais à peine, mais il m'a sauvé la vie plusieurs fois et il est la personne en qui j'ai le plus confiance sur ce territoire.

Fortdhiver… Comme la capitale magique de Bordeciel me paraît lointaine, en cet instant ! Je jette mon regard vers le Nord, avec au cœur l'espoir stupide de distinguer, par un quelconque miracle, la silhouette de la célèbre Académie.

Mais mon rêve est une chimère, et les montagnes semblent se moquer de ma naïveté. Je retiens un soupir et me tourne vers Ralof.

- Si cela ne vous dérange pas, je souhaiterais vous accompagner jusqu'à Rivebois.

- C'est pas un problème, Brétonne. Ma sœur ne refusera pas de vous loger.

Ursine crache par terre.

- C'est ça, va offrir le toit de ta sœur à une fille d'elfes ! Moi, pour ma part, je monte à Vendeaume en espérant croiser Ulfric sur le chemin. On est en guerre, Ralof, l'oublie pas !

- Je n'oublie rien, Ursine. Mais certains d'entre nous se battent pour autre chose que pour la vengeance. Certains d'entre nous ont encore des choses à perdre.

La grande femme crache à nouveau ; une grimace déforme ses traits, un mélange de rage et de tristesse qui me met mal à l'aise. C'est un soulagement que de la voir s'éloigner, le brun de son armure légère se confondant avec les troncs.

- C'est pas une mauvaise femme, dit Ralof en la regardant disparaître derrière un bosquet. Elle en a vécu plus que beaucoup d'entre nous, pour sûr… Mais dans un combat, c'est une bonne alliée à avoir dans son dos.

Je pince les lèvres. Je n'ai pas envie d'entendre de telles révélations sur Ursine – nous sommes des inconnus, elle et moi, et il est inconvenant de partager ainsi ces détails intimes hors du cercle privé. Encore une fois, la différence entre Haute-Roche et Bordeciel me frappe.

L'Art soit loué, Ralof ne continue pas ses épanchements. Il jette un coup d'œil au soleil et commence à marcher.

- Le coin va bientôt grouiller d'Impériaux. On ferait mieux de filer.

Je trottine derrière lui, mes petits pas tentant d'égaler ses grandes enjambées.

- Au fait, Brétonne, vous vous appelez comment ? lance-t-il en descendant le sentier.

- Ah ! Je… Mathilde, je m'appelle Mathilde.

- Content de vous connaître, Mathilde.

Il se retourne pour me lancer un sourire aveuglant, comme un rayon de bonne humeur qui éclaire son visage buriné. Et, malgré ses dents mal chaussées, malgré son accent rude de barbare et la grossièreté de son visage humain… En cet instant, il me paraît presque beau. Je me surprends à lui rendre un sourire réservé.

Nous continuons à marcher ainsi, au milieu des fleurs qui jaillissent autour du sentier. L'air est pur, le paysage montagneux est superbe, et je suis en vie.

J'inspire profondément. Oh, comme il est bon de vivre ! Une joie irrationnelle m'envahit.

- Contente de vous connaître, Ralof.