Septembre 1912, Château de Cholmondeley, Cheshire.
Chapitre 1
Edward
Deux jours que nous étions arrivés au château de Cholmondeley et mon employeur, le Comte de Cheshire, Emmet Masen le Troisième, bouillait d'impatience à l'idée de chasser avec le Duc de Dutham, Charles Swan. Un homme charmant dont la richesse et le savoir-vivre n'avaient d'égal que sa culture et son bon goût. A Cholmondeley, la vie semblait paisible et les nombreux employés au service du Duc n'avaient de cesse de vanter ses qualités. Je savais d'où mon patron tenait ses qualités d'homme. Charles Swan était un modèle pour lui, un genre de père de substitution, et il était un homme bon et respecté. Sa femme Lady Renée était elle aussi une femme douce et délicate qui savait recevoir.
Nous logions dans l'aile ouest du château. La vue sur le parc était magnifique et la petite chambre mansardée qui desservait celle de Monsieur Masen était vraiment confortable pour ma condition de simple valet, même si je n'avais pas vraiment eu l'occasion d'y passer du temps.
J'appréciais notre séjour au château. Ce matin, nous étions aux écuries pour soigner les chevaux du Comte qui venaient d'arriver de Peckforton. Les écuries de Cholmondeley étaient luxueuses, spacieuses et lumineuses. Elles étaient entretenues avec soin. La cavalerie était en bonne santé et la meute semblait être composée de chiens de race efficaces.
-Edward ? Me héla mon employeur.
-Oui Monsieur le Comte ? Demandai-je, en le rejoignant près de la stalle de son étalon.
-As-tu vu son jarret ? Ne te semble-t-il pas enflé ? Je caressai sa monture et glissai ma main le long de ses flancs avant de flatter sa croupe pour palper son postérieur droit.
-Je ne sais pas. Peut-être un peu, mais le voyage a certainement été rude pour lui. Je vais lui placer des bandes de repos avec un peu d'argile. Nous verrons demain.
-J'espère que ce n'est rien, Isabella se moquerait de moi si je ne pouvais pas chasser.
Isabella était la fille du Duc. Emmet ne cessait de m'en parler mais je n'avais pas eu l'occasion de la rencontrer, elle n'était au château que depuis la veille. Et visiblement, Emmet non plus et cela l'agaçait de ne pas avoir pu s'entretenir avec l'héritière. Il adorait la Duchesse. Ils avaient grandi ensemble et il ne l'avait pas vue depuis plusieurs mois puisqu'elle étudiait dans un collège prestigieux du Sussex.
Elle était arrivée la veille après un long périple et était visiblement trop fatiguée pour se joindre au diner. Le Comte en fut un peu vexé mais Isabella n'en faisait, d'après ce que j'avais pu entendre la concernant, qu'à sa tête. Le duc de Dutham laissait son unique enfant faire tout ce que bon lui semblait et dans tout le Cheshire la rumeur s'était répandue. Elle était vaniteuse, têtue et imbue de sa personne.
Je me concentrai sur mon travail de soigneur et me mis en quête d'un seau propre pour préparer le mélange argileux qui devait reposer les membres du cheval du Comte.
-Je pourrais emprunter un des chevaux du Duc, mais connaissant Charles, il me donnerait une de ses vieilles carnes. Pensa Emmet à voix haute.
-Il n'y a que des beaux spécimens dans cette écurie Monsieur le Comte. Vous trouverez aisément une monture qui vous siéra.
-On est entre nous Edward, les palefreniers sont partis.
-Oh d'accord. Le Comte sous-entendait ainsi que je pouvais l'appeler par son prénom et le tutoyer. J'aurais aimé le faire tout le temps mais nos conditions et nos places dans la société ne nous le permettaient pas.
-Penses-tu que nous allons rester longtemps ici ? Demandai-je, en appliquant la pâte sur les jambes du cheval tandis qu'il le tenait.
-Quelques semaines. Tu vas voir Edward, c'est le meilleur terrain de chasse de la région et les Swan sont des gens merveilleux. Je ne raterais la chasse d'automne à Cholmondeley pour rien au monde.
-Les bois de Peckforton t'ennuient ?
-Absolument pas, mais j'en ai assez des chevreuils et des faisans, je veux pourchasser le cerf et me mesurer aux sangliers. Les forêts alentours regorgent de grands gibiers et les chasses à Cholmondeley sont gigantesques. Tu verras demain.
-Bien. Je finissais de bander le cheval quand deux immenses chiens entrèrent dans l'écurie. Je me figeai en les regardant passer avec une grâce incroyable. Ils étaient grands et minces, leurs silhouettes fines leur donnaient un air hautain mais réellement délicat. Je n'avais jamais vu de si beaux lévriers.
-Voilà de bien belles bêtes. Lançai-je en tendant ma main vers le premier qui me renifla rapidement avant de s'éloigner sans me prêter attention.
-Ce sont les chiennes de la Duchesse, elle ne doit pas être loin. S'illumina Emmet en essuyant son front du revers de sa manche.
-Emmet ? Carillonna une petite voix féminine.
-Par ici, Isabella. Je vis un visage enchanteur passer la porte de l'écurie. Je restai ébloui par tant de charme. Une petite figure un peu ronde, de beaux traits fins, un merveilleux teint ivoire, de séduisants yeux marron entourés de cils immenses et une bouche fine dessinée avec élégance.
-Isabella ! S'exclama Emmet délaissant son cheval pour rejoindre la Duchesse. Il la serra contre lui avant de la faire voltiger dans ses bras comme si elle ne pesait guère plus de dix livres.
-C'est si plaisant de te voir ici dans nos murs ! Sourit-elle quand il la reposa au sol. Tu m'as terriblement manqué. Depuis quand n'étais-tu pas venu ? Son rire cristallin envahit l'écurie et je ne pus m'empêcher de trouver ce son séduisant. La Duchesse était particulièrement charmante, grande, mince, avec de très belles formes harmonieuses et, surtout, de somptueuses anglaises brunes d'une longueur surprenante.
-Plus d'un an, mais je n'avais aucune raison de venir, tu n'étais pas ici. Répondit Emmet avec obligeance.
-Charmeur ! Se moqua-t-elle, je suis revenue régulièrement et chaque fois père m'a dit que tu ne pouvais te libérer.
-Pardonne-moi, jolie Isabella, mais j'étais vraiment occupé.
-Trop occupé pour m'envoyer ne serait-ce qu'un pli ?
-Absolument pas, j'y ai songé mais j'étais trop tourmenté et je ne voulais pas t'angoisser. De plus, tu sais parfaitement que les correspondances m'ennuient au plus haut point.
-Je me soucie pour toi Emmet et ces mois sans nouvelle m'ont angoissée au plus au point. Je ne te le pardonnerai jamais. Elle lui fit un signe de main dédaigneux et feignit de ne plus s'intéresser à lui, en me détaillant. Le Comte éclata de rire et la prit par le bras pour l'entraîner près de la porte du box.
-Isabella, laisse-moi te présenter Edward, mon valet et mon meilleur soigneur. J'inclinai la tête poliment alors que les grands yeux ambre foncé de la Duchesse me toisaient avec curiosité.
-Bonjour, souffla-t-elle, avant de porter son attention sur l'étalon du Duc.
-Tu as une bien belle bête Emmet, de quelle race s'agit-il ?
-C'est un étalon Andalou, cadeau du Roi d'Espagne.
-Ah oui ? Sourit-elle, sans cesser de détailler le cheval. Il est vraiment sublime, un très beau cadeau.
-Pas autant que ta jument, Isabella.
-N'essaie pas de me flatter, je ne te la céderai pas.
-Tu es donc toujours aussi obstinée !
-Je ne suis pas obstinée, j'y suis attachée. Toi, par contre, pardonne-moi mais tu es incroyablement têtu. Pourquoi m'obliges-tu à me répéter ? Ma jument ne quittera Cholmondeley sans moi. Jamais.
Je vis le Comte faire une légère grimace à la Duchesse et celle-ci s'éloigna vers le box d'en face en riant de bon cœur. Elle jeta un coup d'œil à l'intérieur et je la vis enlever son gant blanc pour caresser le museau de la magnifique jument arabe qui venait d'Égypte, d'après les dires du Comte.
-Aurai-je la chance de te voir au dîner Isabella ? Lui demanda-t-il au bout d'un long moment, durant lequel il supervisa les soins que je prodiguais à son entier.
-Bien entendu ! Mère me tuerait si je ratais encore un dîner. De plus, les York se joignent à nous. A plus tard alors. Isis ? Athéna ? Venez mes belles, nous rentrons. Je vis les deux élégants chiens traverser l'écurie et la Duchesse prit congé. Je détaillai avec délectation sa silhouette fine alors qu'elle s'éloignait dans l'allée.
-N'était-elle pas délicieuse ? Chuchota Emmet.
-Elle est exquise, souris-je en reportant mon attention sur ma tâche.
-Attends de rencontrer sa demoiselle de compagnie. Tu ne vas pas en revenir.
J'arquai un sourcil en interrogeant le Comte du regard. Il soupira.
-Rosalie est la femme la plus belle du comté. Son père était fermier. La tuberculose l'a emporté alors qu'elle était toute enfant. Sa mère était morte en couches alors Charles Swan l'a accueillie au château et Isabella la considère presque comme une sœur. Je la connais depuis toujours et Dieu m'a mis à l'épreuve en la faisant grandir, s'épanouir, devenir une fleur magnifique. Elle est blonde comme les blés et sent le jasmin. Ses yeux sont noirs comme l'ébène mais sa bouche à la couleur du sang.
Je restai les yeux plein de surprise devant les propos poétiques du Comte. Jamais je ne l'avais entendu tenir pareil discours relatif à une femme. Il semblait vraiment épris de la demoiselle. Il soupira un grand coup à nouveau.
-Dommage qu'elle ne possède aucun titre, j'aurais demandé mille fois sa main. Enfin, il secoua la tête avec amusement, elle aurait été capable de m'éconduire.
Je ne pus retenir un petit rire qui s'échappa de ma gorge. Le Comte avait toutes les femmes du royaume à ses pieds, il était le célibataire le plus convoité. Voilà qu'il était épris d'une orpheline sans terre qui le repoussait.
-Ne te moque pas Edward, les oiseaux les plus beaux sont souvent les plus difficiles à attirer.
-Pardonne-moi Emmet, aucune roturière du royaume ne refuserait une demande de toi.
-Tu ne connais pas Rosalie. Elle est comme un paon.
-Comme un Paon ? Pour la superbe ou l'impertinence ?
-Les deux en ajoutant l'orgueil et l'insolence. Mais qu'importe, je ne peux épouser une ordinaire, domestique qui plus est. Ça serait faire affront à la couronne. Le Roi m'estime et m'apprécie, je ne peux suivre mes bas instincts d'homme, il en va de l'avenir de Peckforton.
-Choix de raison, Monsieur le Comte.
-Absolument et Emily York est de loin mon meilleur choix.
-Pourquoi pas mademoiselle Swan ?
-Isabella ? Oh non, je t'en prie Edward.
-Son titre est noble, son domaine intéressant, vos familles sont liées depuis longtemps.
-Exactement ! Et c'est, là, la raison de mon assentiment. Sur le papier Isabella est la meilleure alliance que je pourrais avoir mais elle est promise depuis longtemps à Sir Newton de Cornouailles. Au grand dam d'Isabella d'ailleurs. Bon assez bavardé, je dois rentrer pour voir le Duc. Il doit-être sorti de sa bibliothèque à présent.
-Voulez-vous vous changer avant Monsieur le Comte ?
-Oui, sors-moi mon costume gris, celui au nœud blanc, au cas où je croiserais Rosalie.
-Emily York, Monsieur le Comte, Emily !
-Bien sûr, souffla-t-il.
Isabella
-Alors comment va-t-il ? Demanda Rosalie en papillonnant autour de moi pour préparer ma toilette.
-Il semble fatigué mais heureux d'être là. Il adore la chasse alors je pense que ça lui met du baume au cœur.
Je regardai Rosalie dans le reflet du miroir et, même si elle tentait de le dissimuler, je voyais bien qu'elle était inquiète pour lui. Je crois qu'elle l'affectionnait depuis bien trop longtemps. Les responsabilités du titre de comte qui incombaient à Emmet étaient un lourd fardeau à porter pour lui qui était quelqu'un de si insouciant et épicurien. Cela rendait Rosalie triste et je n'aimais pas ça. Elle était mon amie, ma sœur, ma confidente et même si son rôle était de répondre à mes moindres désirs, elle était avant tout la personne qui comptait le plus pour moi. Ne voulant pas l'inquiéter davantage, je cherchai quelque chose de positif à lui dire avant de clore cette conversation.
-Il a un nouveau valet, il semble gentil.
-Ah oui ? Que s'est-il donc passé avec le précédent ?
-Je n'en ai pas la moindre idée, mais il s'occupe aussi des chevaux d'Emmet, ce doit être quelqu'un de bien.
-Bella, ma chérie, quand vas-tu te mettre dans la tête que les gens qui s'occupent d'animaux ne sont pas forcément tous bons ?
-On ne peut pas être mauvais quand on aime les bêtes.
- Est-ce cela qu'on t'a appris au collège ? Je sursautai au son mélodieux de la voix de ma mère.
-Lady Renée, s'inclina Rosalie.
-Bonjour Rosalie, sourit-elle en caressant sa main. Je voudrais m'entretenir avec Isabella.
-Mère, Rosalie peut rester. Je lui répéterai de toute façon , épargnez-moi une ritournelle.
-Bien, comme tu voudras. Ton père a invité Sir Newton pour la chasse. Il arrive au château demain, il y séjournera quinze jours. Je compte sur toi pour faire la meilleure impression.
-Oh pitié, Mère, non !
-Ce n'est pas là une suggestion, juste une affirmation à titre informatif afin que tu puisses te faire à cette idée. Je te laisse y penser. Nous t'attendons au grand salon dans trente minutes, le Comte tient vraiment à te voir.
-Je sais, merci Mère, soufflai-je au bord du désespoir.
Ma mère quitta la pièce et Rosalie s'empressa d'aller refermer derrière elle.
-Je déteste mes parents ! Couinai-je en coiffant mes cheveux. Mon amie s'installa sur le tabouret près du lit et me regarda faire.
-Je suis désolée Isabella, mais tu savais que ça arriverait un jour ou l'autre.
-Oui, mais je ne pensais pas si tôt. Je n'ai même pas dix-huit ans Rosalie ! Je suis si jeune et le Duc de Cornouailles est si… heurk !
-C'est un excellent parti pour ta famille, Isabella.
-Pitié Rose, épargne-moi le couplet sur la longue lignée des Swan qui ne se perdra pas si je donne un petit-fils à Charles. Vois-tu, ce mariage est une réelle punition! Je n'envisage même pas l'idée de me donner à cet homme. Il est odieux, détestable, malveillant et cruel.
-Je sais Bella, mais tu pourrais l'amadouer.
-Un barbare reste un barbare, même en le caressant dans le sens du poil. Je n'ai ni la patience, ni les qualités requises pour ce genre de tâche. Toi, tu pourrais amadouer n'importe quel homme. Moi, je suis condamnée à épouser Sir Newton et me soumettre à lui pour la bienséance et l'avenir de Cholmondeley.
-J'en suis navrée, Bella.
-Pas autant que moi, soupirai-je, peux-tu fixer ma broche, s'il te plaît ?
-Bien sûr, veux-tu porter un de tes colliers également ?
Je laissai Rosalie attacher les pierres autour de mon cou et pris quelques grandes inspirations pour ne pas me lamenter. Emmet serait très mal à l'aise de me voir larmoyante au dîner.
Rosalie m'accompagna jusqu'au grand hall et gagna les cuisines des domestiques pour dîner. Je restai seule un petit moment, me reprochant intérieurement d'être si fragile. De ne pas trouver la force d'affronter cette épreuve et me soustraire à quoi j'étais destinée. Porter la descendance de Cholmondeley.
