Première Neige
Sœur Marie continuait de s'égosiller sur les principes d'algèbre, ou était-ce de la géométrie ? Qu'importe, c'était du pareil au même pour l'enfant de onze ans aux cheveux blonds, dont le regard verdâtre se perdait hors de la salle de classe vers l'horizon froid et grisâtre de cette fin novembre.
Fraction, soustraction, division, en quoi ces choses pourraient-elles changer son existence, aussi vide de couleurs que l'était désormais la nature ? Une très longue et horrible année s'était écoulée depuis qu'ils l'avaient abandonnée pour s'en aller vers un monde meilleur, comme le répétaient sans cesse les religieuses qui s'occupaient de l'école des défavorisés où elle avait atterri depuis qu'elle vivait chez son oncle.
La jeune fille ne leur en voulait pas, sachant bien qu'elles pensaient bien faire, s'efforçant de leur venir en aide, malgré les faibles moyens que l'État leur octroyaient. Elle se réprimanda de n'être pas plus reconnaissante, mais elle n' arrivait pas, c'était juste trop difficile. Il faisait trop froid en dehors et surtout à l'intérieur d'elle-même.
Une bourrasque, semblable aux tornades antillaises où elle été née, secoua violemment la vitre. Soudain l'air se remplit de petites pelotes blanches, comme si de la ouate tombait du ciel. Le regard opalin qui vit ce phénomène pour la première fois de son existence, s'amusa à en suivre un, puis un autre, et encore un autre, le cours de mathématiques définitivement oublié. Un rayon de soleil réussit à percer les nuages, donnant aux flocons l'aspect de lucioles dorées. Tel le plus habile des tisserands d'Orient, la neige formait son tapis.
Les arbres nus depuis la tombée de leurs feuilles, se revêtirent peu à peu d'un fin tissu : A chacun sa dentelle, à chacun sa robe de mariée. Elle inventait mille et une histoires qu'elle griffonnait sur son cahier, les mots bien plus exaltants que les chiffres qui auraient dû en remplir les pages. Tout à coup, un morceau de craie l'atteignit à la joue, la faisant sursauter, l'arrachant abruptement à ses rêves. « Mademoiselle, vous voilà encore dissipée ! »
« Qui s'est encore fait tiré les oreilles ? » « C'est Mireille ! » Sœur Marie l'avait faite venir au tableau, où elle s'était retrouvée perdue devant une équation monstrueuse. Par chance, la cloche était venu à son secours, en sonnant la fin de la semaine. En quittant l'établissement, les moqueries habituelles des autres enfants s'abattaient sur elle. « Qui est la moins maligne ? » « C'est l'orpheline ! »
Toute la cour était recouverte d'un épais duvet blanc, alors que la manne continuait de tomber. Rapidement, quelques boules furent formées. D'abord les cibles furent aléatoires jusqu'à ce que l'un d'entre eux choisisse de s'en prendre à la blondinette. Un premier projectile la frappa dans le dos, puis un second à l'abdomen, avant que le froid ne la saisisse de partout.
Les yeux émeraudes s'embrumèrent rapidement de larmes, mais l'enfant ne se résigna pas pour autant à se laisser faire. Elle enfila ses moufles reçu d'un organisme de charité. Bien qu'elles étaient trop grandes et fort peu pratiques pour œuvrer dans la neige, Mireille riposta à maintes reprises. Cependant, ses vêtements trop fins et nullement résistants à l'humidité trahirent rapidement son pauvre corps qui se mit à frissonner, avant qu'un énième assaut lui fasse définitivement perdre l'équilibre. Recouverte d'un linceul blanc, elle commençait à claquer des dents. Finalement, ce n'était peut-être pas si terrible, songea-t-elle. « Maman, Papa, enfin je vais vous revoir. »
Dans sa léthargie somnolente, à moitié inconsciente, elle perçut soudain comme une tornade de neige virevoltant autour d'elle. Ses tortionnaires se mirent à crier d'effroi, alors qu'une avalanche s'abattait sur eux. « Au secours. » « A moi. » « On est perdu. » Un grognement féroce retentit au cœur de la tempête de givre et tout à coup le silence.
Mireille se sentit soulevée hors de son cercueil de glace. S'élevant vers les nuées, ses yeux fixèrent deux globes d'un bleu pâle, aussi purs et indomptables que le ciel hivernal. « L'enfant-loup » murmura-t-elle avant de perdre connaissance.
La légende du village prit forme sous ses paupières :
Une femme surnommée « la sorcière » était morte en couches. Les gens du village, craignant de s'en prendre eux-mêmes à l'enfant, dont le père demeurait inconnu, et que certains soupçonnaient être le diable, l'abandonnèrent dans l'épaisse forêt qui bordait le lac Saint-Jean. Ses pleurs attirèrent rapidement une meute de loups, toujours présents dans le nord québecois. Contre toute attente, les loups ne s'étaient pas attaqués à l'enfant, au contraire, ils en avaient pris grand soin, l'allaitant comme l'un des leurs. Rapidement, l'explication trouvée par les habitants fut que le père de l'enfant avait lui aussi dû être un loup, et que l'enfant se transformait en l'un d'entre eux dès que la lune pointait à l'horizon. Depuis lors, on usait de cette histoire pour effrayer les enfants, afin qu'ils n'aillent pas jouer dans les bois.
Mireille, errante dans ses rêves, sentit comme on frottait sa peau énergiquement pour la réchauffer, avant de lui ouvrir délicatement la bouche pour y déverser un breuvage chaud au goût de plantes et de miel. Elle tentait de toutes ses forces de sortir de sa léthargie pour apercevoir la personne qui prenait si bien soin d'elle, mais seuls des flashs arrivèrent jusqu'à son cerveau. Encore ces incroyables yeux bleus... poil noir... non de long cheveux corbeau... visiblement un adolescent... étrange... pourtant la légende de l'enfant-loup devait être nettement plus ancienne... du moins c'est ce qu'elle avait toujours pensé... L'image devint un peu plus nette et faillit arracher un cri de surprise à la blonde. Depuis toujours l'enfant-loup portait le pronom « il », et pourtant l'être qui se tenait à son chevet était sans nul doute une jeune et très belle femme.
Celle-ci chantait, tout en continuant à combattre les frissons qui parcoururent le petit corps fragile de l'enfant blond. Son regard émeraude avait touché quelque chose au plus profond d'elle, la forçant à sortir de son habitat naturel, ce qu'elle ne faisait que très rarement. Rapidement, les tremblements ralentirent et sa jeune protégée s'abandonna à un sommeil réparateur.
Lorsque Mireille revint à elle, elle était seule. Elle était couchée sur un lit sommaire constitué de caissons en bois muni de gros tiroirs de rangement, recouvert d'un vieux matelas habillé d'un drap usé, mais encore étrangement blanc. Elle-même avait été revêtue d'une robe de nuit en lin simple et recouverte d'une couverture de fourrures pour la maintenir bien au chaud. Son refuge correspondait à l'idée qu'on peut se faire d'une cabane de chasseurs. Une seule pièce, au milieu de laquelle se dressait massivement une table sur laquelle elle entraperçut des vivres qui firent gronder son estomac affamé. Contre le mur, en face du lit se dressait un fourneau à bois, dont les braises diffusaient encore leur chaleur. Au-dessus, ses habits avaient été mis à sécher sur une corde à linge improvisée, attachée autour de ce qui devaient être des crochets à viande, pour faire sécher gibier et fourrures. Une tête de sanglier et une magnifique parure de cerf vinrent compléter le tableau.
Combien de temps avait-elle dormi ? Plusieurs heures, voir des jours, tellement elle avait faim. Le ragoût était encore chaud et Mireille, l'accompagnant de petits légumes et de pain aux noix, s'en délecta. Sur la table, elle trouva également un mot écrit d'une main peu sûre, mais dont le contenu était néanmoins compréhensible.
En sortant de la cabane, prendre le sentier de gauche, puis toujours tout droit. A la sortie de la forêt, tombera sur le village. Prendre soin de toi Enfant aux yeux boréales.
Mireille sourit au surnom inattendu que l'enfant-loup lui avait trouvé, tout en étant déçue de ne pas la revoir. Après avoir rangé la vaisselle, elle attrapa ses affaires et se mis en route pour regagner le village. En rentrant chez son oncle, elle s'attendait à un interrogatoire en règle et à une sévère punition. Au lieu de cela, il leva à peine les yeux de son précieux livre qu'il était en train d'étudier : « La prochaine fois que vous déciderez de passer le week-end chez une amie, ma nièce, veuillez au moins en avertir la cuisinière. Vous savez que je déteste le gaspillage de nourriture. » « Oui mon oncle. » Elle avait été absente deux jours et deux nuits et nul ne s'en était inquiété. L'orpheline s'endormit en pleurs, songeant que sa mort ne chagrinerait personne. Personne, sauf peut-être la belle louve qui vint hanter ses rêves.
