Dans la classe des Terminale L, l'ambiance était bien triste. Alors que la professeur de philosophie, Mme Marieuse, tristement célèbre dans l'établissement scolaire pour ses cours soporifiques et son haleine putride, sans oublier sa délicieuse moustache, blablatait son cours, la trentaine d'élèves devant elle vaquait à ses occupations. Même Alice, pourtant adorant la philosophie, avait l'air passionnée désormais par la mouche qui venait de se poser sur le rebord de sa table. À ses côtés, Sandra, la jolie blonde, était bien occupée à refaire son chignon, pour la sixième fois depuis le début du cours. D'un air désespéré, elle appelait à l'aide sa meilleure amie, Aurore, les yeux rivés sur les fourches des pointes de ses cheveux. Kristoff, le grand blond toujours souriant, en profitait lui pour piquer un somme. Une seule semblait vaguement encore présente. Ses cheveux colorés en rouge envahissait ses épaules. Son regard était perdu dans le vague, mais elle restait pourtant concentrée. La philosophie l'avait toujours intriguée. Elle aimait profondément réfléchir pendant des heures, penser, débattre. C'est d'ailleurs tout d'abord pour cette matière qu'elle avait choisi la filière littéraire. Et pour la littérature, bien entendu. Mais ça, c'est autre chose...
Depuis sa plus tendre enfance, Ariel nourrissait l'espoir de devenir écrivaine. Pour elle, avant d'être une passion, la littérature était avant tout un besoin vital. Besoin de lire, de voir, de rassasier la faim mordante qui la brûlait. Tous ses profs de littérature étaient aujourd'hui des personnes dont elle restait proche. Car chaque année, au fil de l'année, un véritable échange artistique se créait entre elle et son professeur de lettres. Elle commençait alors à rêvasser à son futur enseignant de lettres, qu'elle n'avait pas encore eu l'occasion de rencontrer. Elle attrapa son emploi du temps. Son nom était "Tesoro". Un homme, une femme, elle ne savait rien.
Elle espérait alors une dame de la quarantaine, au sourire brillant, généreux, avec des années derrière elle, et une passion brûlante, un amour de la transmission ! Ou alors encore mieux, un jeune premier, assez beau-gosse sur les bords, lunettes et chemise, avec des yeux qui débordent d'amour pour la littérature ! Ou... peut-être une presque retraitée, avec la tête pleine et bien fixée sur les épaules, des idées claires et des idées précises ! Ou alors... La sonnerie l'extirpa de ses pensées. Un dernier coup d'œil à son emploi du temps lui arracha un sourire : bientôt la réponse à sa question, puisqu'elle avait cours de littérature.
« Ariel ! Attends ! » Sandra et Aurore couraient derrière elle, Alice et Kristoff sur leurs talons.
« On sait que t'es pressée, la naine, mais pas la peine de partir comme une furie ! » s'amusa Kristoff, en lui assénant un coup de poing amical sur l'épaule.
« Mais arrêtez, je suis pas petite ! » rétorqua du tac-au-tac la concernée.
C'est vrai quoi, elle était très fière de son mètre soixante, et Kristoff, du haut de ses presque deux mètres, aimait tout de même beaucoup la charrier à ce sujet. La joyeuse troupe arrivait devant la classe, alors que une voix les interpella !
« Eh les hippies ! Alors pas trop dur les 2h de philo du mardi matin ? » Le reste de la bande, eux en classe scientifique, leur faisait signe depuis l'autre bout du couloir. Et alors que littéraires et scientifiques commençaient à papoter, la porte s'ouvrit. Tous se retournèrent.
Une très belle femme. C'est bel et bien la première chose qui nous frappe lorsque on la voit. Sa peau était métissée, ses yeux d'un noir très foncé. Ses cheveux étaient d'un noir profond, et noués par un foulard en queue de cheval. Des lèvres pleines, un rouge à lèvres bordeaux mat. De très longs cils. Elle portait une chemise d'un blanc immaculé, un jean collant à son corps, des bottines à talons. Des bracelets à ses poignets, qui la rendait bruyante, à chaque mouvement.
Alors que Kristoff, Eric et Philippe, derrière elle, avaient entrouvert la bouche à son arrivée dans le couloir, Ariel haussa les sourcils. Une espace de bombasse comme celle-là en prof de littérature, vraiment ? Elle avait déjà eu une prof de ce genre en 6e. Une grande brune aux yeux bleus d'une petite trentaine d'années... Et le résultat avait été bien triste. Une bien joli femme, certes, ma foi fort sympathique, mais ces cours n'avaient rien de bien intéressants. Assez banals en fait. D'un ennui mortel.
Quel déception. Son sourire s'était enfui, en même temps que la dignité de Kristoff, qui bavait toujours, alors que la prof se retournait.
Esmeralda était épuisée. Elle aurait définitivement dû s'arrêter à un seul verre de vin, hier soir. Un mal de tête atroce cognait à l'intérieur de sa boîte crânienne. Sa meilleure amie, Elsa, l'avait invitée pour l'apéro, seulement, alors qu'elle s'était promis de rentrer tôt, la brune avait finit par rentrer saoule. La soirée avait été sympa : Elsa lui avait présenté de nouveaux amis, rencontrés il y a peu au boulot. Ils étaient plutôt cools, à l'image de sa meilleure amie.
Alors qu'elle se dirigeait vers l'immense miroir qui faisait face à son lit en slalomant entre ses vêtements de la veille -elle n'avait définitivement pas eu la foi de les ranger dans l'armoire prévue à cet effet, elle essayait de se souvenir tant bien que mal de la manière dont elle était rentrée chez elle. Elle n'avait sans aucun doute pas pris sa voiture : Elsa ne l'aurait jamais laissée rentrer dans cet état. En jetant un coup d'œil par la fenêtre adjacente au miroir, elle constata que sa Mini était bien garée sur le trottoir d'en face. Fronçant les sourcils, Esmeralda prit son téléphone et appela immédiatement Elsa.
« Allô ? »
À en juger sa voix, Elsa n'avait pas été très matinale et Esmeralda la sortait de son sommeil.
«Eh, Elsa... Je te réveille ? »
Après avoir émis un long bâillement, Elsa répondit.
« Non, non... Qu'est-ce qui a ?
Tu m'as ramenée chez moi, hier soir ? »
Esmeralda connaissait Elsa par cœur, et elle aurait juré qu'un large sourire venait de s'étendre sur ses lèvres.
« Mh... Non.. Pourquoi... ?
Bah parce que je... »
Esmeralda s'était stoppée net en entrant dans sa cuisine. Un petit déjeuner complet l'attendait : tartines, théière remplie, muffins, croissants...
« Elsa... Me dis pas que j'ai ramené encore quelqu'un...
- En l'occurrence, c'est elle qui t'a ramenée, miss ! Le reste ne me concerne pas... »
La brune soupira. À côté de ces victuailles, un petit mot était griffonnée par une écriture féminine sur un morceau de papier. 'J'ai du filer. On s'appelle vite. Je t'ai laissé mon numéro. Bises.'
« Elsa, j'te rappelle plus tard, ok ? »
Elle mit fin à son appel et se laissa tomber sur une chaise, avant de passer ses mains sur son visage. En fouillant un peu sur son téléphone, Esmeralda tomba en effet sur un nouveau contact. Jasmine. En croquant dans une tartine, la brune ouvrit son ordi, et rechercha sur Facebook à quoi pouvait bien ressembler la nouvelle jeune fille dont elle allait briser le cœur. Après quelques minutes de recherche, elle affichait sur son écran la photo d'une jeune femme d'environ 25 ans, un grand sourire laissant place à de jolies dents blanches, et de magnifiques yeux bruns. Ses yeux glissèrent le long de la photo, et les lèvres de la brune s'étendirent en un sourire en coin, lorsque qu'elle constata une jolie paire de seins recouverts d'un top blanc crème. « J'espère que je me la suis tapée... Ça serait du gâchis, sinon... »
Esmeralda s'en voulait de penser ça. Du haut de ses 28 ans, elle se comportait encore comme une ado. Encore adolescente, elle était tombée très amoureuse d'un garçon de sa classe. Phoebus Thibault. Il avait tout ce qu'on pouvait rêver : des yeux noisettes profonds, un sourire ravageur, de longs cheveux blonds... Esmeralda en était folle -comme la moitié des filles de sa classe, à vrai dire-, et elle s'était sentie fondre quand un soir, il l'avait embrassée à la sortie du lycée. Dans sa tête, ça avait tellement de sens ! Elle se sentait irrésistible ! Elle s'était entièrement donnée à lui. Seulement, elle se rendit compte trop tard -bien trop tard- que ce qu'elle pensait être une preuve d'amour n'était en fait qu'une énième croix sur son tableau de chasse.
Alors après ce jour-là, après avoir beaucoup pleuré en mangeant beaucoup trop de chocolat sur beaucoup trop de chansons d'amour, Esmeralda s'était relevée. Elle avait dit merde à tout le monde, et avait laissé son corps parler pour elle. Depuis, aucune personne dans son lit n'était resté plus d'une semaine, et ce rythme de vie lui convenait amplement. Alors oui, elle en brisait, des cœurs, et elle faisait couler des larmes. Mais cela lui évitait toutes ces emmerdes de vieux couples, les restos, les cadeaux, les dates d'anniversaire, et tous ces trucs qui l'emmerdaient profondément. Ainsi, elle avait l'amour, la chaleur, la proximité des corps, sans tous les inconvénients du couple.
Elle aperçut son reflet dans un miroir et elle se disait qu'elle avait quand même été bien gâtée par la nature, que ça serait dommage de gâcher ça... La chemise blanche bien trop grande qu'elle avait enfilé avait glissé le long de son épaule. Le clair du tissu contrastait avec le satin de sa peau brune. Le sang andalou qui battait dans ses veines lui avait donné une longue chevelure brune et des yeux profonds. Un doux accent chatouillait dans sa bouche à chaque mot. Jusqu'ici, aucune femme n'avait su lui résister.
Esmeralda venait de faire rentrer sa classe dans la salle. Cette année, elle avait la chance de pouvoir enseigner à une classe de Terminale L, et elle en était ravie. L'année passée, elle passait plus de la moitié de son temps avec des secondes à qui il fallait tout apprendre et à des S, plus ennuyés qu'autre chose à la lecture de poèmes baroques. Alors pour elle, les Terminale L, c'était l'occasion de faire et de créer quelque chose de nouveau.
« Bonjour à tous. Je m'appelle Esmeralda Tesoro, et je serais votre professeure de littérature pendant cette année. Sachez que je suis ravie de pouvoir vous enseigner cette année. J'espère sincèrement que nous allons passer une année pleine d'érudition, de beaux projets, et de tout ce qui doit aller avec. Il me semble très important que le lien entre une professeure de littérature et ses élèves, surtout en filière littéraire, soit vif, alors je propose que l'on consacre cette première heure ensemble à faire connaissance, d'une manière un peu particulière. Veuillez sortir une feuille je vous prie. Vous avez toute l'heure pour m'écrire pourquoi avez-choisi cette filière. Mettez de vous, là-dedans. Vous êtes libre sur la forme, sur le contenu aussi, quelque part. Donnez vous pour ce travail, il ne sera pas noté, mais cela sera notre occasion de faire connaissance. Bon courage. »
Esmeralda avait attendu ce moment là tout l'été. En effet, pour elle, les Terminale L, c'était la preuve de l'accomplissement de toutes ces années de travail. L'enseignement n'avait pas été une option pour elle. La transmission lui plaisait, et c'est ce qu'elle aimait par dessus tout dans son métier. Derrière son bureau, elle se sentait puissante, car entre ses mains, elle tenait le destin de 35 jeunes gens. Pour elle, ses élèves n'étaient pas que des ados inintéressés et inintéressants. Au contraire, elle appréciait le contact qui pouvait se créer entre eux. Alors que les élèves cherchaient de quoi écrire, elle balaya la classe d'un regard. Elle ne s'attendait pas vraiment à ça, il faut le dire. Elle s'attendait à plus d'excentricité de la part de sa classe littéraire. Où sont les hippies drogués qu'on lui avait vendu ? Elle riait toute seule dans sa tête.
Et alors qu'elle parcourait le visage des jeunes gens au travail devant elle, son regard se fixa sur une jeune fille, assise seule au fond de la classe. Ses bras croisés sur la poitrine, elle ne semblait pas déterminée à se mettre au travail. Esmeralda regardait la jeune fille d'un air perplexe. Sans doute que cette dernière devait sentir sur elle le poids du regard de la professeure, car l'adolescente releva les yeux vers cette dernière. Les yeux d'Ariel rencontrèrent ceux d'Esmeralda. Une lueur étrange brillait dans ceux de la rousse. Le bleu des yeux d'Ariel semblaient assombris par une teinte dont Esmeralda ignorait le sens.
« Un problème, Mademoiselle... ? lança Esmeralda depuis son bureau.
- Mildred, Madame. Ariel Mildred.
- Bien. Un souci, Mademoiselle Mildred ?
- Aucun.
- Alors je vous prie de vous mettre au travail, jeune fille. »
Ariel sembla se renfrogner, mais elle attrapa un stylo, et en soufflant, elle commença à griffonner sur sa feuille.
