Quand j'ai demandé à Obviously Enough ce qu'elle voulait comme histoire pour son anniversaire, elle m'a répondu quelque chose qui s'inspire de mon expérience militante, avec de l'IronFrost.

Ce que vous allez lire est donc issu de ma propre vie, mais ce n'est pas une histoire autobiographique. De nombreux sujets politiques y seront abordés, mais retenez bien que les choses qui y seront dites ne sont pas forcément ce que je pense. Néanmoins, si certains points de vue vous interpellent, vous questionnent ou vous choquent, je serai très heureuse d'en discuter avec vous :D

De même toute ressemblance avec des personnages réels, qui ne sont pas des personnes publiques, est totalement fortuite.

Voilà, bon anniversaire Obvy ! (Oui, je sais, c'est demain, mais elle est dans l'avion pour revenir en France, du coup, je poste aujourd'hui. De toute façon, elle a la version augmentée, avec plus de petites notes explicatives)


Le Rouge et le Bleu

Partie 1

Que faisiez-vous le 5 mai 2013 ? Difficile à dire, n'est-ce pas ? Il y a des dates symboliques, dont on se souvient à coup sûr. Le 11 septembre 2001. Le 22 avril 2002. Le 12 juillet 1998. Facile. Pour peu qu'on soit suffisamment vieux pour avoir vécu ses événements, ce ne sont pas des dates qu'on oublie.

Alors, réfléchissez ? Où étiez-vous le 5 mai 2013 ? Que s'est-il passé ce jour-ci de si important ? Rennes la Rouge se souvient de ce jour comme un jour funeste. Un jour où ce n'était pas elle qui battait le pavé, mais son ennemi héréditaire, intime, juré.

Ok, un peu de contexte.

Nous étions début mai, il faisait beau. Rennes la Rouge fredonnait Le Temps des Cerises en grattouillant une guitare sèche, assise sur l'herbe des pelouses du Thabor. Les radios jouaient Blurred Lines quasiment en continu, au grand déplaisir des féministes. Et les catholiques intégristes répétaient leurs slogans en vue de la manifestation prochaine.

Des familles entières, vêtues de pulls bleus et roses, dans un attentat visuel contre le bon goût, affluaient vers l'Esplanade Charles de Gaulle. Les sonos étaient réglées, les chars démarrés, les policiers vérifiaient l'identité de toute personne n'ayant pas l'air de droite, et la manifestation allait s'ébranler.

C'était sans compter sur Rennes la Rouge, qui avait délaissé provisoirement Notre-Dame-des-Landes. Qu'est-ce que Notre-Dame-des-Landes ? Cela n'a pas grande importance à ce stade de l'histoire. Si vous êtes curieux, allez faire un tour sur Taranis News. De toute façon, nous y reviendrons plus tard. Reprenons.

Donc un grand nombre de militants avait reflué de la campagne mariligérienne pour une contre-manifestation. Une manifestation contre une manifestation. Ne partez pas ! Vous allez voir, c'est très simple.

Depuis de longs mois, l'Assemblée Nationale débattaient d'un sujet qu'on ne pensait pas si épineux : Le Mariage Pour Tous ! Enfin, tous les couples allaient pouvoir se dire oui devant le buste de Marianne. Enfin le mot 'Égalité' de nos frontons de Mairie ne serait plus un vain mot !

Mais c'était sans compter sur un simple livre. Oui, c'est un livre qui empêchait l'égalité des droits entre tous. Et pas un livre de droit, non. Un best-seller, qui en nombre de copies distribuées, fut récemment dépassé par le catalogue Ikea, mais je m'égare. Vous l'avez deviné, je parle bien sûr de la Bible.

On pourrait croire qu'un livre supposément écrit il y a plus de deux mille ans est devenu désuet. Qui pense pouvoir élever ses enfants selon les traités d'éducation de la Renaissance ? Qui suit à la lettre les conseils d'hygiène et de médecine du Moyen-Âge ? Plus personne et heureusement. Mais la Bible a un statut particulier. C'est un livre saint. Et quand le livre saint dit : « Tu ne coucheras pas avec un mâle comme tu couches avec une femelle. C'est une chose détestable. Ils doivent absolument être mis à mort. Leur sang est sur eux. » (Lévitique 20:13), alors il n'y a pas à discuter. L'homosexualité est un pêché, point barre, fin de la discussion.

Sauf que non, et heureusement. L'État de droit se construit sur l'évolution des mœurs, sur la lutte contre les injustices, sur notre devise Liberté, Égalité, Fraternité. Le Mariage Pour Tous était un pas de plus vers ce truc, l'Égalité. Mais si vous savez, l'égalité. Tous les humains naissent libres et égaux en droit. L'égalité des droits. Le droit au mariage avec qui on aime, si on est majeur et consentant.

Pour être honnête, peu de gens soupçonnaient l'ampleur qu'allait prendre ce qu'on appelait LMPT (et ça pue, ajoutaient quelques farceurs), la fameuse manif' pour tous. Colorée de bleu Barbie et de rose bonbon, hurlant 'un papa, une maman, on ne ment pas aux enfants', vociférant 'Banania, y'a bon ! Taubira, y'a pas bon !'(1). Finesse. Esprit.

'Aimez-vous les uns les autres', disait leur prophète. Offre soumise à condition, aurait-il dû ajouter.

C'est donc avec colère que les militants de la cause lesbienne, gay, bi, trans, et tout le reste de l'arc-en-ciel, avaient vu se monter les chars des homophobes de tout poil, protégés par les forces de l'ordre, bien casquées, bien lunettées, comme disait la chanson(2).

La contre-manifestation s'était formée en réponse à cet afflux désolant de réactionnaires, plus ou moins spontanément (merci Facebook), et une bonne centaine de militants de tous les horizons avait répondu présent.

De tous horizons dans le large éventail de la gauche évidemment. Éventail de la gauche. Cette appellation avait toujours fait doucement rire Loki. Comment pouvait-on se dire de gauche, et être au Parti Socialiste, instigateur de la casse sociale depuis la scission de la SFIO ?

Des membres des Jeunes Socialistes, il y en avait quelques-uns, également membres du CGLBT, donc cela ne comptait pas, mais aussi la secrétaire générale, Paola.

Elle discutait avec le président de l'UNEF à Rennes, un vrai connard à en croire les militants du NPA qui avaient eu affaire à lui. L'UNEF, qui aimait à se définir comme le syndicat étudiant (sous-entendu qu'il n'y en avait pas d'autre), était là en force. Une petite dizaine de militants arboraient l'autocollant blanc, bleu et orange de l'organisation.

Loki n'aimait pas l'UNEF. C'était rempli de soc-dem(3), et de faux-gauchistes. Prenez par exemple ces deux-là. Militants à l'UNEF et au parti communiste. Ils auraient pu être fréquentables, s'ils n'avaient pas été pro-nucléaire et pro-aéroport de Notre-Dame-des-Landes. De sacrés traîtres.

S'il devait choisir une orga(4) étudiante, Loki préférerait amplement SUD-étudiants, mais ils étaient très largement minoritaires. Les quelques militants que comptaient leurs rangs étaient présents, dont Enzo, membre quasi-historique, qui avait connu le mouvement contre le CPE lors de sa première année à l'université. Il était en première année de doctorat aujourd'hui, en Histoire. Loki étudiait également dans cette filière, en licence, et discutait beaucoup avec lui, quand ils se croisaient. Pas bien difficile, Enzo était un bavard. Son seul défaut était qu'il écrivait comme il parlait et qu'il parlait comme il écrivait : avec tellement d'emphase qu'il en devenait insupportable. Loki avait aussi aperçu Caroline, qui avait troqué ses jupes et ballerines habituelles pour une tenue plus appropriée.

Un peu plus loin, il y avait des militants du SLB, Sindikad Labourerien Breizh, le syndicat des travailleur/euse/s breton/ne/s. Certains étaient moins recommandables que d'autres dans cette organisation. Loki n'aurait pas aimé croiser Kentin dans une ruelle mal éclairée la nuit. L'homme patibulaire discutait avec les traîtres de la Gauche Unitaire(5), Gaël et Justin.

Enfin, évidemment, il y avait les camarades du NPA. Certains étaient des amis proches, très proches, comme Natasha et Bucky. Ils étaient également colocataires. Loki avait également vu Anna, Tia et Lilah, trois militantes aussi inséparables qu'ils l'étaient avec ses propres amis.

D'autres personnes continuaient d'arriver, et tous ensemble, ils reprenaient les slogans des militants LGBT+, hurlant des 'Ah si Marie avait avorté, on serait pas autant emmerdé' et autre 'Jésus avait deux papas, qui êtes-vous pour nier ça'. Bref, c'était drôle et plutôt bon enfant.

Le service d'ordre de la manif' pour tous, de l'autre côté du cordon de CRS était surexcité par la présence de la contre-manif', regrettant visiblement de ne pas pouvoir affronter les militants physiquement. L'un d'entre eux hurla un 'J'te baise' en direction d'un petit groupe de femmes, et l'une d'entre elles répliqua 'Bois mes règles'. Les autres applaudirent bruyamment.

Les CRS, impassibles, avaient isolé la contre-manif' du reste de l'Esplanade. Une militante de l'UNEF, pas du tout habillée pour une manifestation illégale, et visiblement là par hasard, tenta de passer le mur de boucliers, sans succès. Natasha leva les yeux au ciel. Les soc-dem de l'UNEF l'avaient toujours exaspérée.

Quand il fut manifeste que les forces de l'ordre tentaient de les encercler, la contre-manif' s'ébranla, en direction de la place de la République. Les militants issus des organisations rangèrent leurs drapeaux, et certains retirèrent leurs autocollants. Mieux valait ne pas s'afficher quand on pouvait se faire arrêter.

Loki, Natasha et Bucky n'avaient pas un seul signe distinctif sur eux, pas le moindre badge ne permettait de signaler leur appartenance à un parti politique. Ils étaient tous les trois exclusivement habillés de noir, portant chacun un sac à dos noir également, avec écharpe noire, bouteilles d'eau, jus de citron et sérum physiologique au cas où(6). Seul Loki n'avait pas de papier d'identité, pour des raisons qui lui étaient propres.

Malheureusement pour les contre-manifestants, la place de la République était envahie par les fourgons de CRS et de la police nationale. Endroit à éviter. Puis, la rumeur d'un prochain discours de Christine Boutin elle-même place de la Mairie d'ici à quelques heures se répandit, et les camarades décidèrent de se séparer pour avoir plus de chance d'atteindre la tribune en construction pour empêcher ça.

Ainsi éparpillés, les militants étaient plus rapides, moins faciles à attraper pour les forces de l'ordre qui devaient rester en formation. La majeure partie de la contre-manifestation passa par l'avenue Jean Janvier, faisant un large détour pour éviter République et ses cargaisons de flics, se mettant à courir pour échapper à des arrestations arbitraires et des coups de matraques bien placés.

Dans la confusion, Loki et Bucky perdirent de vue Natasha, bien plus rapide qu'eux. Ils en déduisirent qu'elle avait dû prendre un autre chemin, se faufilant dans les petites rues, passant inaperçue grâce à sa taille menue. Loki avait toujours envié la capacité de Natasha à se faire discrète malgré sa chevelure flamboyante. Qu'elle ait suivi un entraînement de ninja ne l'étonnerait même pas.

Le service d'ordre de la manif' pour tous s'occupait du montage de la tribune. Ils étaient également tous issus de groupuscules d'extrême-droite. Des camarades avaient reconnu l'un d'entre eux, le président du GUD(7). Celui-ci ne ressemblait en rien au cliché du gudard avec sa belle gueule et sa coiffure de premier de la classe. Mais il ne fallait jamais se fier à l'apparence. Qui pourrait se douter qu'entre le grand Loki, Bucky le baraqué et la petite et frêle Natasha, c'était cette dernière qui avait la meilleure droite ?

Les militants montèrent à l'assaut de la tribune. Bucky et Loki y retrouvèrent leur amie, aux prises avec un homme bedonnant au crâne rasé, arborant le brassard jaune fluo du service d'ordre. Ils s'insultaient mutuellement. Les 'fasciste' et les 'gauchiasse' pleuvaient autant que les coups de poing et de pied.

Il peut vous paraître étonnant qu'autant de violence soit déployée contre un simple discours. Ne nous y trompons pas, la plupart des militants d'extrême-gauche se prononçait pour la lutte armée et étaient très loin d'être des non-violents. Mais face à leurs ennemis héréditaires, les fascistes, les nationalistes et autres néo-nazis, ils étaient des petits joueurs. Ceux-ci n'attendaient qu'une chose, sortir les poings américains et taper du gauchiste.

Nous n'allons pas ici faire une rétrospective du combat antifasciste(8), ni essayer de déterminer qui a tapé le premier. Ce n'est ni intéressant ni pertinent. Mais comprenez bien que pour tous les protagonistes ce jour-là, mettre en déroute le service d'ordre de LMPT était une nécessité absolue. Un acte de salubrité publique.

Le service d'ordre de la manif' pour tous, clairement en infériorité numérique, battit vite en retraite, laissant la tribune aux contre-manifestants, trop heureux de pouvoir faire entendre leurs voix grâce à la sono déjà installée. Entassés sur les planches, euphorisés par cette petite victoire, ils entonnèrent l'Internationale avec toute la force de leurs poumons, braillant le plus fort possible les paroles plus que centenaires.

Les derniers retardataires les rejoignaient, et c'était une sorte de fête. Les socialos, les cocos, les écolos, les libertaires, les anars, les antifa, tous chantaient le sourire aux lèvres et le poing levé. Une telle communion entre autant de personnes qui ne pouvaient habituellement pas se sentir, c'était beau, presque émouvant.

Puis, il fallut se rendre à l'évidence : les flics n'allaient pas les laisser là. Les CRS arrivaient par République au sud, et le service d'ordre de la manif' pour tous revenait en force par la rue Le Bastard, au nord. Il ne restait plus qu'à prendre la tangente, vers la place du Parlement. Mais à nouveau, les contre-manifestants ne purent aller bien loin. Les petites rues étaient coupées par des cordons d'hommes à bouclier, installés là pour empêcher la fuite de la contre-manifestation(9).

Le piège était évident, mais cela n'empêcha rien. Le groupe de camarades se retrouva bloqué dans la rue Edith Cavell, la seule qui semblait ouverte. Des CRS arrivaient en formation par le nord et le sud, acculant les contre-manifestants dans une nasse bien tassée.

C'était un grand classique. Enfermer les manifestants dans une rue, et pousser pour qu'ils prennent le moins de place possible, entassés contre les boucliers des CRS, étouffant du peu de place disponible.

Loki, Natasha et Bucky parvinrent à rester groupés. Leur seul espoir était qu'un privé ouvre sa porte et laisse entrer les manifestants dans une cour d'immeuble, mais dans ce quartier, il y avait peu de chances.

« Putain, jura Natasha violemment. On peut même pas s'asseoir ! »

Ils étaient coincés littéralement au plus près des forces de l'ordre, directement collés contre les boucliers de plexiglass. Derrière, les gardiens de la paix regardaient droit devant eux, semblant ne même pas les remarquer.

« Vous ne voulez pas desserrer un peu ? minauda-t-elle en papillonnant des yeux devant l'un d'entre eux. »

Sans surprise, l'homme ne répondit pas, mais Loki vit qu'il était beaucoup moins impassible. Natasha le remarqua aussi car elle retira son pull noir, qu'elle noua autour de ses hanches, révélant un débardeur rouge très simple, mais très efficace, comme elle aimait à le dire.

Le CRS ne regardait plus vraiment en face de lui. Son regard glissait régulièrement sur les courbes de la jeune femme.

« Vous savez, continua Natasha en s'appuyant légèrement sur le bouclier, juste de quoi écraser très légèrement sa poitrine, on va être coincés un bon bout de temps les uns avec les autres. Si on ne se parle pas, on va s'emmerder.

- Ouais, je sais, répondit finalement le CRS. »

Son collègue à sa gauche lui donna un coup de coude.

« Quoi ? Râla-t-il. On est bloqué ici, en formation, jusqu'à ce que la manif' soit finie. On peut bien discuter, non ?

- Ouais, j'avoue, admit son voisin de droite. Le commandant Fury a dit qu'on en avait jusqu'à quinze heures au moins. Il est quelle heure, là ?

- Onze heures et demi, l'informa poliment Natasha après avoir jeté un coup d'œil à son téléphone. »

Le premier poussa un grognement.

« Vous vous appelez comment ? Demanda encore Natasha, entretenant la conversation. Moi c'est Natasha.

- Clint, répondit le premier CRS.

- Sam, répondit celui à sa droite. »

Le troisième refusa de répondre.

« Et vous ? Demanda Clint.

- Bucky, grommela l'homme taciturne.

- Loki. Enchanté.

- Toi, j'te connais, déclara le CRS jusque-là silencieux. T'étais au poste, il y a quoi ? Trois semaines, un mois ?

- Vous devez confondre, répliqua Loki d'une voix polaire.

- Non, je suis catégorique. C'était bien toi, avec ta tête d'emmerdeur. Si je t'arrête aujourd'hui, y a des chances pour que tu prennes quelques semaines de ferme en comparution immédiate.

- Oh, vraiment ? Ricana le jeune homme. J'aimerais bien voir ça.

- Hey, ça veut dire quoi, ça ? Putain de branleur ! Riposta le CRS.

- Brock, gronda Clint alors que Natasha posait une main apaisante sur le bras de Loki en lui jetant un regard significatif. »

Ce dernier se contenta de sourire audit Brock, d'un air méchant.

« On n'a pas d'ordre de provoc', entendit-il chuchoter. »

Il n'était pas sûr de qui avait dit cela, mais cela ne fit qu'élargir son sourire crispant.

« Quelqu'un a de l'eau ? Entendit-on dans la nasse. »

Lilah fendit la foule tant bien que mal et vint se planter devant le mur de CRS.

« On a plusieurs malaise à l'intérieur, expliqua-t-elle aux hommes derrières leurs boucliers. Il faut les évacuer. »

Son ton sec, sa posture bien droite et son regard noir firent tiquer les rangs des forces de l'ordre.

« On a ordre de ne pas bouger, mademoiselle, répliqua Brock d'un air narquois.(10) »

Lilah le foudroya du regard, et se désintéressa immédiatement des hommes en uniformes. Pour l'aider, Loki fouilla dans son sac à dos. Il en ressortit une bouteille d'eau et une vieille barre de céréale à demi écrasée.

« Tiens, offrit-il à Lilah. Ça peut dépanner déjà. On sait si des camarades ne sont pas dans la nasse ?

- Merci. Oui, Tarmo et Hélène.

- Je ne vois pas qui c'est, admit Loki en lui donnant ses maigres provisions.

- Mais si, le grand blond, vraiment grand, toujours en manteau du surplus de l'armée. Il a un air de Jésus. Et Hélène c'est l'ancienne trésorière de l'UNEF. Elle a pété récemment, pendant le congrès.

- C'était pas la petite meuf de tout à l'heure ? Qui avait l'air de pas savoir ce qu'elle faisait là ? Demanda Natasha en se détournant de Clint qui la mangeait toujours du regard.

- Je ne sais pas, fit Lilah. Bon j'y retourne. »

Elle repartit avec la bouteille d'eau et la barre multivitaminée, fendant la foule en sens inverse. Natasha retourna à sa victime en uniforme, déterminée à passer le temps à ses dépens.

« Dites, j'ai toujours voulu savoir, il y a des femmes CRS ? Demanda-t-elle.

- On a pas besoin de gonzesses dans les rangs, répliqua Brock violemment.

- Tu vas nous faire passer pour des connards avec tes réflexions à la con, râla Sam. »

Loki ne put s'empêcher de se dire que c'était trop tard. Pour éviter de passer pour un connard, valait mieux ne pas s'engager comme CRS.

« Oui, il y a des femmes CRS, expliqua Sam. Depuis deux ans. Mais tellement peu que c'est pas une réussite.

- Seulement deux ans ? S'étonna Nat'. Même les pompiers de Paris, ça fait dix ans qu'ils ont des femmes dans leurs effectifs. Même le GIGN avait des femmes avant vous. Vous êtes à la ramasse les gars. »

C'était un sujet cher à Natasha. Elle-même était pompier volontaire depuis ses seize ans, et elle avait eu à se battre pour être acceptée et reconnue comme étant efficace et douée. Sa condition de femme menue ne jouait pas en sa faveur.

Brock eut une réponse acerbe que Loki n'écouta pas. Il venait de recevoir un texto l'informant qu'un riverain ouvrait sa porte, et que les camarades s'exfiltraient les uns après les autres, discrètement. Il fallait éviter que les flics s'en aperçoivent, pour éviter un maximum d'arrestations(11).

Il donna un coup de coude à Bucky et lui montra son téléphone. Celui-ci fit passer le mot en chuchotant à l'oreille de Natasha. Serrés comme ils l'étaient, ce n'était pas difficile de faire croire à une bousculade pour se rapprocher de quelqu'un.

La jeune femme ne fit pas mine d'avoir compris, continuant son petit jeu de drague avec l'agent Clint. Celui-ci lui mangeait dans la main, bavant quasiment littéralement dans son casque. Ses collègues ricanèrent ouvertement quand Natasha prit un feutre dans son sac(12) et écrivit son numéro de téléphone directement sur le bouclier de l'homme.

Pendant ce temps, discrètement, un par un, les camarades entraient les uns après les autres dans une cour d'immeuble. Apparemment l'homme qui leur avait ouvert était un étudiant qui habitait sous les combles et qui avait reconnu un camarade de classe dans la nasse.

La cour de l'immeuble donnait sur la rue à l'arrière, permettant ainsi aux militants de s'enfuir dans les méandres de la vieille ville.

Seulement, il fallait ne pas y aller trop vite, mais pas non plus traîner car les forces de l'ordre pouvait s'apercevoir de la supercherie très rapidement. Et quand il n'y eut plus assez de monde dans la nasse pour donner le change, ce fut la débandade. Ceux qui étaient collés aux rangées de boucliers s'efforcèrent d'empêcher la progression des CRS, pour donner le temps à tout le monde de s'enfuir, puis ils s'élancèrent pour eux aussi prendre la poudre d'escampette.

La plupart y parvint. Mais quelques-uns furent arrêtés. Loki se prit un coup de tonfa violent dans les reins, ce qui l'empêcha de courir. Avant qu'il n'ait pu se rendre compte de quoi que ce soit, il était au sol et l'agent Brock appuyait son pied entre ses omoplates pour l'empêcher de se débattre et lui passer les menottes. Dans son champ de vision, Loki vit Bucky, dans la même situation que lui, mais pas de chevelure rouge(13).

Natasha avait réussi à s'enfuir, grâce à l'aide involontaire de l'agent Clint, mais ses deux amis se retrouvèrent à partager un fourgon de CRS avec six hommes de loi n'attendant qu'un faux pas pour leur redonner des coups de matraque. Loki se tenait courbé en deux à cause de la douleur dans ses reins. Bucky, quant à lui avait la lèvre fendue, un début de coquard, et il se tenait bizarrement. La faute à son bras gauche, totalement paralysé depuis son adolescence qu'il n'arrivait pas à positionner correctement dans son dos.

Ils ne furent évidemment pas introduit dans l'hôtel de police par la porte utilisée par le public, mais par la cour, à l'arrière du bâtiment. Loki connaissait bien l'endroit, seulement il n'était pas encore habitué à le parcourir les mains dans le dos. Un agent de police vérifia leurs identités. Loki fut proprement engueulé pour n'avoir pas de papiers sur lui, et pour ne pas vouloir dire son nom. Puis, Bucky et lui furent installés dans deux cellules voisines, ce qui leur permettait de discuter.

« Combien de temps avant que tu ne sortes ? Ricana Bucky.

- Deux heures, pronostiqua Loki avec une moue. Pas plus je pense. Mon père est débordé en ce moment. Mais il se doute que j'ai participé à la contre-manif', alors il va surveiller les entrées. Tu te souviens de la procédure ?

- Oui, ne t'inquiète pas, soupira l'homme en gigotant. »

Les flics n'avaient pas enlevé leurs menottes, par pur sadisme. A leur décharge, Loki doutait qu'un seul se soit rendu compte que Bucky était paralysé.

Ils n'eurent pas à attendre longtemps cependant. Des bruits de pas se firent entendre. Deux personnes au moins, peut-être trois, passaient progressivement les sécurités le long du couloir qui menait aux cellules. Loki se releva difficilement. Son dos le faisait souffrir, mais la douleur refluaient progressivement.

Les arrivants étaient au nombre de deux, comme il l'avait deviné. La Capitaine Sharon Carter, à la tête de la Brigade des stupéfiants et le Commandant Steve Rogers(14), qui secondait le Commissaire Divisionnaire. Ils firent face tous deux à la cellule de Loki, tous deux dans la même position raide, les mains derrière le dos, le regard sévère. Loki connaissait la Capitaine et le Commandant depuis son adolescence, et c'était un peu mortifiant d'être ainsi foudroyé du regard.

« C'est la deuxième fois en deux mois, commença le Commandant d'un ton sentencieux. La troisième depuis le début de l'année. Est-ce que vous le faites exprès ? »

Le Commandant Rogers avait beau être venu à quelques repas chez ses parents, il les avait toujours vouvoyé, son frère et lui. C'est très étrange la première fois qu'un adulte en situation de supériorité vous vouvoie, mais on s'y habitue très vite. Si vite qu'on finit par ne plus supporter le tutoiement.

« Non Commandant, répondit Loki d'une voix polie.

- Steve ? Fit la voix incrédule de Bucky dans la cellule voisine. Ben merde alors ! »

Extrêmement surpris, le Commandant Rogers se tourna vers lui, et le choc se peignit sur son visage.

« Bucky ! S'exclama-t-il. Mais, qu'est-ce que tu fais là ?

- Eh bien, j'ai été arrêté, répondit l'homme en levant les yeux au ciel.

- Attendez, interrompit la Capitaine Carter. Qui êtes-vous ?

- Bucky et moi, on était au collège, et au lycée ensemble, expliqua le Commandant. Comment va ton bras ?

- Toujours mort, répondit Bucky comme s'il parlait de la météo.

- Est-ce que ces poires de la compagnie t'ont menotté sans se rendre compte que tu avais un bras paralysé ? »

Bucky se mit à rire.

« Tu n'as pas changé ! S'exclama-t-il. As-tu jamais dit une seule fois merde dans ta vie ? »

Loki pouffa, essayant d'être discret, mais la Capitaine Carter le fusilla du regard. Le Commandant Rogers ouvrit la cellule de Bucky et lui retira ses menottes. Si au début ses gestes étaient hésitants, il retrouva une fermeté et une assurance rendue possible qu'à un certain niveau d'intimité et de confiance. La manière dont il enleva les menottes, sans presser la chair de sa main gauche, dont il remit sa manche ou dont il lui serra l'épaule, tout disait qu'ils avaient été plus que de simples copains de classe.

Un bruit de clef entrant dans une serrure tira Loki de ses réflexions. La Capitaine Carter avait ouvert sa cellule et approchait pour lui ôter ses menottes à son tour.

« Sur l'échelle de la colère, il en est à quel stade ? Demanda le jeune homme en se frottant les poignet avec une grimace.

- Hadès, répondit la femme avec un sourire.

- Bon, ça pourrait être pire. Il y a encore deux échelons. Je ne perdrai pas la tête. »

C'était une vieille blague entre eux. Quelques années plus tôt, la toute jeune lieutenante de police avait essuyé la colère du Commissaire Divisionnaire de Police. Celui-ci avait éructé tout ce qu'il pouvait sur sa nouvelle recrue qui venait de commettre sa première bavure (et honnêtement, personne ne se souvenait de ce dont il s'agissait, sauf la concernée qui ne l'oublierait jamais), et le lycéen que Loki était encore, et qui venait déposer un dossier que son père avait oublié, avait tout entendu ou presque.

Quand la lieutenante était sortie du bureau, encore tremblante et presque au bord des larmes, Loki avait pris pitié et avait tenté de la consoler. Maladroitement, il fallait l'avouer, il avait expliqué ce qu'il se répétait depuis son enfance : les cris étaient un mauvais moment à passer. S'il criait, c'est qu'il était concerné par sa personne. Mais s'il finissait par se désintéresser, c'était mauvais signe. Ils avaient ri en le comparant à tous les méchants Disney qui piquaient des colères pour un rien, inventant pour l'occasion, une échelle de la colère, avec pour premier échelon, le Capitaine Crochet, suivi de Cruella d'Enfer, Hadès, Yzma et naturellement, la Reine de cœur comme échelon ultime. L'échelon où vous risquez votre tête.

Le jeune homme et la toute jeune lieutenante avaient un peu sympathisé. Quand Loki passait à l'hôtel de police, il s'arrangeait pour frapper à son bureau parfois, et il l'avait chaudement félicitée pour sa prompte promotion au rang de Capitaine seulement trois ans plus tard, à la tête de la Brigade des stupéfiants. C'était ainsi que Loki avait rencontré le Capitaine de la BAC.

« Il est en service, le Capitaine Stark ? Demanda Loki de son air le plus innocent. »

Bucky ricana, le Commandant Rogers le foudroya du regard et la Capitaine Carter leva les yeux au ciel tout en essayant de ne pas sourire.

« Ce n'est pas dans son bureau que vous êtes attendu, trancha sèchement Rogers.

- J'en déduis donc que oui, conclut Loki satisfait. Je passerai le voir après m'être fait remonter les bretelles. »

De nouveau, le regard du Commandant se fit ombrageux. Carter fit la moue et fit avancer Loki devant elle en le tenant par l'épaule d'une poigne ferme.

« La prochaine fois que tu voudras le voir, ne te fais pas arrêter, dit-elle d'un ton désabusé. »

C'était un dimanche de grosse manifestation. En conséquence, ils croisèrent peu de monde sur le chemin. Le Commandant Fury, au téléphone et fonçant dans les couloirs, vociférant tout un tas de choses, ne les salua même pas.

Ils arrivèrent devant le bureau du Commissaire beaucoup trop vite au goût de Loki.

« Tu as vingt-deux ans, le taquina Carter. Normalement, la crise d'ado est passée depuis longtemps. Tu es un adulte maintenant, qui prend ses responsabilités.

- Merci Capitaine, répondit Loki un peu sèchement, je me passerai de vos encouragements. »

Elle n'en prit pas ombrage et se mit à rire. Loki prit une grande inspiration et frappa à la porte. Une voix grave et furieuse lui répondit d'entrer.

Odin d'Asgard, son père et le Commissaire Divisionnaire de l'hôtel de police, l'attendait derrière son bureau, debout les bras croisés, l'œil flamboyant.

« Quelque chose à dire pour ta défense ? Gronda-t-il.

- Bonjour à toi aussi, répliqua Loki d'un ton mordant. Je vais relativement bien, merci de demander. J'ai pris quelques coups, mais je m'en sortirai.

- Ne joue pas au plus malin ! Rugit Odin en postillonnant. Qu'est-ce que tu faisais dans une manif' illégale ?

- Je ne sais pas, au hasard, défendre les valeurs de la République. Tu sais, ce truc que tu as juré de protéger en t'engageant dans la police ! »

Loki s'énervait à son tour, et se mettait à crier.

Chaque conversation avec son père finissait en pugilat depuis deux ans, depuis que Loki s'était réorienté en Histoire, et qu'il s'était engagé comme militant au NPA. D'un côté, Odin ne comprenait pas cet engagement. Gaulliste et fils de gaulliste, Odin n'adhérait pas du tout aux idées anticapitalistes, internationalistes et antimilitaristes du parti de son fils. Désarmer la police ? Outrage ! Régulariser tous les sans-papiers ? Non-sens ! Légaliser le cannabis ? Vue de l'esprit dangereuse !

Aucun n'écoutait les argument de l'autre, et le dialogue de sourd était de plus en plus bruyant depuis deux ans. Tout cela avait pris une toute autre dimension quand Loki avait été arrêté pour la première fois, en début d'année.

Détérioration de biens publics disait le procès-verbal, qui avait mystérieusement disparu. Loki avait été pris en flagrant délit de collage illégal sur les murs et les vitres de banques dans le centre-ville de Rennes.

Odin lui avait passé le savon de sa vie, puis avait fait détruire le procès-verbal, pour revoir son fils en geôle trois mois plus tard, arrêté pour avoir participé à un rassemblement contre le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, qui avait fini en affrontement avec les forces de l'ordre. Cette fois-là, Loki n'avait rien eu à se reprocher, car il avait tenté de partir quand les premières bombes lacrymogènes avaient été lancées, mais les rues étaient déjà fermées par les CRS.

Pour la troisième fois en à peine cinq mois, il était à nouveau dans le bureau du commissaire. Pour la troisième fois, le père et le fils se criaient dessus sans s'écouter, ne faisant que remuer un couteau mal aiguisé dans une plaie régulièrement rouverte. Odin avait beau menacer Loki, ses avertissements restaient vides de sens. Lui couper les vivres ? Frigga n'admettrait jamais une chose pareille. Le laisser se débattre avec les démêlées judiciaires ? D'une part, Frigga était avocate et ne laisserait jamais un de ses fils passer une seule nuit en prison pour un délit aussi trivial, et d'autre part c'était un trop gros risque pour la carrière d'Odin. La préfète, Margaret Carter, avait beau être une amie de la famille, il n'était pas question pour le Commissaire de jouer avec le feu.

Quant aux policiers qui peuplaient le bâtiment, Loki n'était familier qu'avec les officiers, qui couvraient pour le moment ses exactions, sur ordre du Commissaire. Les simples gardiens de la paix ne pouvaient être mis sur la voie par une quelconque ressemblance avec leur supérieur, car Loki n'avait rien en commun avec Odin.

Loki était un enfant adopté, et contrairement à Thor qui était le portrait craché de leur père au même âge, il n'aurait pas pu être plus différent de ses deux aînés. Quand Thor et Odin étaient bâtis comme des rugbymen, Loki était mince et élancé. Là où les deux autres étaient blonds comme les blés (ou blanc sale désormais pour Odin) et avaient les cheveux raides, Loki était pourvu d'une chevelure noire et bouclée. Et là où les d'Asgard étaient respectueux des règles et de la loi, Loki avait l'esprit de contradiction et un don pour les contourner.

Heureusement, il y avait Frigga, sa mère, qui lui permettait de ne pas se sentir trop différent. C'était elle qui lui avait enseigné l'art de la parole, qu'elle maîtrisait si bien. Elle seule avait tenté de comprendre son engagement politique, faisant tampon entre un Odin furieux et un Loki buté. Elle seule l'avait soutenu quand il avait décidé d'abandonner le Droit pour se réorienter en Histoire.

La seule chose imputable au crédit d'Odin était son coming-out. C'était un souvenir à la fois mortifiant et heureux pour Loki. Il avait abordé la chose abruptement, lors d'un repas un soir, quand il était en première année de droit. Thor était déjà au courant, car Loki était sorti quelques temps avec l'un de ses amis, Hogun, un homme aux traits asiatiques, taiseux mais attentif et doux.

« Père, Mère, je suis gay, avait-il lâché lors du service de l'entrée. »

Sa mère lui avait réclamé son assiette et l'avait servi calmement. Odin s'était tu et renfrogné. Loki redoutait la réaction de son père. Si celui-ci n'avait jamais eu de paroles réellement homophobes, il lui arrivait de rire à une blague grivoise lancée par un de ses vieux amis, ou d'avoir une ou deux expressions pas très ouvertes.

Pour finir, Odin, après de longues secondes de silence angoissantes, avait grommelé :

« D'accord. Du moment que tu valides tes examens. »

Et le repas avait repris son cours. Mais après le repas, Loki avait subi un véritable interrogatoire de la part de Frigga. Avait-il quelqu'un en ce moment ? Faisait-il attention à bien se protéger pendant chaque rapport ? Des questions qui avaient embarrassé le jeune homme bien au-delà de la gêne du repas. Puis elle avait conclu avec ces mots :

« Ne t'inquiète pas pour ton père. Il va cogiter pendant quelques temps, pour s'apercevoir que ça ne change rien. »

Ce fut le cas. Quelques jours plus tard, tout était revenu à la normale, peut-être mieux qu'avant. Odin faisait plus attention à ses paroles et évitait toutes remarques limites.

Mais si son père avait été plutôt ouvert sur le sujet de sa sexualité, il l'avait été beaucoup moins à propos de son engagement politique.

Loki n'avait pas pour but de se faire arrêter pour freiner la carrière de son père, malgré ce que ce dernier pouvait dire. Loki se battait pour une cause qui lui semblait légitime, contre un système oppressif et injuste, et si les chiens de garde du système se trouvaient sur son chemin, alors qu'il en soit ainsi. Cela n'avait rien avoir avec Odin.

En tout cas, c'était ce qu'il essayait de faire entendre, en criant plus fort que son paternel. Peine perdue. L'incompréhension mutuelle était totale. Lorsque chacun d'eux eut usé ses cordes vocales plus que de raison, Odin décrocha un regard noir vers son fils, puis le téléphone.

« Carter ! Aboya-t-il juste un peu trop fort et un peu trop sèchement. J'ai besoin que vous veniez mettre Loki dehors… Eh bien, envoyez-moi Stark, alors ! Oui, maintenant ! »

Et il raccrocha. Loki serra les dents, se retenant de justesse de ne pas faire remarquer que les subordonnés d'Odin n'avaient pas à subir sa mauvaise humeur, et qu'un 's'il vous plaît' et un 'merci' n'allaient pas lui arracher la gueule. Il se contint pour une seule raison : sortir au plus vite de ce bureau oppressant, et retrouver le Capitaine Stark. L'annonce de son nom par Odin avait fait naître un petit sourire sur ses lèvres, qu'il avait vite ravalé, et qui s'épanouissait désormais dans son esprit. Son esprit qui ne cessait de répéter : 'Tu vas le voir, tu vas le voir'.

L'officier de police le regarda d'un air sévère quand Loki sortit du bureau de son père, ce qui doucha un peu son enthousiasme.

« Toi aussi tu vas me faire la morale ? Râla-t-il.

- Non. Je pense qu'entre Rogers et le Commissaire, tu as été suffisamment servi. Et je ne pense pas que te sermonner soit très efficace. Néanmoins, tu ne m'enlèveras pas de la tête que participer à une manifestation interdite, ce n'est pas la plus brillante de tes idées, mon grand.

- Ne m'appelle pas comme ça, grimaça Loki. C'est infantilisant.

- Tu es plus grand que moi, répondit Stark, donc j'ai le droit de t'appeler comme ça.

- D'accord, fit Loki rusé. Donc je peux t'appeler mon petit alors. »

Ce fut au tour du Capitaine de grimacer.

« Ok, ok, t'as gagné, capitula Stark. On s'en tient aux prénoms, ça sera beaucoup mieux.

- Avec plaisir Tony, susurra Loki. »

Le Capitaine leva les yeux au ciel, mais le reste de sa physionomie ne semblait pas en accord avec sa supposée exaspération. Il se retenait visiblement de sourire et avait posé une main sur le bras de Loki, le poussant doucement dans la bonne direction. On était bien loin de la poigne solide de la Capitaine Carter.

« Tu vas pas recommencer, gronda le policier.

- Tant que tu n'auras pas honoré ta promesse, répliqua le jeune homme.

- Je ne peux pas inviter le fils de mon supérieur à sortir, grinça-t-il.

- Un pari est un pari, riposta Loki d'un air sévère. Il n'y a pas de raison pour que mon père l'apprenne. »

Ils étaient arrivés devant une porte de service, à l'arrière du bâtiment, mais qui n'obligeait pas à repasser par le grand parking où il y avait du monde qui circulait, même un dimanche. Stark avait l'air clairement hésitant. Loki savait que ce qui retenait l'officier n'était pas seulement sa filiation avec le Commissaire d'Asgard, mais également leur grande différence d'âge. L'homme était de vingt ans son aîné, ce qui n'était une bagatelle ni pour l'un, ni pour l'autre. Néanmoins, ce n'était pas un banal béguin qui accrochait Loki à l'espoir de boire un verre avec l'officier. Et il savait que de son côté, Tony n'était pas indifférent à sa personne. Ce n'était pas une illusion de son esprit issue de mauvaises interprétations, mais bien lui qui le lui avait avoué.

De plus tout semblait aller dans ce sens. Tony n'avait pas lâché son bras, et se tenait très proche de lui. Si proche que si Loki avait juste avancé la tête, il aurait pu déposer un baiser sur les cheveux de son interlocuteur.

Mais le Capitaine résistait à la tentation, comme il le disait lui-même. Si bien que Loki n'avait vu pour le convaincre, que d'user d'un subterfuge. Lors de sa précédente arrestation, il avait parié avec Stark sur le temps qu'il passerait en cellule, le prix du pari étant une invitation à boire un verre. Tony avait misé sur plus de deux heures, et Loki sur moins d'une heure.

Loki avait gagné bien sûr, et Tony lui devait une soirée. C'était un peu sa dernière chance pour le séduire et le convaincre que non, vingt ans d'écart n'était pas infranchissables. Sinon, il abandonnerait, et soignerait son cœur blessé avec ses amis.

« Le huit, finit par dire l'officier. Le soir, après les commémorations. Je suis en repos le lendemain. »

Le sourire de Loki se fit éblouissant.

« Une sortie, tança Stark en agitant l'index. Une seule.

- C'est ça, rit Loki. »

Il dépassa l'autre homme, lui frôlant la hanche de la main au passage, et se dirigea vers la porte de sortie. Mais Stark lui attrapa le poignet.

« Je suis sérieux Loki, dit-il d'un air grave.

- Je sais que tu l'es, répliqua le jeune homme. Mais je saurai te faire changer d'avis. Mercredi soir, à la Lanterne, on dit quoi ? Vingt et une heure ? »

Tony acquiesça et lui rendit son poignet. Loki lui fit un petit signe de main, et sortit du bâtiment.

Bucky l'attendait non loin de l'hôtel de police, derrière un arrêt de bus, à l'abri des regards et du soleil. Loki le rejoignit, marchant d'un bon pas, la tête haute et le sourire aux lèvres.

« Tu as l'air beaucoup trop fier de toi, pour quelqu'un qui vient de se faire engueuler, remarqua Bucky.

- J'ai enfin réussi à obtenir un rendez-vous avec Tony, annonça Loki.

- Félicitation, ricana son ami. Cela ne fait qu'un an que tu essayes. Cela confinait au harcèlement, et tu le sais.

- C'est pas comme si je lui demandais tous les jours, râla Loki mécontent que Bucky gâche son enthousiasme. Je ne connais ni son numéro, ni son adresse et encore moins ses heures de travail. De plus, il était réticent, pas opposé à boire un verre. Je n'ai fait que le convaincre.

- En pariant. Ça c'est de l'argumentation.

- Il n'y a pas de petite victoire, contra Loki sans perdre son sourire. Mais changeons de sujet. Je trouve inadmissible que tu n'aies pas besoin de mon influence pour sortir de garde à vue.

- Ça, pour une surprise, admit Bucky en hochant la tête. Je ne savais pas que Steve était revenu à Rennes.

- Je t'ai toujours parlé du Commandant Rogers.

- J'avais pas fait le lien, figure toi, râla son ami. Et faut dire que tu prononces son nom à la française. Quand on était au lycée, on le prononçait à l'américaine. C'était plus cool.

- Comment vous êtes-vous connus ? Demanda Loki.

- Au collège, mais on se fréquentait pas. Attends. On m'appelle. »

L'homme taciturne sortit son téléphone de sa poche.

« Ouais, c'est bon, on est sortis. Tu m'étonnes. Ok, mais pas longtemps, je suis crevé, et je bosse tôt demain. Ouais, à toute. »

Il raccrocha et rangea son téléphone.

« C'était Nat'. Elle nous attend au 1675. On disait quoi ?

- Ta rencontre avec Rogers.

- Oh, ouais. Donc, on était dans la même classe en troisième, mais on n'était pas amis. En seconde, on n'était pas dans le même lycée. J'étais à Joliot-Curie, et lui à Châteaubriand. On est la dernière génération à avoir connu les vieilles appellations des bacs. Moi j'étais en F1, construction mécanique, et Steve était en A1, lettres et maths. Bref, déjà à l'époque il y avait une rivalité entre les deux lycées, vu qu'ils sont quasi côte à côte. Du coup, je sais pas ce qu'ils avaient fumé à l'époque dans l'administration, mais ils s'étaient dit que ce serait une bonne idée de jumeler deux secondes. C'est tombé sur nos deux classes. On avait des sorties pédagogiques en commun. C'est la seule fois qu'ils ont tenté le coup, parce que pour la première sortie, le car est resté bloqué à un passage à niveau, l'arrière sur les rails. Et forcément, qui étaient les branleurs qui s'asseyaient au fond ? Steve s'en est sorti sans une égratignure, avec toute sa classe. J'étais dans les trois derniers, ceux qui se sont pris le train de marchandises qui passait. Moi j'ai survécu, mais pas les deux autres. Steve est resté avec moi jusqu'à ce que l'ambulance arrive, à me tenir la main, me jurant que j'allais m'en sortir. M'en suis sorti. Pas mon bras. »

Il y avait beaucoup d'amertume dans la voix de Bucky, et Loki resta silencieux. Il savait que la perte de son bras était dû à un accident de la route, mais il n'avait jamais entendu l'histoire dans sa totalité. L'homme sortit un paquet de clopes de sa poche. Loki l'avait toujours vu se débrouiller avec un seul bras, sans jamais avoir besoin d'aide.

« On est devenu inséparable avec Steve, reprit Bucky en s'allumant une cigarette avec dextérité. C'était un gringalet à l'époque, mais il a commencé à changer vers notre terminale. Il s'est étoffé comme on dit, il a pris du muscle et tout. Jusqu'à ressembler à cette espèce de gravure de mode d'aujourd'hui. Sans les cheveux blancs. Bref, on a fait les quatre cents coups. Personne osait rien me dire, parce que j'étais le pauvre gosse de la DDASS qui avait perdu un bras et qui venait de perdre ses repères. Sauf la mère de Steve, Sarah. Qu'est-ce qu'elle pouvait m'engueuler ! Elle est morte juste après que Steve ait eu son bac. Renversée en vélo par un alcoolique en excès de vitesse. C'est ce qui l'a poussé à faire une école d'officier, plutôt que de rentrer en fac de sciences. Puis, il est parti en formation, et on s'est perdus de vue. On n'avait pas Facebook à l'époque pour garder un semblant de contact. Ni de téléphone portable.

- Même pas Copain d'avant quand tu as eu internet ?

- J't'emmerde Loki. Je suis pas si vieux.

- Trente-sept ans quand même.

- Stark en a quarante-trois.

- Il les a pas encore. Mais, je sais. Je craque pour un vieux, admit Loki d'un ton mélodramatique. »

Bucky lui donna une bourrade dans l'épaule.

« Tu le harcèles pas, mais tu connais sa date d'anniversaire ? ricana-t-il.

- Je l'ai apprise par hasard, se justifia Loki. Je crois même que c'est mon père qui en a parlé. »

Finalement, ils ne rejoignirent pas Natasha au 1675, mais place Sainte Anne, où ils prirent le métro ensemble pour rentrer dans leur appartement commun du Blosne, au septième étage d'une tour. Ils étaient tous fatigués par leur journée, malgré l'heure précoce.

La manif' pour tous était repartie. Les familles et les retraités étaient remontés dans leurs bus, espérant un miracle pour empêcher l'adoption de la loi du mariage pour tous à l'Assemblée Nationale en deuxième lecture. Chanter des cantiques à tue-tête permettait de garder le morale.

Et pendant que le bleu et le rose fêtaient une manifestation réussie, le rouge et le noir trinquaient à la résistance contre l'oppression.

Alors que Loki, Bucky et Natasha se préparaient un plateau-repas pour manger devant un film, Rennes la Rouge se félicitait de son action et refaisait le monde dans la plus pure tradition de masturbation intellectuelle. Hélène, Tarmo et Aude, fumant à la fenêtre, comptaient le passage des crânes rasés dans la rue Saint-Georges. Quelques membres de l'UNEF trinquaient au Saint-Michel, dans la rue de la soif. Anna, Tia et Lilah discutaient dans leur appartement, se demandant si elles allaient rejoindre les camarades antifascistes au 1675.

Les colocataires du Blosne regardaient Into the Wild, et somnolaient plus ou moins devant, leurs plateaux vidés de toute substance comestible. Natasha avait préparé une théière de tisane et se réchauffait au contact de son mug, les jambes repliées sous elle dans son fauteuil favori. Bucky était parti de coucher depuis longtemps. Il commençait tôt le travail le lendemain. Si Loki et Natasha étaient toujours étudiants, Bucky lui, était standardiste pour une grosse mutuelle. Natasha avait, elle, un petit boulot, quelques soirs de la semaine, elle travaillait au vestiaire d'une boîte de nuit.

Un téléphone sonna, les sortant de leur torpeur.

« Allô ? Marmonna le jeune homme.

- Loki ? Fit une voix qu'il reconnut immédiatement.

- Tony ? S'exclama-t-il. Comment as-tu eu mon numéro ?

- Je suis flic. Rassure-moi, tu n'étais pas au 1675, ce soir ?

- Non, on est rentrés tôt avec mes coloc'. Pourquoi ? Que se passe-t-il ?

- Des mecs ont attaqué le bar(15). Ils ont foutu de l'essence, ont essayé de mettre le feu, et ils ont attaqué ceux qui prenaient l'air dehors. Y a pas mal de monde à l'hôpital, principalement des blessures bénignes, mais un type a eu le crâne fracassé. Je voulais juste m'assurer que tu n'étais pas parmi les victimes.

- Non, rassure-toi.

- Je serai plus rassuré si tu militais pour le Modem. Au moins, je ne te retrouverai pas dans des situations improbables. »

Loki se mit à pouffer.

« Admets que je perdrai de mon intérêt.

- Vrai. Je dois raccrocher. Je dois gérer mes hommes. Cette nuit va être longue si on a des casseurs qui se baladent dans la ville.

- Bon courage Tony, dit Loki d'une voix douce. A mercredi.

- A mercredi Loki. »

Il raccrocha, le sourire aux lèvres.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? Demanda Natasha.

- Des fascistes ont attaqué le 1675. Il y a des blessés.

- Attends. J'appelle les camarades. »

Inquiets, les deux amis firent le tour de tous ceux qu'ils connaissaient et qui auraient été susceptibles d'être sur place. Ils apprirent que Mohammed, un militant autonome, avait reçu des coups de marteau sur le crâne, et qu'il était pris en charge aux urgences, sans que personne n'ait d'autres nouvelles à son sujet.

Apparemment, un petit groupe de cinq hommes était arrivé en voiture, cagoulés, tenant des bouteilles d'alcool à brûler et des armes contondantes. L'un d'entre eux avait réussi à entrer dans le bar, aspergeant quelques clients d'alcool. Il avait sorti un briquet, mais les personnes autour l'avaient empêché de l'allumer. Pendant ce temps, à l'extérieur, les fumeurs se prenaient des coups de batte de base-ball, et Mohammed s'effondrait, le crâne ouvert. Puis, les cinq malfrats étaient repartis dans leur voiture, et s'étaient enfuis.

Un peu plus tard dans la soirée, une autre nouvelle confirma leurs craintes. Un autre bar, le Papier Timbré, heureusement fermé le dimanche, avait eu sa porte et ses fenêtres attaquées également à coups de batte et de marteau(16). Le petit groupe s'en prenait aux bars connus pour leur clientèle de gauche ou d'extrême-gauche.

Loki envoya un message à Stark, lui listant d'autres endroits où la bande de casseurs pouvait frapper, comme la cour des miracles, ou plus généralement le quartier Sainte-Anne et la rue de la soif. Natasha le regarda faire en ricanant doucement.

« Tu facilites le travail de la police, je n'aurais pas cru cela de toi, fit-elle d'un ton entendu.

- Je ne facilite rien du tout, râla Loki. Il faudra bien que les fascistes se fassent arrêter.

- Tu sais que les autonomes pensent que tu es un indic'. Leur donne pas de munitions aussi facile.

- Je ne suis pas un indic'. J'ai donné plein d'infos aux camarades concernant la police. Je n'ai jamais fait l'inverse, s'énerva Loki.

- Je sais. Mais là, tu renseignes clairement un membre de la police. Je sais, je sais, ajouta-t-elle quand il ouvrit la bouche pour protester. Stark est différent, blabla. Il reste capitaine de police, à la tête de la BAC. La BAC, Loki. Tu sais, les types qu'on déteste parce qu'ils font pas dans la dentelle ?

- Je sais parfaitement de quoi est capable un baqueux(17), cingla Loki. Mais s'ils pouvaient s'en prendre aux fachos pour une fois, je dormirai mieux. »

Ils furent interrompus par le téléphone de Loki qui sonnait à nouveau. Le jeune homme regarda l'écran, surpris de voir le visage de sa mère s'afficher. Il était tard, et il était très rare que Frigga l'appelle après neuf heures du soir.

« Dis-moi que tu es chez toi, et que tu n'es pas sorti ce soir, débita sa mère dès que Loki eut dit 'allô'.

- Je suis chez moi, avec Natasha et Bucky, répondit-il.

- Dieu soit loué, soupira Frigga. Ton père et moi étions très inquiets. Tout va bien ? Odin a dit que tu avais été arrêté. Encore.

- Je vais bien mère. Et je ne fais pas exprès de me faire arrêter, crois-moi. Père a beaucoup hurlé, et je suis sorti. Voilà tout.

- Bon. Il serait tout de même profitable pour tout le monde que tu ne retournes pas dans les cellules du commissariat. Nous te voyons mercredi dans tous les cas.

- Oui, mère, à mercredi. »

Les jours qui suivirent furent un peu particuliers. Si la journée tout semblait normal, le soir, Rennes la Rouge devenait Rennes la vigilante. Galvanisés par la manif' pour tous, et par leurs actions de la soirée du 5 mai, des petits groupes d'extrêmes-droite patrouillaient dans la ville, collant des affiches xénophobes dans des quartiers populaires ou des hommes en chasubles jaunes surveillant les rames de métro(18), soi-disant pour empêcher les agressions, pourtant extrêmement rares dans les transports rennais.

Rennes la Rouge s'était organisée. Les punks ne se promenaient plus seuls. Les bars de gauche étaient surveillés nuit et jour. La Commune, la librairie anarchiste, ne relevait son rideau métallique qu'en cas de présence nombreuse dans ses locaux. Les SMS prévenant de la présence des fascistes allaient vite, et on pouvait s'organiser pour une riposte efficace. Les antifa étaient au front, circulant eux aussi dans la ville pour arracher les affiches et autocollants de l'action française.

Natasha raconta qu'elle avait retrouvé des autocollants du GUD dans la fac de droit, sur les vitres du local de l'UNEF. A Rennes 2, le SLB et Sud-étudiant organisaient un grand collage antifasciste, qui aurait lieu la semaine d'après. Il fallait attendre que les nouvelles affiches soient livrées.

Pendant ce temps, les partis n'étaient pas en reste. Le NPA avait organisé un collectif extraordinaire pour soutenir le CGLBT et les antifa. Ils en profitèrent pour organiser la prochaine action à Notre-Dame-des-Landes, la grande chaîne humaine qui devait faire le tour de la zone. Les cars affrétés par les organisateurs étaient pleins, et il fallait des volontaires pour proposer des covoiturages sur Blablacar. Bucky refusa tout net d'utiliser sa voiture. C'était un modèle spécialement conçu pour son handicap, et il ne voulait pas prendre le moindre risque avec. L'avantage avec le NPA, c'était qu'il y avait beaucoup de professions libérales et intellectuelles en son sein, et il fut aisé de trouver deux ou trois voitures à proposer sur le site de covoiturage.

Les recommandations pour les jours prochains étaient claires : on ne cherchait pas la bagarre avec les milices fascistes, mais on ne se gênait pas pour répliquer si celles-ci cherchaient des noises. Il fallait attendre que les fachos se calment et disparaissent.

OOoooOO

Le mercredi 8 mai, jour férié républicain, commémorant la victoire de 1945 sur l'Allemagne nazie, était un jour important dans la famille d'Asgard. Thor revenait de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or, où il étudiait à l'école nationale supérieure de la police, dans la droite ligne de son père, afin d'assister aux cérémonies. Toute la famille, sur son trente-et-un était tenue d'y être. C'était le genre de moment qui étaient difficiles pour Loki. Il comprenait l'importance de perpétuer le souvenir d'un des épisodes les plus noirs de l'histoire de France, mais il n'adhérait pas à l'idée de commémorer un événement militaire. A choisir, il aurait préféré férier la date de la mort de Jean Moulin, ou celle de la rafle du vel d'hiv'. Pas une date où une coalition mettait une autre nation à genoux pour se partager son territoire comme on se partage un gâteau.

De même, tout le protocole militaire le laissait de marbre. Les défilés chantant, au pas cadencé étaient loin d'être passionnants. Seul le Chant des Partisans lui arrachait des frissons, ce n'était pas un chant militaire, mais bien un chant résistant. Un chant civil. Des civils qui se battaient contre l'ordre établi, contre l'occupant. C'était le genre de symbolisme qui parlait à Loki.

Avec sa mère et son frère, ils n'étaient évidemment pas très bien placés. Les officiels, nombreux, et les anciens combattants, moins nombreux, occupaient toutes les places assises, tandis que les militaires et les policiers se tenaient debout, en formation, autour de l'estrade où allaient être déclamés quelques discours. Les autres, c'était à dire, les familles, les curieux, et tous ceux qui souhaitaient assister à la cérémonie, s'agglutinaient derrière les chaises et tendaient le cou pour apercevoir la préfète se placer derrière le pupitre. Les gerbes avaient déjà été déposées aux pieds des différents monuments aux morts, et désormais, ils étaient réunis devant le Parlement de Bretagne, pour écouter les politiques expliquer pourquoi il est important de commémorer la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et les millions de morts qu'elle aura engendré.

Il était inutile de dire que Loki n'écouta pas un mot du discours de Margaret Carter, qui de toute façon, ressemblait beaucoup trop à celui de l'année passée. Il était très occupé à parcourir les rangs des uniformes du regard, cherchant celui qui faisait battre son cœur. (Venait-il de penser cette phrase ? C'était beaucoup trop mièvre !)

Le Capitaine de la BAC était reconnaissable à son bouc parfaitement taillé, et même s'il était plutôt petit par rapport à Loki ou à certains de ses collègues, son rang le plaçait devant ses hommes, dans une rigidité admirable, la tête haute et le regard fier. Loki le dévorait littéralement du regard, admirant sa posture, son uniforme bleu marine qui devait lui dessiner de superbes fesses (imaginer les fesses de Tony sans se compromettre demandait une sacrée gymnastique mentale).

En bon fils de policier, il connaissait les détails d'un uniforme, les différents galons, et la signification des médailles. Les trois bandes sur les épaules qui informaient de son grade de Capitaine, bandes qu'on retrouvaient sur la casquette, ornée d'un écusson où deux rameaux encadraient un flambeau, la médaille d'argent qui brillait sur sa poitrine et qui récompensait 20 ans de bons et loyaux services, tout cela n'avait pas beaucoup de sens pour le profane, mais pas pour Loki. Lui pouvait déduire que vingt ans de service, et un grade de Capitaine signifiait que l'homme avait dû monter péniblement les échelons de la hiérarchie au mérite et à l'ancienneté, et pas en passant par une école, comme Thor. Sa position à la tête de la Brigade Anti-Criminalité révélait un homme à la volonté de fer, un chef de file qu'il savait respecté par ses hommes et par sa hiérarchie, qui n'avait pas peur de prendre des décisions controversées.

Si Loki n'aimait pas ce qu'évoquaient les forces de l'ordre, et la violence symbolique qu'elles représentaient, il devait tout de même admettre que l'uniforme rendait n'importe qui bien plus sexy. A moins que ce ne soit le soleil de mai (invisible sous la couche nuageuse), qui lui donnait des idées assez mal placées.

Il devait être de toute évidence beaucoup trop distrait, car Thor lui donna un petit coup de coude au moment où la Préfète quitta l'estrade, afin qu'il applaudisse avec les autres.

« Je ne sais pas qui tu regardes comme ça, mais si tu continues de le fixer, il va s'user. »

La tentative d'humour fit lever les yeux au ciel à Loki, mais au fond de lui, il était content que son frère se sente suffisamment à l'aise avec lui et sa sexualité pour le taquiner de manière légère. Thor était le genre d'homme au charisme solaire, un leader naturel, mais qui avait la fâcheuse tendance à prêter une oreille beaucoup trop attentive aux racontars, surtout quand ils étaient colportés par ses amis, amis pas toujours tendres avec Loki. Néanmoins, quand il était mis face à ses contradictions, il prenait le temps d'y réfléchir et changeait son comportement en fonction de ses conclusions. Loki n'avait aucun doute sur le fait qu'il ferait un excellent officier de police en sortant de Saint-Cyr.

La journée parut très longue à Loki. Les discours finirent pour l'heure du repas, traditionnellement mangé au restaurant pour la famille d'Asgard, avec quelques huiles de la région. La Préfète, bien sûr, parfois le Président de la Région, (mais pas cette fois, le morbihannais étant dans sa bonne ville de Josselin), le Maire, et quelques autres pointures politiques et administratives. Malheureusement pour Loki, les subalternes du Commissaire Divisionnaire étaient rarement conviés, et on ne descendait pas au-delà des Commandants de Police. Aucune chance pour que Tony prenne part à ce repas.

Évidemment, l'étudiant ne pouvait pas se soustraire à ce déjeuner, sous peine de s'attirer les foudres de son père et la déception de sa mère. Il subissait sans mot dire, participant hypocritement aux conversations d'un ennui profond ou tout simplement révoltantes pour le militant qu'il était.

Heureusement, son frère le sauva au dessert, rappelant qu'il avait un train à prendre pour rentrer à Saint-Cyr, et demandant à Loki de le raccompagner.

« Merci, dit celui-ci en sortant de les Tourelles, un restaurant huppé à proximité des étangs d'Apigné situé dans un château.

- Moi non plus je n'apprécie pas ces repas, rit Thor en passant un bras autour de ses épaules. Je n'imagine pas ton calvaire mon frère. Et vu ton comportement, celui que tu mangeais du regard tout à l'heure n'était plus que dans ton esprit, n'est-ce pas ?

- Comme si j'avais le béguin pour Delaveau(19). Ne dis pas des choses pareilles ! S'exclama-t-il comme si c'était Thor qui qui avait émis l'idée. Je vais faire des cauchemars. A quelle heure est ton train ?

- Nous avons largement le temps de ne pas arriver à trouver une place à la gare, ne t'inquiète pas. Et même de prendre un café. Tu pourras me parler un peu plus de toi.

- Et toi de même. »

Dans la voiture, Thor raconta qu'il avait rompu avec Sif, pour la troisième fois, parce que celle-ci lui avait fait une crise de jalousie. Apparemment, elle supportait mal la distance qu'impliquait leurs études respectives et avait peur qu'il se rapproche trop de ses camarades féminines. Ce n'était pas la première crise que traversait leur couple, et Loki devinait que ce ne serait pas la dernière.

« Et toi alors ? Demanda Thor alors qu'ils étaient attablés devant un café au sein de la gare de Rennes, un œil vigilant sur la liste des trains à partir. Mère m'a dit pour tes arrestations.

- Ne me fais pas la morale.

- Je ne te fais pas la morale, nia Thor. Comment c'était ? En prison.

- Tu veux savoir comment c'est d'être emprisonné ? S'étonna Loki.

- Cela ne m'arrivera probablement jamais, en tout cas, pas si je veux une carrière réussie. Alors ?

- C'est chiant. Tout le monde m'explique que c'est pas bien, bla bla bla, père me hurle dessus, je lui hurle dessus, puis il appelle quelqu'un pour me mettre dehors en toute discrétion. Si j'ai de la chance, c'est le Capitaine Stark. Sinon, je fais en sorte de passer devant son bureau.

- C'est lui alors ? Que tu déshabillais du regard ?

- Je ne le déshabillais pas, contra Loki. Pas aujourd'hui en tout cas. Il est réticent.

- Tu m'étonnes, ricana Thor. Tu veux une liste de tout ce qui me vient à l'esprit pour qu'il le soit ?

- Non merci, il me l'a déjà faite, cette liste. Néanmoins, j'ai un rendez-vous avec lui. Ce soir.

- Oh, fit Thor faussement impressionné. Conviction ou persuasion ?

- On a fait un pari. J'ai gagné. »

Son frère partit d'un grand rire.

« Je te reconnais bien là mon frère. Mon train est annoncé. Je te souhaite bonne chance avec ton Capitaine.

- Ce n'est pas une question de chance, rétorqua Loki avec un sourire. »

Après une dernière accolade, les deux frères se séparèrent pour reprendre chacun le chemin de leur chez eux.

La Lanterne était un petit bar-restaurant à proximité de la place de la République. Ce qui faisait le charme de l'endroit n'était pas la qualité de sa nourriture ou ses prix ni trop hauts, ni trop bas, mais la salle en sous-sol où se produisaient parfois des petits groupes de musique locaux. Ce soir-là, le groupe ne s'en sortait pas mal du tout, jouant un rock progressif doux, mélodieux, presque mélancolique(20).

Loki, trop heureux de pouvoir passer du temps avec Tony, avait ouvert très vite les hostilités et le draguait très ouvertement, frôlant ses mains, ses épaules, son dos, sa chute de reins. Malheureusement, à la fin du petit concert, il dût se rendre à l'évidence, si Tony semblait sinon apprécier ce traitement, au moins le tolérer, c'était très loin d'être ce que Loki voulait.

« Ne me dis pas que je te drague pour rien, dit-il souriant pour garder la face. »

Intérieurement, il était très loin de sourire. Il avait beaucoup espéré de cette soirée, et elle ne tournait pas selon son désir.

« Tu sais que ce n'est pas possible, souffla Tony en lui lançant un regard d'excuses.

- Donne-moi une seule bonne raison, qui ne soit pas notre différence d'âge, cingla Loki. »

L'étudiant se sentait en colère. Tony ne disait jamais 'Je ne te désire pas car tu es trop jeune pour moi', il disait 'Je ne devrais pas te désirer car tu es trop jeune selon la société', et ce n'était pas correct ! Loki n'en avait rien à faire de ce que pensait la société.

En face de lui, Tony semblait n'avoir pas apprécié son ordre.

« Déjà, je trouve que notre différence d'âge, est une bonne raison en soi, rétorqua-t-il.

- Arrête, t'en as rien à foutre de mon âge.

- Si tu le prends comme ça, d'accord. Peut-être que te mettre devant les faits devrait te remettre les idées en place, dit-il d'une voix polaire. Je suis flic. Tu es un militant d'extrême-gauche anti-flic.

- Je ne suis pas anti-flic ! S'insurgea Loki en colère. Ce n'est pas ce que je défends, ce que nous défendons, et tu le sais !

- Et gueuler ACAB(21) à chaque rassemblement, ce n'est pas être anti-flic peut-être ? Rends-toi à l'évidence Loki, on n'a pas grand-chose en commun. »

C'était comme recevoir une gifle, en moins spectaculaire peut-être, en plus humiliant d'une certaine façon. Loki, qui avait déjà la bouche ouverte pour répondre quelque chose, n'importe quoi, se retrouva complètement pris au dépourvu, incapable d'émettre un son. La douleur du rejet était vive, trop vive. Pour éviter une humiliation plus complète encore, Loki se barricada en lui-même. Son visage perdit toute expression, sa posture se fit rigide et fière, son regard devint glacial.

« Loki, commença Tony d'une voix moins sèche. »

Mais Loki n'avait aucune envie d'entre ce que l'homme avait à dire. Il n'avait pas la volonté d'affronter les mots 'restons-en là'.

« Non, l'interrompit-il d'un ton monocorde. Non, tu as raison. Bien sûr. Je suis désolé de t'avoir fait perdre ton temps. Merci d'avoir tenu ta promesse. »

Sans un regard en arrière, il se leva et saisit son blouson. La déception était amère, mais il saurait faire face avec dignité. Il entendit à nouveau son nom derrière lui, mais la voix était lointaine, et pour cause, Loki était déjà remonté à la surface, et bientôt, il s'éloignait dans l'avenue, en direction de la bouche de métro.

Le trajet ne lui fut d'aucun secours pour calmer la tempête qui sévissait sous son crâne. Il passait successivement et pas toujours dans le même ordre de la colère, à la tristesse, à la déception ou encore au mépris.

En entrant dans son appartement, il retrouva Natasha allongée sur le canapé de la coloc', buvant sa tisane du soir.

« Déjà ? S'étonna-t-elle. »

En entendant ces mots, Bucky sortit de la cuisine où il fumait sa dernière cigarette avant d'aller se coucher. Loki se laissa tomber dans le canapé, entouré de ses deux amis, il put enfin laisser aller ses émotions.

Rien en commun. Il ne pouvait en vouloir à Tony d'avoir la tête sur les épaules, et de résister à une lubie qu'ils savaient tous les deux sans avenir. Ça n'en était pas moins douloureux.

1 Oui, oui, ils ont osé. Les slogans sont vrais.

2 Chanson : A bas l'état policier : (Dominique Grange)

Puisque la provocation
celle qu'on a pas dénoncée
ce fut de nous envoyer
en réponse à nos questions
vos hommes bien lunettés
bien casqués, bien boucliés
bien grenadés, bien soldés
nous nous sommes mis à crier
A bas l'état policier ! [...]

3 Sociaux-démocrates, la mouvance politique majoritaire au PS, et au sein de ses équivalents européens. La sociale-démocratie s'inscrit au sein du capitalisme, en mettant en œuvre une politique sociale, mais sans remettre en question les fondements du capitalisme, et c'est en ça qu'il est difficile de les considérer de gauche. En gros, pour quelqu'un de gauche, la sociale-démocratie, c'est un pansement sur une jambe de bois. C'est s'occuper des symptômes, sans s'occuper des causes du mal.

4 Diminutif usuel de « organisation ». Tu l'avais deviné.

5 Je ne sais pas si les membres du NPA disaient de la Gauche Unitaire qu'ils étaient des traîtres. Au début, il y avait la LCR, la Ligue Communiste Révolutionnaire, puis il y a eu refonte et scission (pour une raison que j'ignore et j'ai pas beaucoup cherché). Le plus gros de la LCR est devenu le NPA, et une petite partie est devenue la GU (qui ensuite s'est fondue dans le groupe Ensemble du Front de Gauche. Oui c'est dur à suivre).

6 Militants de gauche, starter pack. Au niveau au-dessus, remplacez simplement l'écharpe par un keffieh palestinien.

7 Véridique. GUD : Groupe Union Défense. Groupuscule d'extrême-droite, dans le milieu étudiant, souvent violent.

8 Si ce sujet t'intéresse, je te conseille le documentaire « Antifa chasseurs de skins » disponible dans son intégralité sur Youtube.

9 En vrai, je ne sais pas exactement comment cela s'est passé puisque je n'étais déjà plus sur place. C'est ce qui me paraissait le plus plausible.

10 Véridique. Il y avait eu quelques malaises, des personnes s'étaient évanouies, mais les CRS ont refusé de les évacuer.

11 La sortie est également romancée. On m'a dit que cela s'était passé comme ça, mais je n'étais pas là pour le voir.

12 Un bon sac de militant comprend des feutres et des stylos (piqués dans les administrations pour la plupart), du scotch et du papier, ainsi que d'un bloc de tracts de la dernière campagne menée.

13 J'ignore totalement si ce jour-là, il y a eu des arrestations. Mais c'est probable.

14 Non, il n'est pas Capitaine. Il a un grade au-dessus.

15 Rumeurs. Je ne sais pas ce qui est vrai de ce qui est faux dans cette histoire. Impossible de trouver quoi que ce soit sur internet à propos d'attaques de bar (d'autant que ce serait de toute manière anachronique. Les attaques n'auraient pas eu lieu ce soir-là.). De ce que je sais, une liste des bars de gauche de Rennes a circulé sur des sites d'extrême-droite, avec des appels à casser du gauchiste. Les événements dont je parle sont des rumeurs que j'ai entendu, et dont je ne connais pas l'authenticité.

16 Idem. Je n'ai rien trouvé sur une attaque de ce bar (qui aurait eu de toute façon lieu quelques jours, voire quelques semaines après la manif' pour tous). C'était une rumeur persistante pendant un bout de temps, et j'ignore si elle est vraie.

17 Je ne sais pas si tu te rends compte à quel point la BAC est détestée dans le milieu militant. Tu as d'une part la répression en manifestation, représentée par les CRS, et hors manif', la répression est représentée par la BAC. Certains militants se sont fait taser sans sommation par exemple. Ou frappés, ou arrêtés arbitrairement. C'est aussi cette brigade qui est utilisée pour intervenir dans les quartiers dits « sensibles » et qui donc cristallise la colère des victimes de violences policières. Que Tony soit Capitaine de la BAC, c'est pas rien (et c'est aussi un petit rappel au fait que les victimes collatérales des Avengers sont très peu abordées).

18 Anachronique. Cette « action » sera menée un an plus tard par les identitaires dans une opération « anti-racaille ». Autant dire que racaille voulait dire magrébin ou semblant l'être dans leur langage.

19 Le maire de Rennes à l'époque.

20 Arhios. Va jeter un œil à leur chaîne Youtube, ça vaut le coup !

21 All Cops Are Bastards