Miiko se laissa tomber au sol.
Elle n'en pouvait plus. A peine trois mois que son projet fou avait vu le jour et une famille de purrekos aurait pu loger dans ses cernes.
Qu'est-ce qui l'avait prise d'accepter ? Ressusciter la mythique Garde d'Eel, quelle idée ! Cette confrérie était une légende sortie du fond des âges, un de ces contes que les mercenaires en vadrouille se racontaient au coin du feu.
Et voilà qu'elle était partie pour dépoussiérer la légende. On avait pourtant tenté de l'en dissuader. Ses compagnons d'aventure, pillards inconscients qui n'aimaient rien tant que de profaner d'antiques tombeaux, le lui avaient répété à l'envi : toi, créer une milice ? Te poser quelque part ? Gérer des gens ? Ne nous fais pas rire ! Tu seras de retour parmi nous dans moins d'un an, avec un avis de recherche pour assassinat de masse au cul !
Ils n'avaient pas tort. Ces types avaient beau être les pires sacs à merde qu'Eldarya ait portés, ils avaient aussi été ses subordonnés dans plusieurs expéditions périlleuses : ils la connaissaient bien. Miiko aimait les petits groupes d'élite où chaque membre savait ce qu'il avait à faire. Les vastes armées encombrées de parasites lui tapaient sur les nerfs. Elle n'était connue ni pour sa patience, ni pour sa tolérance envers les incompétents. En plus, elle avait la bougeotte : impossible de rester plus d'un mois au même endroit. Ça lui grouillait sous la peau comme une armée de vers, cette envie de partir. Elle voulait tout voir, tout savoir, tout explorer. S'attacher à un lieu, ce n'était pas son genre. Non, vraiment, elle était la pire candidate possible pour faire renaître une célèbre guilde paramilitaire…
La femme-renard leva la tête et darda un regard mauvais sur le Cristal qui scintillait au-dessus d'elle. Elle était la pire candidate, aucun doute là-dessus, mais allez raisonner l'Oracle d'Eldarya ! La déesse lui était apparue en rêve, toute enveloppée dans ses voiles pastel, et l'avait d'abord inondée de présents. Miiko s'était méfiée, bien sûr. Une vie de mercenariat lui avait appris que les cadeaux n'étaient jamais des cadeaux – juste un paiement pour une faveur encore inconnue. Ça puait l'arnaque à mille pieds, cette affaire. On ne peut pas faire confiance aux dieux, chacun le sait.
Mais quand elle s'était vu offrir le légendaire Feu de Glace… Elle n'avait pu dire non.
Miiko regarda la cage posée à ses côtés. Elle aurait dû refuser ; elle en avait été incapable. Même maintenant, elle ne pouvait se résoudre à regretter son choix. Le Feu dansait comme un oiseau de lumière, laissant parfois échapper des étincelles bleutées ou des flocons de neige qui venaient s'échouer au sol pour y mourir.
Si elle avait refusé la requête de l'Oracle, elle aurait dû rendre tous les cadeaux. Ç'aurait été possible – douloureux, certes, mais possible… S'il n'y avait eu le Feu. De cela, elle ne pouvait se séparer.
Alors Miiko avait accepté : elle ferait renaître de ses cendres la Garde d'Eel. Elle réunirait les plus vaillants guerriers, les meilleurs espions, les savants de renom, et tous ensemble, ils reconstitueraient le Cristal sacré.
Ça paraissait si glorieux quand on le disait ainsi. Avec un soupir, Miiko tira de sa besace les derniers dossiers. Voilà bien une chose que l'Oracle s'était gardée de mentionner. Cette paperasse allait la rendre plus folle qu'un lamulin ! Acquérir des terres, obtenir l'accord de la cité d'Eel, créer un blason, aménager les dortoirs… Et la hiérarchie ! Tout ce que Miiko connaissait de la hiérarchie, c'était Je suis en haut, le premier qui tente de me détrôner se prend une dague entre les côtes. Quand il faisait partie de l'expédition, Leiftan devenait son second. Les autres, eux, géraient leur affaire comme ils l'entendaient.
Sauf que voilà : ça ne suffisait plus. On attendait d'elle qu'elle désigne des chefs pour ses trois gardes. Obsidienne, Ombre et Absynthe avaient besoin de généraux qui les mèneraient à la baguette…
Un son lui fit dresser les oreilles. La nuit était tombée depuis bien longtemps ; il n'y avait qu'une seule personne qui puisse se tenir devant la salle du Cristal à une telle heure.
- Entre, Leiftan, appela-t-elle avec soulagement.
La présence de son vieux compagnon d'armes l'apaisait toujours. Elle hésita cependant à changer son opinion quand elle remarqua le tas de feuilles qu'il tenait sous le bras.
- Encore de la paperasse ? grogna-t-elle de ce ton qui voulait dire et tu n'auras pas pu la remplir pour moi ?
- Oui, mais tu vas être contente : j'ai les meilleurs candidats pour tes chefs de garde.
- C'est vrai ? Donne ! Alors, voyons voir… Valkyon, hein ? Bonne idée, c'est le seul que tous les autres respectent… L'Obsidienne, c'est fait. L'Absynthe… Une page entière de candidatures ?
- Il y a aussi le verso, signala Leiftan.
- Pardon ?! Mais combien de demandes as-tu reçues ?
- Tu connais les intellectuels. Ils estiment tous qu'ils sont les plus aptes à diriger la garde et que les autres ne sont que des idiots prétentieux.
- Qu'ils aillent aux corbeaux ! Je ne suis pas d'humeur à gérer leurs enfantillages. On verra ça demain. Ce qui nous laisse… l'Ombre. Alors, laisse-moi lire… Nox, tu penses ?
- Elle est compétente et elle saura se faire obéir. Elle te ressemble beaucoup, je trouve.
- C'est bien ce qui m'inquiète, renifla la femme-chat. Compétente, autoritaire et pas loyale pour deux sous. Si je la mets à ce poste, j'aurai une mutinerie dans deux ans. Oublie Nox. Qui d'autre ?
- Comme tu peux le voir, il y a Geoffroy…
- Nevra, lut soudain Miiko.
Leiftan s'interrompit.
- Qu'y a-t-il ? demanda-t-il poliment.
- Je ne sais pas, j'ai eu comme… un pressentiment. Que sait-on sur lui ?
- Tu l'envisages comme chef de garde ? demanda son ami en fronçant les sourcils. J'ai des doutes. Il est différent des autres. Je n'arrive pas à comprendre ses motivations.
- Je vois ce que tu veux dire, mais c'est comme si… comme si l'Oracle me parlait.
Leiftan leva les yeux au-dessus de la tête de Miiko, là où le Cristal luisait paisiblement.
- Nevra… Nevra… répéta-t-elle comme si elle goûtait ce nom inconnu. Race : vampire… Ils sont très rares.
- Et très mystérieux. Es-tu sûre de toi ?
- Il doit être le chef de l'Ombre. Je le sais – je le sens. Race : vampire. Famille : aucune. Âge…
Dans la salle vitrée, les deux lunes d'Eldarya déversaient leur lumière blafarde.
- Tiens, c'est drôle. Regarde ça : il n'a pas noté d'âge.
