Gerard,
J'aimerais que tu te rappelles de moi. Pas tout le temps, non, ça serait bien trop demander pour ton cerveau parasité par les cachets. Dans des moments d'euphorie, quand tu te trouves au bord de la scène, si proche de tes fans, à quelques centimètres de les atteindre. Mais tu ne le fais jamais. As-tu peur de toucher la réalité ? De détruire les personnes que tu as changées ? Te mentionner dans une phrase qui parle de « peur du changement » me sonne tellement faux, à cette heure.
Quand tu es étendu, voguant entre la réalité et le songe, quand tu projettes ta vie sur ton plafond plongé dans la pénombre, j'aimerais que tu te rappelles de moi. De nos années ensemble. Te vois-tu dans mes bras ? Tes lèvres sur les miennes, et non l'inverse car tu as fini par m'interdire d'engager les démonstrations d'affection, même quand nous n'étions que tous les deux. Te vois-tu dans mes draps d'hôtel, et t'arrive-t-il de glisser ta main sur le côté pour vérifier que ces derniers temps ne sont qu'un mauvais rêve ?
Pense également à moi dans tes moments de tristesse, quand tu es sur le point de pleurer, de craquer après avoir tenu du mieux que tu aies pu. Pense à mes bras autour de toi quand je te voyais ainsi. Rappelles toi nos longues soirées, quand on finissait presque naturellement alcoolisés, l'un sur l'autre en cherchant à atteindre chaque morceau de peau de l'autre. Quand tu penses que je te manque, même si je doute que ça soit déjà arrivé, pense à moi, pense au fait que c'est toi qui m'as laissé tomber, et non l'inverse.
J'aimerais que tu me voies dans les yeux de ceux que tu as laissés derrière, ces personnes qui ont tout vécu à tes côtés. Pas que moi car, au fond, je suis sûrement le seul qui ait tout vu venir. Regarde-le, avec ses yeux pleins d'espoir, visant quelque chose de meilleur qui pourrait l'aider à ressortir de l'océan d'horreurs qu'il est en train de vivre, cet océan qui se teinte de la couleur de tous les alcools qu'il ingère en même temps que le goût amer de la vie elle-même. Regarde l'autre seul véritable ami que tu n'aies jamais eu, regarde son sourire bienveillant, je t'en prie. Regarde ses efforts, son inquiétude à ton égard. Tu ne ressens rien ? Peut-être que tu es trop perdu dans tes propres douleurs pour faire face à celle des autres, sinon tu aurais tout vu. Ou peut-être que les médicaments qui brouillent ton esprit brouillent aussi ta vue, après tout c'est toujours mieux que les larmes.
Mais ne me regarde pas. Je t'en prie, ne me regarde plus jamais. De toutes façons, tu ne le faisais plus à la fin. Tu te rappelles ? « Je ne vais pas partir ce soir, j'ai trop froid. Mais tourne-toi de l'autre côté, je ne veux pas te voir. » Tu n'as jamais vu mes larmes ce soir-là, ni celles devant lesquelles tu t'es volontairement enfui les soirs suivants. Je crois que même des années dans le futur, une part de moi t'en voudra toujours.
Mais je t'aime. C'est un cri horrible, déchirant le néant pour moi de te le dire. Je t'aime. Je t'aime. C'est affreux de le dire car plus je le répète, plus ces mots à la fois prennent de l'importance et perdent leur sens. C'est une bataille désespérée entre mon cœur et ton cerveau malade, je le sais très bien. Mais j'ai besoin de toi. Pas comme un musicien a besoin de sa muse, plus comme un animal a besoin de se ronger un membre piégé jusqu'à ce qu'il se détache. Notre amour est un poison, une étoile mourante dans une voute céleste : c'était déjà terminé dès le premier jour, mais je voyais encore un signe que tout allait bien j'étais juste en retard.
Mais ne te rappelle pas de moi quand tu la regardes. Quand tu lui souris tendrement, et que tu les prends dans tes bras après de longs jours loin d'elles. Ne penses pas à moi lors des dîners de famille, quand tu sers ta fille et ta femme, ni quand tu bordes ta fille en l'embrassant tendrement sur le front, te félicitant intérieurement de ce trésor que la vie t'a offert. Ne pense plus jamais à moi dans ces moments là, car désormais ta vie est avec elles, prends conscience que tout tes choix ont une conséquence, et que tu avais fait ce choix depuis longtemps.
Je t'aimais, et je t'aime encore. Un cri face au néant, j'ai dit. Mais maintenant que les larmes remplissent les pages que je froisse, c'est plus un hurlement face à la mort.

Ne pense plus jamais à moi,
Frank.