LE POINT DE VUE DE TERRY
Avertissement : Ce récit est le point de vue de Terry, ou tout au moins ce qu'il aurait pu penser et ressentir, à partir de l'épisode 31 du DA où nous le voyons apparaître pour la première fois. Il ne faudra donc pas s'étonner d'y voir fidèlement reproduits certains dialogues ou paroles du DA. Je n'ai pas vraiment cherché l'originalité et n'ai essayé que de décrire les réflexions et sentiments qui, selon moi, agitent Terry lorsqu'il rencontre pour la première fois Candy sur le RMS Mauretania.
Voici le prologue et un premier chapitre. Si j'en ai le courage, je continuerai… peut-être…
Si vous avez des commentaires, conseils ou critiques, n'hésitez pas… Ils sont toujours appréciés (même les critiques, c'est comme ça qu'on progresse…)
PROLOGUE
Terry n'avait pas prévu la température polaire qui allait régner ce jour-là à New-York et les quelques vêtements qu'il avait emportés ne lui étaient que d'un bien maigre secours contre les violentes bourrasques de neige qui tourbillonnaient dans les rues de la ville. Le vent glacial et tempétueux semblait prendre un malin plaisir à essayer de lui arracher des mains les pans de la cape qu'il tentait tant bien que mal de resserrer tout contre lui, afin de ne pas se transformer en glaçon ambulant.
En quittant le paquebot qui l'avait amené dans la grande ville américaine, le jeune homme comptait se rendre directement chez sa mère, mais les quelques rares fiacres et taxis qui avaient osé affronter les éléments en furie, avaient été pris d'assaut et il lui avait fallu, bon gré mal gré, se résoudre à la marche à pied. Par chance, la traversée en bateau ayant été sans fin, il avait eu tout le loisir d'étudier en long, en large et en travers le plan de New-York qu'il avait pu se procurer et il savait exactement quel itinéraire suivre pour parvenir jusqu'à l'appartement de celle qu'il était venu voir. Mais quoique relativement court, le trajet, sous les incessantes et glaciales rafales de vent et dans cette neige qui s'accumulait trop rapidement à son goût et dans laquelle on s'enfonçait jusqu'aux mollets, se révéla être aussi ardu qu'un parcours du combattant.
Lorsqu'il parvint enfin à destination, Terry eut un choc en voyant que tous les volets de l'appartement de sa mère étaient clos, alors que l'on était en tout début d'après-midi –la demie de deux heures venait tout juste de sonner. Un horrible pressentiment commença à s'insinuer dans son esprit. L'actrice était-elle partie en tournée avec sa troupe ? Ce n'était pas exclu… Le jeune Grandchester n'avait absolument pas envisagé cette éventualité, lorsque, sur un coup de tête, il s'était embarqué sur le Mauretania. Il fallait absolument qu'il en ait le cœur net et malgré ses jambes flageolantes, il essaya de prendre un air dégagé, carra ses épaules et alla toquer chez le concierge pour se renseigner.
La porte s'ouvrit sur une femme entre deux âges, au visage sévère, qui le toisa de la tête aux pieds, notant au passage son visage empreint de noblesse bien que rougi par le froid et laissant transparaître une certaine anxiété, ses vêtements d'excellente facture, alourdis par la neige et ses bottes coûteuses en cuir tout imprégnées d'humidité. Impressionnée par la prestance qui se dégageait de l'adolescent malgré sa jeunesse et l'angoisse qui semblait le tenailler, son visage s'adoucit et elle s'enquit :
-Oui ?
-Je suis venu voir Éléonore Baker. Savez-vous si elle est chez elle ?
La concierge l'étudia un moment, un peu perplexe, puis secoua ses boucles rousses.
-Madame Baker n'habite plus ici.
-Elle… Elle n'habite plus ici ?
-Non, cela fait quelques mois déjà…
Terry eut l'impression qu'un abîme s'ouvrait sous ses pieds et se retint au chambranle de la porte en fermant les yeux. Sa mère n'habitait plus ici et elle ne l'avait même pas prévenu ! Il prit une grande inspiration, rouvrit les yeux et un nœud dans la gorge, balbutia, la voix méconnaissable :
-Et… Et vous savez… où… où elle est allée ?
La concierge le considéra avec une certaine compassion avant de répondre :
-Je suis désolée mon petit jeune homme, mais elle ne me l'a pas dit.
Et désireuse de venir en aide au garçon qui se tenait devant elle, comme statufié et l'air de porter toute la misère du monde sur ses épaules, elle rajouta sur un ton encourageant :
-Vous devriez essayer le quartier de Broadway. Il me semble qu'elle joue, là-bas, en ce moment.
Terry, encore assommé par la nouvelle qu'il venait d'apprendre, remercia la concierge d'une voix blanche. Cette femme avait raison. Il devait se rendre à Broadway. C'était là qu'il avait le plus de chances de retrouver sa mère.
Malgré les rafales de neige qui balayaient les rues et ses longues mèches de cheveux qui volaient en tous sens et se plaquaient avec obstination devant ses yeux, le jeune homme ne tarda pas à repérer, en parcourant les avenues du quartier où se concentraient tant de théâtres, une immense affiche au-dessus de l'entrée de l'un d'eux et sur laquelle s'étalait en lettres dorées le nom d'Éléonore Baker. Son cœur se mit à battre plus vite. Il allait peut-être avoir enfin une chance de revoir sa mère ! Le froid lui parut soudain moins âpre et il s'immobilisa pour déchiffrer les renseignements inscrits sur l'affiche : y figurait une liste de dates de ce mois de décembre, dont la date du jour justement, où l'actrice devait se produire, ainsi que les horaires, quatorze heures et à vingt heures trente, et Terry, transi mais heureux, monta les quelques marches qui le séparaient de l'imposant porche d'entrée pour pénétrer dans le théâtre. Mais un préposé se rapprocha de la grande porte vitrée et lui en interdit l'entrée.
-La pièce n'est pas finie. Revenez dans une demi-heure si vous désirez entrer.
Une demi-heure ? Une demi-heure dans ce froid ? Terry frissonna et resserra davantage encore sa cape autour de son corps frigorifié.
-S'il vous plaît ! Je pourrais attendre à l'intérieur ?
-Le règlement est formel. Personne n'est autorisé à rester dans le hall durant les prestations.
Contrarié, Terry se retrouva au bas des marches. Le diable emporte ces employés trop zélés, pensa-t-il. Cependant l'espoir de revoir bientôt sa mère lui remit du baume au cœur et il décida qu'il ferait aussi bien d'aller attendre dans un des bars tout proches.
Peu de temps après son retour dans le hall du théâtre, alors que le jeune homme se demandait comment il allait se débrouiller pour rejoindre sa mère dans sa loge, une dame avait eu des vapeurs et s'était trouvée mal, et tous les employés présents s'étaient précipités vers elle pour lui porter secours. Celui qui contrôlait l'entrée des coulisses en avait fait autant et Terry en avait profité pour se glisser furtivement dans le couloir désormais accessible. Il ne put malheureusement aller bien loin.
-Que faites-vous là ? Les coulisses sont interdites au public !
-Je dois voir Éléonore Baker !
Le vieil homme, une casquette vissée sur le crâne, considérait le jeune visage implorant et rougi par le froid, et haussa un sourcil. Décidément, bien qu'Éléonore eût, depuis un certain temps déjà, dépassé la trentaine, elle continuait à attirer des garçons de plus en plus jeunes. Quel âge pouvait donc avoir celui-ci ? Quinze ans ? Seize ans tout au plus ?
-Madame Baker ne reçoit personne, déclara-t-il sur un ton définitif.
-Elle me recevra !
-Quel aplomb, jeune homme ! Et pourquoi vous recevrait-elle alors qu'elle a donné des ordres stricts pour ne pas être dérangée ?
-C'est ma… commença Terry avant de s'interrompre brusquement.
-Oui ?
-Je m'appelle Terrence…
-Terrence ? s'étonna l'homme qui se trouvait être le régisseur du théâtre. Et alors ? Je ne connais aucun Terrence dans l'entourage de Madame Baker. Vous devez bien avoir un nom de famille ?
-Dites-lui juste que Terrence veut la voir. Elle saura de qui il s'agit.
Le vieil homme ne put retenir un petit rire moqueur devant l'extrême naïveté de ce jeune homme, qui, comme un certain nombre de ceux à qui l'actrice avait eu la gentillesse de signer un autographe, devait se croire unique et inoubliable.
-Je vous en prie, insista Terry, un étrange mélange d'angoisse et de détermination se lisant dans ses prunelles couleur de l'océan au crépuscule.
Le régisseur soupira en haussant les épaules. L'expression bouleversée de l'adolescent le touchait plus qu'il ne voulait l'admettre. Il savait qu'Éléonore devait honorer un rendez-vous qui revêtait une grande importance pour sa carrière, rendez-vous pour lequel elle n'était déjà pas particulièrement en avance. Mais après tout, rien ne l'empêchait d'aller tout de même voir l'actrice pour lui parler de ce jeune énergumène. Cela le calmerait sans doute et il s'en irait.
-Bon, exceptionnellement, je vais aller lui parler. Ne bougez pas de là.
-Dites-lui bien que je m'appelle Terrence…
-Oui… oui…
L'homme disparut dans un angle du couloir qui devait le mener à la loge d'Éléonore. Terry fut un instant terriblement tenté de lui emboîter le pas, mais finalement se ravisa. Il risquait de se faire jeter dehors pour de bon. Il se rapprocha de la cheminée et tendit ses mains gelées à la chaleur bienfaisante du feu de bois qui y flambait. Au bout d'un temps qui lui parut avoir duré des siècles, le régisseur reparut, un papier à la main et lui annonça :
-Comme je vous le disais, Madame Baker ne peut vous recevoir maintenant.
À ces mots, Terry pâlit et pour la deuxième fois de la journée, vacilla avec l'impression que le monde s'écroulait tout autour de lui. L'homme, surpris par cette violente réaction continua précipitamment :
-Mais elle m'a prié de vous dire qu'elle vous attendrait à dix-huit heures chez elle.
Terry, complètement sonné, prit le bout de papier que lui tendait le vieil homme et tenta en vain de déchiffrer l'élégante écriture de sa mère. Il avait soudain l'impression de tout voir à travers du verre mal dégrossi et ce n'est que lorsqu'il sentit quelque chose de chaud glisser le long de ses joues glacées qu'il comprit qu'il était en train de pleurer. Furieux de se donner ainsi en spectacle, le jeune homme sécha ses larmes d'un geste brusque et finit par discerner les mots qui formaient le message qu'il tenait en mains : il s'agissait de la nouvelle adresse de l'actrice. Il enfouit le papier dans une poche et quitta les lieux sans même songer à remercier le régisseur qui le contemplait avec une perplexité grandissante. Terry se retrouva dehors, sous les tourbillons de neige, l'esprit en ébullition et se demandant ce qu'il allait bien pouvoir faire jusqu'à dix-huit heures. Son bonheur à l'idée de revoir sa mère était entaché d'inquiétude et d'une certaine incompréhension. Sa mère avait l'air bien peu pressée de le revoir…
CHAPITRE 1.
Retour à Londres
Terrence Grandchester, le cœur en lambeaux, se tenait, les coudes appuyés au bastingage du plus grand paquebot de l'époque, le RMS Mauretania, qui le ramenait chez lui, ou plutôt dirons-nous, chez son père, car le fils aîné du Duc de Grandchester n'avait jamais vraiment eu l'impression d'être chez lui dans cette vieille demeure ancestrale où il se sentait tout juste toléré, et encore… Sa belle-mère le traitait avec un tel mépris qu'il était certain que si on lui en avait laissé l'occasion, elle n'aurait pas hésité un seul instant à le jeter à la rue. Son père, quant à lui, semblait l'ignorer purement et simplement.
Le froid mordant de l'air du large lui cinglait le visage et lui glaçait les os, mais il n'avait nulle envie de retourner dans sa cabine, où il avait l'impression de s'être terré suffisamment longtemps, seul avec ses pensées morbides, et il ne se sentait pas davantage le courage ni le désir de se mêler à toute cette aristocratie qui fêtait cette dernière nuit de l'année en dansant et en buvant joyeusement et bruyamment dans le salon principal du paquebot, une immense salle à manger s'étendant sur plusieurs ponts, richement décorée de marbre et de panneaux de bois précieux, et surplombée d'une vaste verrière qui aurait dû permettre d'admirer le ciel étoilé sans ce fâcheux brouillard qui était tombé en même temps que la nuit. Le jeune homme n'avait absolument pas le cœur à la fête et même s'il n'eût pas dit non à un verre de champagne, il préférait rester seul, sur le pont, à observer l'écume pâle et bouillonnante soulevée par les hélices du bateau et qui se perdait dans la masse sombre et menaçante de l'océan dont on devinait l'étendue au-delà de la brume. Il aurait aimé que ses pensées torturées en fassent tout autant et se dispersent, emportées par le brouillard et le vent. Mais il n'y avait rien à faire. Elles étaient là, insidieuses et destructrices. Pourquoi suis-je allé la voir ? se demandait-il les larmes aux yeux. Déjà, lorsque encore plein d'espoir et d'illusions, il avait écrit une lettre à sa mère, l'année précédente, émettant le vœu de la rencontrer, la réponse qu'elle lui avait envoyée avait été pour lui comme une douche froide :
« Tu ne dois pas venir ici », avait-elle écrit, « tu as ta vie là-bas, auprès de ton père. Il peut te donner une instruction et une position qu'il m'est impossible de t'offrir ici. Je n'aurais même pas le temps de m'occuper correctement de toi avec mon travail qui m'absorbe toute entière. »
Elle avait accompagné sa lettre d'une photo d'elle, dédicacée, la seule chose positive dans ce courrier. Il avait pleuré lorsqu'après avoir relu, avec incrédulité, la lettre trois fois, il avait fini par admettre l'horrible réalité : la grande actrice Éléonore Baker, sa mère, ne semblait pas pouvoir, ou pire, pas vouloir dégager ne serait-ce qu'une minute de son précieux temps pour son propre fils. Mais il était resté persuadé qu'elle l'aimait tout de même, n'était-ce pas ce que signifiaient les mots qu'elle avait écrit en travers de sa photo : « A mon fils Terrence, avec tout mon amour » ? Terry avait soigneusement rangé la photo dans un carnet en cuir noir qu'il emportait partout avec lui et avait alors décidé qu'il irait tout de même visiter sa mère, mais un peu plus tard. Et l'occasion s'était présentée après une énième dispute avec sa belle-mère. Son père venait de lui donner de l'argent, une somme assez rondelette. Comme à son habitude le Duc avait le regard ailleurs et n'avait prononcé que quelques mots en lui tendant l'enveloppe. C'était tout ce qu'il savait faire. Lui donner de l'argent ou lui offrir des cadeaux. Mais c'était de tout autre chose dont avait besoin l'adolescent, qui, révolté, avait failli refuser par orgueil le présent de son père. Puis à la réflexion, il s'était dit que cette manne providentielle allait peut-être bien lui être utile. Bien entendu, le geste du duc envers son fils aîné avait aussitôt provoqué l'ire de Madame Grandchester, Béatrix de son prénom, et la Duchesse ne s'était pas gênée pour clamer haut et fort :
-Vous donnez trop d'argent à ce vaurien, à ce voyou, qui le dépense en alcool et en fumée. Vous feriez mieux, mon ami, de garder votre fortune pour vos véritables enfants, qui eux le méritent.
Terry n'avait pu s'empêcher de laisser échapper un « Ben voyons… » sarcastique ce qui n'avait pas du tout été du goût de sa belle-mère et avait déclenché une vague de reproches et d'accusations dont la plupart avaient trait à ses origines. Le garçon, ulcéré par tant de haine et de mépris pour une chose à laquelle il ne pouvait absolument rien, s'était précipité dans sa chambre pour récupérer quelques affaires, avait glissé la fameuse enveloppe dans son sac et avait claqué la porte du domicile familial, sans provoquer la moindre réaction de la part de son duc de père. Il faut dire à la décharge de ce dernier qu'il ne s'agissait pas là de sa première escapade. Le jeune homme avait pris la décapotable offerte par son père, pour son anniversaire, et s'était dirigé tout droit vers le port. Il n'avait pas hésité à prendre le premier bateau en partance pour les États-Unis, en plein hiver, seul et en secret pour essayer de rejoindre au plus vite sa mère dont il ne voulait plus se passer.
Le jeune Grandchester releva la tête, plongeant son regard sombre dans le néant. L'horizon bouché devant lui, lui donna la pénible sensation de contempler comme une représentation de sa propre vie, une vie sans avenir, sans saveur, sans couleur et surtout sans amour et il se demanda si une telle vie valait vraiment la peine d'être vécue. Des cris joyeux et des flots de musique s'échappaient du grand salon où se déroulait la fête du réveillon, mais les morceaux rythmés et entraînants que jouaient l'orchestre ne lui apportaient aucun réconfort, bien au contraire. Tous ces gens de la haute société, en train de se divertir, alors que lui n'avait plus goût à rien, lui donnaient la nausée et attisaient sa tristesse et sa rancœur. Il se replongea dans ses pensées. Ces retrouvailles avec sa mère auraient dû le combler de joie mais elles s'étaient transformées en cauchemar. La température glaciale qui régnait lors de son arrivée à New-York n'était que les prémisses de ce qui allait suivre. Le vent piquant tourbillonnait, soulevant avec obstination sa cape tout au long du trajet qui devait le mener jusqu'à la demeure de la célèbre actrice et il y était arrivé complètement frigorifié. Lorsque, debout à l'entrée, il avait aperçu sa mère, il était d'abord resté muet de saisissement, ne voyant plus rien de ce qui l'entourait, ni la monumentale cheminée de pierre, ni les étagères couvertes de coupes et de trophées, ni les nombreux tableaux qui ornaient les murs de la pièce. Seul comptait pour lui le lumineux visage qui lui souriait avec douceur. Puis il s'était jeté dans ses bras, et s'était accroché à elle comme à une bouée de sauvetage en prononçant le mot « maman » qui avait eu une si délicieuse saveur dans sa bouche. Il y avait eu un moment d'intense bonheur, lorsque sa mère l'avait étreint à son tour, l'appelant « son cher petit Terry ». La tendresse de ses paroles et la chaleur de son corps l'avaient réchauffé bien plus efficacement que ne l'auraient fait un feu de bois ou ce quelque chose de chaud qu'elle s'était proposé de lui faire préparer à l'office. Les yeux fermés, le cœur battant la chamade, le visage niché au creux de ses épaules chéries et qui lui avaient tant manquées, il s'était immergé dans ce parfum qui lui rappelait des souvenirs confus remontant à son enfance et s'était senti envahi d'une joie et d'un bien-être tels, qu'il se serait cru au paradis. La chute n'en avait été que plus rude lorsque Éléonore lui avait soudain déclaré :
- Je t'ai déjà demandé de ne pas venir ici. Personne ne sait que j'ai un fils, il ne faut pas que cela se sache...
Terry avait rouvert les yeux, en état de choc. Sa mère… Sa propre mère avait honte de lui, honte de sa présence à ses côtés, honte de… de son existence même. Incapable de croiser son regard, il était resté assommé, la gorge nouée, les jambes tremblantes. La sidération avait peu à peu cédé la place à la colère. Comment sa mère pouvait-elle se permettre de lui parler ainsi alors qu'il venait de braver les interdits et de traverser l'océan dans le froid et la neige pour venir la rejoindre ?
- Oh, Terry, avait continué Éléonore en s'écartant pour le dévisager, les mains sur ses épaules, sans se douter de la tempête qui s'était déchaînée dans l'esprit de son fils, efforce-toi de me comprendre, je suis ta mère et je t'adore mais il faut garder le secret…
Il n'avait pas pu en supporter davantage et l'avait violemment repoussée, disloquant par son geste brutal le collier qu'elle portait autour du cou et dont les perles en améthyste s'étaient dispersées sur le sol, roulant un peu partout dans la pièce. Puis, furieux et désespéré, il s'était enfui sans se retourner, dans le froid et la nuit, comme si le diable avait été à ses trousses. Il n'avait même pas entendu les appels affolés de sa mère. Il ne voulait d'ailleurs plus rien entendre.
Ses doigts se crispèrent avec désespoir sur le bastingage. Il se sentait à la fois hors de lui et infiniment triste. Qu'espérait-il en venant la voir ? Les larmes qui s'étaient accumulées dans ses yeux, débordèrent soudain et glissèrent silencieusement le long de ses joues. Tout à coup la musique et les voix se firent, durant un court instant, plus présentes à ses oreilles, le tirant de ses sombres réflexions. Quelqu'un avait sans doute dû ouvrir une des portes qui donnaient sur le pont. L'oreille aux aguets, il entendit des pas qui se rapprochaient de lui, puis se sentit observé et resta immobile, en alerte il ne se sentait pas d'humeur à discuter ou à s'épancher avec qui que ce soit. Mais apparemment, la personne en question avait suffisamment de jugeote et de bon sens pour ne pas l'importuner et interrompre ses lugubres pensées et elle rebroussa chemin. La curiosité l'envahit soudain et essuyant furtivement ses larmes, il se retourna et aperçut de dos une jeune femme, apprêtée avec beaucoup d'élégance, une cascade de boucles dorées retenues par un ruban rouge lui tombant sur les épaules. Il l'interpella avec hauteur, lui demandant ce qu'elle faisait là, et la demoiselle, surprise, lui fit face et se révéla être une jeune adolescente au visage criblé de taches de rousseur, dont le regard émeraude plongea sans complexe dans le sien. Il fut un court instant déstabilisé par la sollicitude qu'il y lut lorsqu'elle lui déclara, après avoir hésité :
-J'étais montée sur le pont pour prendre l'air et je voulais vous parler car vous aviez l'air tellement triste…
Il ne s'attendait pas à ce genre de paroles de la part d'une jeune fille de la haute société qui avait certainement toujours obtenu sur un plateau, tout ce qu'elle pouvait désirer. Lui-même, d'ailleurs devait admettre qu'il ne manquait de rien, sauf bien sûr pour ce qui concernait ce qui à ses yeux avait le plus de valeur : la tendresse et l'affection. Pour masquer son trouble, il se réfugia dans la seule attitude de défense qu'il connaissait. Prenant un air dédaigneux, il s'esclaffa, la paume de sa main sur le front :
-Moi ? J'ai l'air triste ? Où avez-vous vu ça, Mademoiselle… J'ai l'air triste ?
Et il partit d'un grand éclat de rire un peu méprisant. Puis il se moqua ouvertement d'elle, de ses visions et de ses taches de rousseurs qui, il devait bien se l'avouer, lui donnaient un air si mutin. Mais la jeune fille ne semblait pas prête à se laisser insulter et s'exclama :
-Quoi ? Répétez un peu ce que vous dites ?
Son indignation l'amusa au plus haut point, lui faisant pour un instant oublier l'humeur exécrable dans laquelle il se trouvait à peine quelques instants plus tôt. Finalement cette jeune fille devant lui, avec ses yeux verts étincelants de fureur, avait un je-ne-sais-quoi qui l'émouvait et il se félicita de l'avoir ainsi apostrophée. Cet intermède se révélait beaucoup plus plaisant qu'il ne l'avait imaginé au premier abord. Soutenant son regard, il rapprocha son visage tout près du sien, un sourire sardonique aux lèvres et confirma :
-J'ai bien dit que vous aviez le visage plein de taches de son et j'en suis bien désolé pour vous… ça vous va mal…
La jeune fille sembla un moment décontenancée par l'attaque, mais elle se reprit bien vite et s'écria outrée :
-Comment ? Vous osez ? Eh bien moi, j'adore les taches de son. Je trouve ça très joli !
-Chacun ses goûts, railla Terry que la conversation amusait de plus en plus, mais j'aime mieux comme je suis.
-Je me moque de votre opinion, fulmina la jolie blonde, en fronçant le nez et en serrant un de ses petits poings. Et puis tout d'abord, tous mes amis disent que ça me va très bien !
Terry la dévisagea un moment en arquant un sourcil ; la colère lui allait si bien... Puis il plongea son regard bleu dans le sien, son menton entre l'index et le pouce de sa main droite et ricana :
-C'est leur droit après tout !
-Et puis, ajouta la demoiselle en réfléchissant, c'est la jalousie qui vous fait parler, avouez-le !
Pour le coup, Terry ne put s'empêcher de laisser échapper un petit rire moqueur et portant à nouveau la paume de sa main à son front, s'exclama, sur un ton ironique :
-Ce qu'il faut entendre… Pendant que vous y êtes, dites que je suis jaloux de votre nez !
C'en était trop pour la jeune fille. Ses yeux encore plus verts dans sa figure rouge de colère, elle éclata, les deux poings serrés, semblant prête à en découdre :
-Et qu'est-ce qu'il a mon nez ?
Terry aurait bien continué cette discussion divertissante qui l'avait si bien détourné des sombres préoccupations qui l'agitaient un peu plus tôt mais une voix héla la belle blonde, un domestique sans doute, avec une petite moustache et un impeccable costume sombre, et il prit congé d'elle d'un « Au revoir Taches de Son » bien peu protocolaire avant de tourner aussitôt les talons et de partir, les mains dans les poches, l'allure décontractée. Il l'entendit encore répliquer dans son dos « Eh bien moi je ne vous dis pas au revoir » et haussa les épaules avec une certaine satisfaction tout en se dirigeant vers le pont inférieur. Finalement on pouvait trouver des personnalités fort intéressantes sur ce paquebot.
En arrivant dans sa luxueuse cabine, il enleva sa cape, la déposa négligemment sur le dossier d'un des fauteuils en cuir et se dirigea vers la salle de bain toute carrelée de marbre, dans l'intention de prendre une bonne douche bien chaude qui le réchaufferait et le débarrasserait des embruns dont il percevait le goût salé sur ses lèvres. Il se sentait curieusement le cœur en fête sous le jet d'eau brûlante. Pour la première fois depuis son départ de New-York, il pensait à autre chose qu'à son impossible famille et à ses problèmes sans nombres. La jeune fille aux yeux émeraude et aux boucles blondes avait accaparé son esprit. Qui est-elle ? s'interrogea-t-il, en fronçant les sourcils. Elle n'est pas comme les autres…
Le Mauretania touchait au port de Southampton, par une belle journée ensoleillée –une fois n'est pas coutume. Une journée exempte du moindre nuage ou du fog si habituel à la région londonienne. Terrence Grandchester se trouvait sur le pont supérieur du bateau, comme tant d'autres passagers, attendant l'accostage qui n'allait pas tarder à avoir lieu. Il avait repéré, parmi la foule de gens qui se pressait au bastingage, la figure couverte de taches de rousseur de la jeune fille qui avait occupé une grande partie de ses pensées depuis qu'il l'avait rencontrée. Elle était accompagnée du même homme en costume sombre qui avait interrompu leur petite discussion l'autre soir. Le fils du duc avait croisé la blonde demoiselle à plusieurs reprises les jours précédents, à présent qu'il avait cessé de se cloîtrer dans sa cabine. À chaque fois la même scène s'était répétée, comme si elle avait été inscrite noir sur blanc et qu'il avait été obligé de la jouer : lorsqu'il la rencontrait, il saluait la jolie jeune fille d'un petit signe de tête désinvolte, un sourire plein de morgue aux lèvres et elle, le regard troublé, se détournait pour l'éviter. Il aurait bien voulu s'y prendre autrement, prolonger un peu ces moments, mais il retombait toujours dans les mêmes travers, l'abordant avec l'attitude pleine d'arrogance et de dédain que des années de pratique lui avaient permis de se construire pour masquer ses sentiments et, en particulier, sa peur du rejet. Il y avait bien eu cette fois, dans l'ascenseur –l'un des rares ascenseurs existant sur un bateau, à sa connaissance– mais, son cœur battant de façon anarchique, il s'était finalement senti trop mal à l'aise et n'avait pas osé la dévisager comme il aurait aimé le faire. Et maintenant, le voyage s'achevait et il allait la perdre de vue. Il soupira sans la quitter du regard. Comme elle était jolie avec son écharpe blanche et son petit béret noir orné d'une rose…
Le paquebot s'était enfin immobilisé le long du quai et l'on avait amarré les cordages et fait descendre la passerelle. Terry, l'un des premiers sorti, observa la foule compacte qui l'empruntait, pressée d'aller rejoindre la terre ferme et les familles et amis qui l'attendaient là en bas. Les uns et les autres se lançaient des appels et se cherchaient des yeux. La petite demoiselle aux yeux verts n'y avait pas fait exception et dans cette cacophonie de cris, il avait distingué celui qu'avaient lancé les deux garçons qui étaient venus l'attendre.
Candy… pensa le jeune homme. Elle s'appelle Candy... Il répéta avec gourmandise ce prénom dont la sonorité avait soudainement acquis un charme bien particulier. Il avait senti une pointe de jalousie lorsqu'avec un visage rayonnant qui ne trompait pas, la jolie Candy s'était jetée dans les bras des deux garçons qui l'attendaient au bas de la passerelle. L'un d'eux était un dandy aux cheveux châtains, mis avec une recherche excessive qui lui aurait valu un sourire goguenard, s'il l'avait rencontré dans la rue. Comment pouvait-on être coiffé ainsi et s'habiller de la sorte, se demanda-t-il avec dédain. Le second, un grand garçon brun portant des lunettes, semblait être un hurluberlu. Terry l'avait contemplé, interloqué et avec une certaine inquiétude, tandis que l'autre sortait devant la jeune fille un pistolet qu'il s'apprêtait à utiliser. Mais comme rien ne s'était finalement produit, la demoiselle avait commencé à regarder autour d'elle, semblant chercher quelque chose ou quelqu'un et il se détourna rapidement, ne souhaitant pas qu'elle s'aperçoive qu'il la dévorait des yeux.
Un pied sur une bite d'amarrage, les yeux perdus vers le large, il ne put s'empêcher de penser avec amertume que personne, jamais, ne viendrait l'accueillir comme ces deux garçons venaient d'accueillir leur jolie blonde. Personne sur cette terre ne tenait à lui. Il n'avait pas d'amis et son père et sa mère ne s'intéressaient absolument pas à lui. Quant au reste des membres de « sa famille », ils le détestaient cordialement.
Il sentit un léger picotement le long de sa colonne vertébrale et tourna lentement la tête. Candy… Candy était en train de le fixer, l'air à la fois troublé et interrogateur. Il lui rendit son regard, un peu désarçonné de découvrir que c'était lui qu'elle semblait chercher tout à l'heure. C'est à ce moment-là que le coup de pistolet de l'hurluberlu partit, libérant bruyamment dans l'air froid de ce mois de janvier, une multitude de serpentins et de confettis multicolores. Il n'eut pas le temps de s'attarder sur ce dernier et bizarre événement car déjà l'homme à la moustache, venait les chercher tous les trois pour les amener jusqu'au cabriolet qui les attendait un peu plus loin. Terry les vit s'éloigner le cœur serré. La jeune fille continuait à lui lancer des regards pleins de curiosité, puis elle disparut à l'intérieur du fiacre et le cocher fit claquer son fouet. Le véhicule s'ébranla. Une voiture à cheval ! Quelle moyen de locomotion moderne ! s'esclaffa le futur Duc.
Mais malgré son air moqueur, il sentait un nœud se former dans sa gorge. Reverrait-il jamais cette jeune fille ? Il se secoua et se dirigea lentement vers sa décapotable, qu'il avait garée dans une rue, derrière le port. Après avoir roulé quelques kilomètres sur la route qui menait à Londres, il distingua un cabriolet qui roulait au loin devant lui. Il ne fut pas long à le rattraper et le reconnut aussitôt. C'était le cabriolet de Candy. Il se mit à klaxonner furieusement pour attirer son attention. Il voulait lui laisser un souvenir impérissable afin qu'elle pense à lui autant qu'il pensait à elle. Au son du klaxon, les chevaux qui tiraient le cabriolet s'emballèrent, mais il n'eut aucune difficulté, malgré tout, à doubler le véhicule. Il rit intérieurement en apercevant du coin de l'œil le visage à la fois surpris et indigné de sa demoiselle Taches de Son. C'était cette image d'elle qu'il voulait garder. De toute façon, il n'était pas fait pour avoir des amis et encore moins des amies…
Terry n'avait absolument aucune envie de rentrer tout de suite au manoir pour y subir les remarques acerbes et les remontrances de la Duchesse et avait passé une partie de la journée à traîner et rêvasser dans les jardins situés le long de la rive droite de la Tamise. Puis il avait décidé de passer la nuit à l'hôtel Savoy, tout proche. C'était dans ce luxueux palace construit dans le plus pur style édouardien de l'époque, que le Duc de Grandchester avait l'habitude de faire descendre ses relations, lorsqu'il n'avait pas la possibilité de les inviter au manoir familial. Il leur réservait en général la suite 812, qui était celle, disait-il, d'où l'on avait la meilleure vue sur la Tamise et les théâtres qui se trouvaient juste en face, sur l'autre rive. Terry ne pouvait s'empêcher de jalouser ces gens au bien-être desquels son père semblait prêter tant d'attention, alors que lui, son fils, n'avait droit qu'à des regards froids, du moins lorsque le Duc daignait lui jeter un regard. Aussi, lorsque le jeune homme se présenta devant le long comptoir de style art-déco, pour réserver une chambre, ce fut tout naturellement cette suite qu'il s'était décidé à réserver. Le réceptionniste qui l'avait reconnu, s'enquit avec componction :
-Puis-je faire quelque chose pour vous, Monsieur Grandchester ?
Terry, fut agréablement surpris de voir que l'homme se souvenait de lui. Il avait bien accompagné son père deux fois à l'hôtel, lorsque celui-ci était venu y chercher des amis, mais il n'était qu'un jeune garçon alors, et s'imaginait que l'homme, à la réception, n'avait même pas remarqué sa présence.
-Je voudrais passer la nuit ici.
Le réceptionniste ne fit pas de commentaires sur le fait que le jeune homme habitait dans les environs et n'avait sûrement pas besoin de passer la nuit à l'hôtel. Son père était le Duc de Grandchester, et il aurait été bien maladroit et imprudent de faire une quelconque remarque.
-Monsieur a-t-il une préférence ? Une suite peut-être ?
-La suite 812, si c'est possible…
-Ah, je suis désolé, Monsieur. Mais cette suite vient juste d'être libérée et n'a pas encore pu être préparée. Cependant je peux vous proposer la suite 813 qui se trouve juste à côté et qui, bien que différente de la 812, a elle aussi ses qualités et une superbe vue.
Terry grimaça de déception. Il aurait tant voulu voir cette suite dont les connaissances de son père parlaient avec des trémolos dans la voix, mais se reprenant il dit :
-La suite 813 fera sûrement l'affaire.
Le réceptionniste nota quelque chose sur un gros registre vert foncé à tranche et coins dorés, sollicita la signature du fils du duc puis héla un groom pour lui faire monter son sac, mais Terry le remercia d'un geste. Il pouvait bien se débrouiller tout seul. Il n'était pas manchot, que diable.
Après être sorti de l'ascenseur, le jeune homme passa devant la suite 812 dont la porte était restée entre-ouverte. Il eut envie d'y jeter un œil pour savoir ce qu'il allait manquer, mais il décida de déposer d'abord son sac dans la suite contigüe, qui était celle qui lui avait été réservée. Puis il se dirigea d'un pas nonchalant vers la suite 812 qui piquait tant sa curiosité et en poussa la porte.
Le personnel n'avait visiblement pas encore eu le temps de faire la chambre, qui avait été décorée dans un style moderne comme toute une partie de l'hôtel. Terry n'y vit rien de bien particulier par rapport à sa propre suite, si ce n'est les dimensions de la pièce qu'il trouva exagérées. Il referma soigneusement la porte derrière lui et alla jusqu'à la fenêtre qui donnait sur la Tamise, en sortant une boîte de cigares pour en allumer un. Il avait commencé à fumer l'année précédente, après avoir reçu la lettre de sa mère, par dépit, par bravade et aussi, et surtout, pour faire enrager Madame la Duchesse qui faisait tout pour lui rendre la vie impossible. Son père, comme il fallait s'y attendre n'avait fait aucun commentaire, se contentant de hocher la tête d'un air distrait lorsque son épouse avait fait allusion au dernier vice de son fils aîné. Terry se demandait ce qu'il devrait faire pour enfin sortir le duc de cette apathique indifférence qui plus que toute autre chose le mettait au désespoir. Il aurait mille fois préféré subir la colère de son père plutôt que d'avoir à supporter ce regard absent qui semblait nier son existence même. Tout en fumant son cigare, il écarta la lourde tenture de velours bordeaux et se planta devant l'immense baie vitrée, laissant son regard errer au dehors. La vue était effectivement époustouflante, magique, les arches du pont de Waterloo enjambant une Tamise qui miroitait sous les rayons du soleil et les magnifiques édifices marqués par l'histoire s'élevant majestueusement sur l'autre rive. Il comprenait le choix de son père et pourquoi certains peintres comme le peintre français Claude Monet s'étaient senti le besoin de croquer ce paysage idyllique. Le jeune homme soupira et, le cigare toujours à la main, s'installa sur l'imposant fauteuil qui trônait là, en caressant de sa main libre le grain très fin du cuir bleu roi qui recouvrait ce siège qui lui parut extrêmement confortable. Il fit tourner celui-ci jusqu'à se retrouver face à la baie vitrée et devant un large bureau en bois qui lui semblait de facture assez ancienne et sur lequel il aperçut un rouleau de papier attaché par un ruban. Il s'en saisit et l'examina avec curiosité, tout en croisant ses longues jambes. C'était, semblait-il, un message écrit par un certain Oncle William et destiné à une certaine Candice Neige André. Candice ? Ce prénom ressemblait étrangement à celui de la demoiselle aux yeux verts. Quelle coïncidence ! Se pouvait-il qu'il s'agisse d'une seule et même personne ? Le jeune homme était sur le point de céder à la curiosité –après tout, le message n'était retenu que par un fin ruban qu'il serait facile de détacher et de rattacher sans que personne ne se doute de rien– lorsque des coups timides furent frappés à la porte et qu'une voix féminine s'éleva. Terry s'immobilisa, quelque peu dérouté. Cela ne pouvait être le personnel qui savait la chambre inoccupée et qui n'aurait sans doute pas frappé, en tout cas, pas si timidement. D'ailleurs il lui avait semblé qu'on appelait le fameux « Oncle William ». Il s'agissait sans doute d'une nièce de l'auteur du message, peut-être même celle à qui ce message était destiné. Sans quitter le fauteuil, il attendit la suite des événements, toujours face au bureau et à la grande baie vitrée. De l'entrée de la suite, on ne pouvait pas apercevoir grand-chose de sa personne, et seul le mince filet de fumée qui montait au-dessus de lui trahissait vraiment sa présence. Il entendit le léger grincement d'une porte qu'on ouvre, puis la voix, plus nette cette fois-ci :
-Oncle William ? C'est Candy Neige André, Oncle William. Je viens d'arriver à Londres et je voulais vous saluer et surtout vous dire merci.
Terry tressaillit en reconnaissant la voix de celle qui avait parlé. C'était elle. C'était bien elle. Bien qu'il ne lui eût adressé la parole qu'une seule fois, il aurait reconnu sa voix entre mille. Ainsi elle s'appelait Candy… Neige… André… Il fronça les sourcils et jeta un coup d'œil sur le rouleau qu'il tenait encore à la main pour s'assurer qu'il n'avait pas rêvé. Non, c'était bien à la fille aux yeux vert émeraude qu'était destiné ce message qui émanait de… son oncle. Lui qui pensait ne pas la revoir… Le hasard, décidément, semblait lui faire un clin d'œil. Comme le silence s'éternisait, la jeune fille reprit :
-Vous m'entendez Oncle William ?
Terry tira lentement une bouffée sur son cigare, prenant le temps de se recomposer une attitude décontractée et répondit d'une voix méconnaissable « Je vous entends » avant de faire tourner son fauteuil avec une lenteur théâtrale. Le regard interloqué que la demoiselle et ses deux accompagnateurs –qu'il reconnaissait, c'était les deux garçons qui avaient accueilli la jeune fille au port– posèrent sur lui, valaient tout l'or du monde. Le jeune homme sourit intérieurement, se leva nonchalamment et s'approcha d'eux d'un air moqueur. Sans répondre à la question du dandy aux cheveux châtains qui lui demandait son nom avec une certaine agressivité, il tendit avec désinvolture le rouleau qu'il tenait à la main à la dénommée Candy, qui le dévisageait avec des yeux grands comme des soucoupes.
- Le précédent occupant a laissé ce message, lui expliqua-t-il en les enveloppant d'un nuage de fumée malodorante.
-Ah… Monsieur Grandchester… intervint un groom qui venait d'arriver, votre suite est à côté.
-Je sais… répliqua le jeune homme en sortant sans se presser de la pièce et il continua : Mais voyant celle-ci inoccupée et la porte ouverte, je suis entré pour y jeter un coup d'œil.
Tout en se dirigeant vers la suite 813, Terry eut encore le temps d'entendre le groom annoncer au trio que Monsieur William venait de partir mais qu'on ne savait pas encore où il s'était rendu. Le fils du Duc pénétra dans son salon, non sans jeter un dernier coup d'œil vers la jeune fille qui, maintenant, avait un nom en plus de son prénom. Puis il fronça les sourcils en se demandant qui pouvaient bien être ces deux garçons qui étaient avec elle ?
