Ce n'est pas toi qui choisis, c'est toi qui es choisi

Gabriel était des Archanges celui qui marchait le plus à l'impulsion, c'était bien connu. Ce qui faisait que, ô scandale inouï, il n'avait absolument aucun sens des bonnes manières – en fait, il en avait, mais le mettait très souvent de côté.

Du coup, lorsqu'il éprouva la subite envie d'aller enquiquiner Raphaël, ne vit-il aucune raison de ne pas le faire.

Comme c'était prévisible, Raphaël se trouvait à l'infirmerie, assis sur l'un des lits, tournant le dos à la porte d'entrée. Gabriel sentit tout à coup l'idée d'une farce le titiller.

Sur la pointe des pieds, l'adolescent s'approcha en veillant à ne pas faire de bruits – c'était facile, il avait l'habitude – et se tenant derrière son aîné, il posa ses mains sur ses yeux.

« Gabriel » soupira l'Archange brun, en sentant les paumes tièdes qui recouvraient ses paupières. « Tu ne grandiras donc jamais ? »

« Que veux-tu » rétorqua son cadet en retirant ses mains. « Avec toi et Mish, il y a bien assez de maturité dans l'air comme ça ! »

Raphaël se pinça l'arête du nez, l'air fatigué.

« Gabriel, s'il te plaît. Je suis un peu sur les nerfs, repasse plus… »

« Pas question » coupa le garçon aux cheveux rouges. « J'y suis, j'y reste. Et qu'est-ce que tu tiens dans tes bras ? »

Raphaël le dévisagea quelques secondes, puis sembla se dire après tout, tant pis et se tourna vers son cadet afin de lui permettre de regarder tout à son aise.

Dans les bras de l'Archange reposait un bébé enveloppé dans une couverture bleue marine, visiblement endormi. Le crâne du nouveau-né était recouvert d'un fin duvet noir ébouriffé, et en dépit de sa jeunesse, la finesse de ses traits laissait déjà entrevoir la beauté de son visage d'adulte.

Gabriel fondit immédiatement.

« Mais regardez-moi ça » roucoula le Messager. « Toi, tu vas en briser des cœurs, je le sens ! Raphaël, à qui est-il ? »

Le guérisseur parut gêné.

« En fait… On ne lui a pas encore assigné un gardien. »

Gabriel fronça les sourcils.

« Comment ça ? A vue de nez, il a déjà… une semaine, non ? Il aurait dû avoir été placé, maintenant. »

Raphaël laissa échapper un soupir.

« Je sais bien… Seulement, tu t'en doutes, il y a un problème. »

« C'est grave ? » s'inquiéta le quatrième Archange.

Son aîné eut un rire triste.

« Il ne veut pas se réveiller. Depuis qu'il a été créé, rien à faire, il ne réagit pas. Il n'ouvre pas les yeux, il ne fait pas de bruit, j'ai même dû m'assurer qu'il respirait, tellement il est calme. »

Pour le coup, Gabriel était franchement troublé. Un nouveau-né ne se conduisait jamais de la sorte. Bien sûr, il y avait des cas comme ça chez les animaux que Père avait créés il y a peu de temps, mais c'était les animaux… Ca ne se passait pas de l a même manière chez les anges… Ils n'avaient pas de…

Mortalité infantile. Les mots résonnaient d'une manière encore plus obscène que n'importe laquelle grossièreté de son répertoire.

« Tu as été voir Père ? » interrogea l'adolescent.

Raphaël leva les yeux au plafond.

« Si tu me prends pour un idiot ! Il ne m'a rien répondu, juste conseillé de faire confiance au petit. Tu sais comment il est, Papa. »

« Oui, je sais » confirma Gabriel avec une petite grimace – lorsque Raphaël appelait Père Papa, ça voulait dire qu'ils étaient en froid.

Il considéra à nouveau le bébé, immobile et silencieux dans les bras de son aîné. D'un seul coup, il se sentit l'envie de pleurer. Ne fais pas l'idiot, se morigéna-t-il mentalement. Ce n'est pas comme s'il était déjà mort. Tout de même… Il restait triste.

« Je peux le tenir ? » demanda l'adolescent avec hésitation.

Raphaël haussa une épaule.

« Pourquoi pas ? »

Gabriel s'assit sur le lit et tendit les bras. Raphaël y déposa le nouveau-né avec délicatesse. Celui-ci était plus lourd que ne l'aurait cru Gabriel ; sous la couverture, il pouvait sentir les os fragiles des ailes.

« Tu n'as donc pas honte ? » lâcha l'Archange en regardant l'enfant qui gisait inerte dans son étreinte. « Je te préviens que si tu meurs sans avoir ne serait-ce qu'ouvert les yeux, je vais me fâcher contre toi. »

Il avait à peine fini de parler que le bébé remua faiblement, émit un petit bruit et ouvrit les yeux.

C'était des yeux confus, vides et aveugles de nouveau-né et ils étaient bleus, d'un bleu tel qu'on s'attendait à y voir filer des oiseaux.

Gabriel sourit.

« Tu vois, quand tu veux » fit-il en chatouillant le bout du nez de l'enfant. « Mais en voilà des yeux ! Je te préviens que si tu regardes une fille avec des yeux pareils, elle s'évanouit, parole d'honneur. »

Raphaël en avait la bouche ouverte.

« Alors ça ! » finit-il par lâcher. « Depuis une semaine, ce petit est comme mort et en une seconde, tu me le réveille ! »

Gabriel cessa de taquiner le bébé pour dévisager son frère avec un brin de gêne.

« De toutes les façons, il vaut mieux qu'il soit dans cet état plutôt que l'autre, non ? » commenta l'adolescent.

« Je ne peux pas prétendre le contraire » soupira le guérisseur. « Enfin, redonne-le-moi. »

Avec une réticence inexplicable, Gabriel rendit le bébé à son aîné. Mais à peine l'enfant se fut-il retrouvé dans les bras de Raphaël qu'il se mit à hurler. Pas de simples gémissements, non, un hurlement pur et simple qui donnait l'impression qu'on était en train de le brûler vif.

« Mais qu'est-ce qui lui prend ? » s'écria Gabriel, effaré par le volume sonore déployé.

« Je n'en ai aucune idée ! » répondit Raphaël sur le même ton, en essayant de bercer le nouveau-né qui refusait de se calmer.

Pris d'une inspiration soudaine, l'adolescent enleva le bébé des bras de son frère. Le silence se fit aussitôt.

« Alors ça ! » répéta Raphaël.

« Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? » commenta Gabriel avec un rire un peu forcé tandis que l'enfant se lovait contre lui. « On a le don ou on l'a pas. »

Raphaël considéra le tableau offert par ses deux cadets d'un air pensif.

« Je crois que je viens de trouver un gardien parfait pour le petit… Gaby, mon cœur, que dirais-tu de t'en occuper ? »

Gabriel s'étrangla.

« C'est méchant de me jouer un tour pareil » gémit-il après avoir retrouvé son souffle. « Les blagues de mauvais goût, c'est moi qui les fait, je te rappelle. »

« Je suis très sérieux » répliqua le guérisseur. « Tu es le seul à qui il réagisse positivement. Je préfère le confier à toi plutôt qu'à un autre ange avec lequel il se contentera de crier du matin au soir. Aie donc pitié des oreilles de tes frères et sœurs ! »

Gabriel avait l'air d'un animal aux abois.

« Mais pourquoi moi ! » s'écria-t-il, en paraissant au bord des larmes. « J'ai juste treize ans ! »

« A treize ans, tu es mature, maintenant » rappela Raphaël.

« Je ne sais pas comment on s'occupe d'un bébé ! » continua son frère. « Tu sais ce qu'on dit sur moi… Je ne suis déjà pas un bon Archange, comment je peux être un bon gardien ? »

« Gabriel » fit gentiment Raphaël, « le fait que tu aies peur de ne pas bien élever cet enfant… Ça signifie que tu seras un bon gardien. Parce qu'un véritable gardien s'inquiète toujours de l'éducation de son protégé, parce qu'il veut lui donner la meilleure possible. »

« Oui, et ce bébé sera mieux élevé par n'importe qui à part moi » répliqua Gabriel.

« Mais tu n'as pas le choix » annonça Raphaël. « Tu ne peux pas décider de ne pas l'élever ou pas. C'est lui qui t'a choisi comme gardien. Ce ne sont pas les gardiens qui décident d'élever tel ou tel protégé, ce sont les enfants qui choisissent leur gardien. »

« C'est ça, ouais » grogna l'adolescent.

Raphaël sourit.

« Tu sais, j'étais là quand Père a décidé de te confier à l'un d'entre nous » commença-t-il. « Un Archange devait être éduqué par un Archange, tu comprends. Et toi, tu pleurais comme une fontaine. Michel et moi, on essayait de te calmer, mais tu continuais à pleurer. Il n'y a que dans les bras de Lucifer que tu t'es calmé. Lui, il a paniqué, forcément. Il a insisté pour que ce soit moi ou Michel qui devienne ton gardien, il répétait que lui serait absolument nul. »

Le troisième se tut un moment avant de reprendre :

« Seulement, c'était avec lui que tu voulais être. Alors c'est à lui que tu as été confié. Sincèrement, tu trouves qu'il s'est mal débrouillé ? »

Gabriel baissa le nez et regarda le bébé niché contre sa poitrine. J'ai gagné ! se dit Raphaël. Quand son petit frère ne regardait pas son interlocuteur dans les yeux, c'est que ce dernier avait marqué un point.

« Il s'appelle comment ? » interrogea l'adolescent sans relever la tête.

« Castiel. »

« Castiel… » répéta Gabriel en faisant rouler le nom sur sa langue.

Le nouveau-né émit un petit gémissement et donna de petits coups de tête contre la poitrine de son grand frère.

« Toi, je sens que tu vas sortir de l'ordinaire » murmura-t-il.

Raphaël laissa échapper un rire.

« Tous les nouveaux gardiens disent ça » commenta-il avec affection. « Comme quoi leur protégé est spécial. »

« Peut-être » répondit Gabriel. « Mais lui, il le sera vraiment. »