Highlands, Écosse

Juin 1703

La fête battait son plein au domaine des Johnson. Une réception avait été organisée pour l'anniversaire de Rose Johnson, la femme d'un célèbre banquier de toute la région des Highlands, Edward Johnson.

Toute la bonne société avait été invitée à cette occasion : voisins, amis, famille, associés... Les verres tintaient, l'argenterie crissait dans les assiettes de porcelaine, les gens riaient, l'orchestre jouait en continu des morceaux de Bach, Haendel, Albinoni... Les chandeliers reflétaient les ombres sur les murs ornés, donnant à l'ensemble à aspect féérique.

Dans une pièce quasi déserte voisine à la salle de bal, deux personnes observaient attentivement ce qu'il se passait autour d'elles depuis l'encadrement de la porte : les enfants du couple Johnson – Anna, âgée de onze ans, et Alan, plus jeune que sa sœur de six ans. Bien que très proches, tous deux ne se ressemblaient guère : Anna avait les yeux noisettes et la peau légèrement mâte tandis que son frère avait les yeux bleus et la peau blanche. Seule leur chevelure était similaire : blonde foncée ondulée.

Christine, leur nourrice, qui travaillait pour la famille depuis la naissance de la fille aînée, surveillait les enfants avec tendresse, installée dans un siège, une borderie tout juste débutée sur les genoux.

Une porte dans un coin de la pièce s'ouvrit sur un homme d'une trentaine d'années, grand, musclé, blond aux yeux bleus clairs.

- Est-ce que ces jeunes gens ont faim ? chantonna-t-il, un plateau fort bien garni à bout de bras.

Les enfants se retournèrent au son de la voix.

- Oh, oui ! s'écria Alan, en sautillant.

- C'est gentil, monsieur Douglas.

- Miss Anna, je vous ai déjà dit de m'appeler William. Du moins, en l'absence de vos parents, ajouta-t-il avec un clin d'œil.

- Vous leur donnez le bon exemple, monsieur Douglas, souffla Christine, en reprenant sa broderie tandis que William posait le plateau sur la petite table destinée aux enfants.

- Mais vous aussi pouvez m'appeler par mon prénom, miss Snell. Nous avons presque le même âge.

Christina répondit par un soupir.

Anna et Alan s'installèrent et, après une brève prière de remerciement, entamèrent leur repas. William passa une main affectueuse sur leurs têtes avant de retourner à ses fourneaux.

Personne dans la maison ne savait réellement d'où venait William Douglas. Monsieur Johnson l'avait engagé environ cinq ans plus tôt, quelques semaines après la naissance d'Alan, d'abord étant que garçon d'écurie puis quelques mois plus tard pour remplacer un employé en cuisine et finalement devenir le chef dans ce domaine. Si le petit garçon était encore trop jeune pour ce rendre compte de certaines choses, Anna savait que leurs parents étaient satisfaits de William et qu'ils lui faisaient entièrement confiance. Elle les avait déjà, à plusieurs reprises, entendus parler de lui en termes élogieux et le couple savait les enfants très attachés à lui.

- Viens avec nous, Christine, invita la petite fille.

Christine était la seule personne avec laquelle les enfants employaient le langage familier, y compris en présence de leurs parents.

Alan renchérit en tapotant la table de sa petite main. Christine approcha son siège, se servit un verre de lait, le but d'une traite et reprit son ouvrage quand madame Johnson entra à son tour dans l'immense pièce pour prendre des nouvelles de ses progénitures.

- William nous a fait à manger ! dit spontanément Alan qui se vit gratifié d'un léger coup de pied dans le tibia de la part de sa sœur qui lui mima « Mr Douglas, Alan ».

Cependant, leur mère ne releva pas, s'intéressant plutôt à leur petit festin : légumes de toutes sortes, poulet coupé en parts égales copieusement arrosé d'une épaisse sauce dont William gardait le secret – et qui plaisait grandement aux enfants –, ainsi qu'une corbeille de fruits exotiques et une carafe de lait frais venant directement de leur table.

- Monsieur Douglas vous a gâtés, à ce que je vois.

- Vous restez avec nous ? demanda Anna, connaissant d'avance la réponse.

- Non, ma chérie, je dois retourner auprès de nos invités. C'est mon devoir. Et un jour, cela sera le vôtre.

- Madame Johnson ?

C'était la voix d'Edward Johnson. Elle ne se trouvait qu'à quelques mètres d'eux.

- Je suis avec les enfants, mon chéri. J'arrive. Passez une bonne soirée, mes petits anges.

Mrs Johnson embrassa ses enfants puis retourna à son devoir d'hôtesse.

Le frère et la sœur continuèrent leur repas et, une fois celui-ci terminé, retournèrent à leur poste d'observation. Leur père qui passait près d'eux remarqua cela et s'approcha pour les inviter à rejoindre les invités.

- Monsieur, intervint Christine, il commence à se faire tard. Je pensais coucher Alan et Anna.

- Ne vous en faites pas, miss Snell, leur précepteur ne viendra pas demain – je lui ai donné congés – ainsi les enfants ont tout le temps avant d'aller retrouver leurs lits.

Quelque peu intimidés, Alan et Anna se tinrent encore à l'écart, ne savant que faire. Leurs parents étaient si à l'aise, passant d'un invité à l'autre sans aucun problème.

- On devra faire ça nous aussi un jour ? demanda Alan, sceptique.

- Si l'on en croit mère, oui.

- Et maintenant, que doit-on faire ?

La vérité était qu'Anna n'en avait aucune idée. L'orchestre jouait maintenant un morceau de Lully. Les enfants se tinrent là, à regarder les gens enchaîner des pas qui leur paraissaient bien complexes à assimiler. William, qui avait passé la main en cuisine pour souffler un peu, s'approcha d'eux.

- Comment allez-vous, les enfants ?

Alan réprima un bâillement qui fit sourire William.

- On n'entend pas grand-chose à ce qu'on voit, avoua Anna.

- Vous voulez que je vous apprenne ?

Anna allait répondre mais son père, qui s'était éclipsé quelques minutes à l'extérieur, ordonna à tout le monde de faire silence, aux hommes de s'armer et aux femmes de se cacher. Au dehors se faisaient entendre des cris et des coups de feu. À ces sons, Alan fut bien éveillé. Il saisit la main de sa sœur et la serra de toutes ses forces.

- Anna ?

- Je suis là, Alan.

William saisit la fillette, qui entraîna son frère, et les cacha sous les escaliers principaux, dans un recoin sombre donnant, de l'extérieur, sur un angle mort.

- Vous ne bougez pas d'ici, les enfants, compris ? Jusqu'à ce que je vienne vous chercher.

Anna acquiesça. Son frère avait commencé à se mettre à pleurer. Elle s'accroupit et le prit dans ses bras afin de le réconforter comme elle le pouvait.

- Ferme les yeux, Alan, tout va bien se passer.

Elle fit de même et boucha les oreilles de son petit frère.

Quelqu'un hurla que des pirates avaient tué des gardes et qu'ils n'allaient pas tarder à entrer dans la maison. Une telle agitation régnait que personne ne semblait s'être rendu compte de la « disparition » des seuls enfants présents.

Ni l'un ni l'autre ne savait combien de temps s'était écoulé quand Anna entendit, par-dessus le brouhaha qui régnait, la voix de Christine qui les appelait. Oubliant les instructions de William, la petite fille se releva d'un bond pour signaler à leur nourrice où son frère et elle se trouvaient. Alan était resté prostré, toujours en sanglots.

- Christine !

La première chose que vit Anna fut les corps : il y en avait partout, sanguinolents et paraissant même désarticulés pour certains. La pièce semblait avoir été repeinte en couleur vermeil. L'odeur métallique lui monta jusqu'aux sinus et la fit tousser. Elle aperçut son père combattre avec un fleuret un autre homme bien plus fort, physiquement, et qui avait, sembla-t-il, pris l'avantage sur monsieur Johnson qui était blessé à plusieurs endroits. Quant à sa mère, elle ne la voyait nulle part. Christine arriva enfin dans son champ de vision.

- Christine, ici !

La nourrice accourut vers la petite fille mais un des pirates la saisit par derrière et, passant son bras devant son visage, lui trancha la gorge dans coup sec. Anna poussa un hurlement strident et courut se cacher, se mettant sur son frère pour le protéger du mieux qu'elle pouvait. Elle savait que l'homme qui venait de tuer Christine, et sans doute d'autres personnes, l'avait vue. Mais, dans son esprit d'enfant, elle se dit aussi que, dans le noir avec Alan, ils ne craignaient rien.

- Je sais que tu es là, ma petite ! Sors tout de suite !

Anna dut réprimer un hoquet de terreur. Elle plaqua une main sur la bouche d'Alan pour étouffer ses sanglots autant que possible.

Le bruit des bottes se rapprochait.

- Tu as trouvé quoi ? demanda une autre voix.

- Un petit animal apeuré qui a rejoint sa tanière. Rien de plus facile à attrap...

Sa phrase en resta là. Un gargouillis se fit entendre, puis un bruit de chute. S'en suivit celui des lames qui s'entrechoquent puis un cri qui ressemblait à de la surprise, et de nouveau ce bruit de chute.

- Les enfants ?

- William !

Anna se redressa, saisit Alan par la main et le força à bouger, non sans mal. William se tenait penché à l'endroit où il les avait laissés juste avant que les choses ne dégénèrent et que la soirée se transforme en tuerie. Il avait sa chemise blanche maculée de sang, une épée à sa ceinture, un pistolet et une espèce de brassard étrange à l'un de ses avant-bras.

- Il faut partir.

- Et nos parents ?

- Suivez-moi !

William prit Alan dans ses bras et ordonna à Anna de se tenir à sa chemise – ce qu'elle fit.

Tous trois eurent du mal à sortir de la maison, les cadavres leur bloquant le passage vers les portes principales. Juste avant de rencontrer l'air frais de l'extérieur, Anna se retourna pour voir où étaient ses parents. Elle croisa le regard de son père qui venait tuer son adversaire mais qui avait également un manche qui dépassait de la poitrine, au niveau du cœur. Il s'effondra à son tour. Aucun son ne sortit de la gorge d'Anna qui s'était mise à pleurer malgré elle.

- Avance, Anna. Il ne faut pas rester ici.

La fillette ne sut pas comment elle avait trouvé la force de mettre un pied devant l'autre. Elle avait plutôt avancé telle un automate. Alan, toujours dans les bras de leur sauveur, n'avait pas cessé de pleurer, réclamant leurs parents.

William fit monter les enfants dans une petite embarcation qui lui appartenait, après avoir mis le petit bateau à l'eau, les rejoignit, les jambes mouillées jusqu'aux cuisses et pagaya en direction d'un autre bateau, infiniment plus grand et apparemment désert. Celui des pirates qui les avait attaqués.

- Nous allons nous servir de ce bâtiment pour partir d'ici. Il ne servira de toute façon plus à personne, et nous en avons besoin.

Alan ne dit rien et Anna se contenta d'un signe de tête. Le frère et la sœur avaient les yeux rivés sur ce qui avait été leur maison. Des lumières brillaient encore à l'intérieur, mais aucun son n'en sortait. Et aucun son n'en sortirait plus jamais.