« [Elle] se content[e] de tuer le temps en attendant que le temps l[a] tue. »
Simone de Beauvoir
La tête d'Alice vacille devant l'horloge. Tic-Tac. Elle tape des doigts sur la table, jette un coup d'œil à l'assiette et soupire. Ses lèvres se crispent et ses dents ripent. Elle fait craquer son cou et souffle une nouvelle fois. Ferme les yeux. Ses paupières tressautent.
Franck tire la manivelle dans un drôle de bruit. Alice, assise sur la chaise, le regarde. Elle a un air indolent dans le visage alors qu'elle fume sa cigarette. Franck tousse. La pièce enfumée, il ouvre les fenêtres, l'examine.
Elle l'attendait. Immobile sur sa chaise qui lui marquait la peau. Il la trouve effacé, comme dilué par cette guerre qui n'en finit plus. Elle se confond avec le mur, un air emplâtré sur le visage. Elle reste là, le gris à l'âme, dans une éternelle attente.
Dans la chambre, à côté, Neville hurle. Elle reste sur la chaise, sa cigarette blonde aux bords des lèvres. Il va le chercher dans son berceau. Puis, il revient dans la cuisine, l'enfant sur ses hanches, et prépare le lait. Alice regarde le mur : elle n'en voulait pas. Elle n'a jamais su apprécier les enfants et leur visage plein de morve, leurs doigts collants et leur appétit vorace de lait.
Neville est une erreur.
Une erreur qui la condamne à rester dans leur maison. Une erreur qui l'empêche de tout. Elle n'a plus le droit de rien. Alors, elle reste sur cette chaise pendant que son époux s'en va en guerre. Elle ne dit plus mot, sa frustration collant aux murs humides. Dans sa tête, la voix de sa belle-mère lui susurre qu'une mère ne peut pas être une résistante.
Alors, quand elle regarde Neville, elle le hait. Frank ne dit rien. De toute façon, lui aussi, elle le hait.
Parfois, elle croise Lily. Lily qui irradie avec Harry et James. Lily qui se moque de rester au foyer, car encore trop heureuse. Alice ne comprend pas. Elle n'a jamais voulu conserver cet enfant, prévoyait d'avorter en secret. Et puis Frank a deviné, s'est exclamé. Elle n'avait pas le droit de tuer cet enfant, qui lui a dit.
Qu'importe qu'Alice n'en veuille pas de cet enfant, qu'elle préfère se battre plutôt que rester coincée dans cette maison pleine de courant d'air. Ce n'est pas important. Elle lui a dit, pourtant, qu'elle n'aimait pas les enfants. Mais Frank a préféré ne pas l'écouter
C'est un crime d'avorter qu'il lui disait.
Alors Alice a gardé cet enfant, ce fœtus qui bougeait dans son ventre et dont elle niait l'existence. Quand il est arrivé, elle a refusé de le prendre dans ses bras. Cette masse informe et sanglante l'effrayait. Frank a nettoyé le bébé, s'en est occupé avant de repartir au Front.
Et Alice est restée là, sur sa chaise.
« [Elle] se content[e] de tuer le temps en attendant que le temps l[a] tue. »
