C'était Alena. Juste en face de moi, il y avait ma mère. En la voyant, j'ai ressenti un choc tel que j'ai cru que mon cœur pouvait s'arrêter, avant de me souvenir qu'il ne battait déjà plus.
Je la croyais morte.
J'ai fait un pas vers elle, sans réfléchir. Elle a tourné la tête vers moi, et son regard d'un gris incroyable a accroché le mien. Elle a ralenti le pas, comme ça, au milieu de la foule, s'est arrêtée pour me dévisager quelques secondes hors du temps.
-Excusez-moi! S'est-elle exclamé soudainement, détournant la tête. C'était impoli.
Elle m'a accordé un sourire gêné que je lui ai retourné, incapable d'en faire plus. Aurais-je du parler? ''Coucou Lena, c'est moi, Lyrae!''?
-Ce n'est rien. Mon masque est plutôt voyant. Pas que je me plaigne, mais...
Je désignai mon visage puis mes armes, m'obligeai à rire. Par chance, Alena me le rendit. Elle dégagea une main de sous ses sacs pour me la tendre.
-Alena Ivanova, se présenta-t-elle.
-Akemi Ban.
Ce n'était pas un mensonge.
Ce n'était plus un mensonge.
Je l'aidai à porter ses sacs, elle insista pour m'offrir un repas. Je refusai tout d'abord, parce que le Galaxy Express ne m'attendrait pas et parce que j'avais du mal à rester en sa présence, mais elle est aussi têtue que je peux l'être, et à la quatorzième tentative j'acceptai finalement. Je faillis me prendre des spaghettis, à jamais mon plat préféré, avant de me raviser, de choisir des cristaux. Selon moi, ça ne valait pas les pâtes, mais je ne voulais pas qu'elle me reconnaisse, et peu de mécanoïdes étaient habitués à manger.
-Votre masque me fait penser à ma fille, me dit-elle soudainement.
-Ah bon? Où est-elle? Elle devait vous rejoindre et elle ne l'a pas fait?
Elle secoua la tête. La tristesse que je lus sur son visage donna un autre coup atroce à ce cœur factice.
-Ma Lyrae est morte il y a deux ans.
-Deux ans? Elle est morte sur Technologia? Lors de l'évacuation?
-Si seulement, murmura-t-elle, les épaules courbées.
Elle porta sa tasse à ses lèvres- elle s'était forcée à réapprendre à manger, quand j'étais petite, parce qu'elle estimait que c'était mieux pour élever cette enfant qu'elle croyait être humaine. Elle n'avait jamais réussi à déglutir la nourriture solide, mais les liquides passaient mieux.
-Lyrae avait quitté Technologia quelques semaines avant l'heure. Le navire s'est retrouvé sur le chemin du Hell Castle. Hell Maetel a pris trois cent cinquante prisonniers. Lyrae en faisait partie.
-Ça a du être terrible, compatis-je, la gorge nouée.
Elle avait l'air tellement triste.
-J'aurais aimé qu'elle meure sur Technologia, me confia-t-elle. J'aurais su qu'elle serait en paix. Là, je ne sais même pas ce qui lui est arrivé, si elle est vivante ou morte, si elle est bien ou elle souffre, ni même si elle est encore consciente. Elle pourrait être devenu un de ces monstres qui ne méritent même pas le nom de mécanoïdes. C'est ce qui me fait le plus peur.
Je fus saisie d'un haut-le-cœur. Alena me regarda avec des yeux ronds.
-Vous... Auriez-vous connu quelqu'un qui...?
-Ma sœur, avoua-je dans une semi-vérité. Mais moi, je sais ce qui lui est arrivé, et c'est peut-être plus terrible. Il n'y a plus d'espoir. Jamais je ne reverrais Sakae comme elle l'était avant.
Alena me sourit tristement. Cela ressembla une seconde au sourire de Maetel.
-Ma fille est morte, lâcha-t-elle. Jamais elle n'aurait survécu deux ans, pas là-bas. Mais je sais que la vie continue.
-Que vous est-il arrivé, après?
-Ça a été une passe difficile. J'ai divorcé de son père, puis j'ai retrouvé le meilleur ami de ma fille, révéla-t-elle. J'étais persuadée qu'ils étaient amoureux l'un de l'autre. Je ne serais jamais certaine. Il s'est marié peu après la mort de Lyrae.
J'esquissai un sourire qui semblait naturel. J'avais encaissé beaucoup de choses en un court laps de temps et j'avais acquis une certaine indifférence émotionnelle. La tristesse était toujours là, mais je ne la montrais pas.
-Mais elle lui ressemble, ajouta-t-elle.
-Sa femme?
-Oui, la femme de Mark. Je crois parfois qu'il l'a choisie pour remplacer Lyrae. Elles ne se ressemblent pas physiquement, mais elles ont la même manière d'agir. Ah, si vous l'aviez connue... Tout le monde l'adorait. Joanna est pareille : elle n'en agit qu'à sa tête, et pourtant nous l'aimons.
Je détournai les yeux pour ne pas qu'elle voie que j'avais envie de pleurer. Peut-être que ce mur, entre mes émotions et mes souvenirs, était encore moins utile que je le pensais.
-Et vous? m'interrogea soudain Alena. Comment vivez-vous, après?
-Je suis en sursis, lui dis-je.
Je caressai la poignée de mon sabre. Mon geste n'échappa pas à Alena.
-Je voyage avec la seule de mes sœurs qui a survécu. Notre vie restera en sursis tant que nous n'aurons pas libérée Sakae.
Je crus un instant qu'elle réagirait comme une mère, qu'elle pourrait vouloir m'arrêter. Au contraire, elle hocha la tête d'un air presque approbateur.
-Je vous comprends, assura-t-elle. Moi aussi, si c'était le cas, j'agirais comme vous.
Je lui adressai enfin un sourire sincère.
Au moment où je m'apprêtai à repartir, elle me retint un instant. J'essayai d'expliquer que j'aillais manquer mon train, elle me demanda simplement pourquoi en étant mécanisée, j'avais revêtu ce masque, une raison personnelle ou autre chose.
-Vous ressemblez vraiment à ma fille, chuchota-t-elle. Juste un peu plus âgée, plus mature. Mais à part ça...
Je décidai, pour une fois, d'être honnête.
-Je suis née comme ça, Lena.
Avant qu'elle ne puisse réagir, j'attrapai mon sac et je sortis du restaurant, loin d'elle et du souvenir de Lyrae. J'avais suffisamment pleuré sur cette histoire.
