Titre : Perdu et Retrouvé
Auteur : Ambrevale
Résumé : Jimmy Blake a un job, des amis, un petit appartement et aucun souvenir qui n'excède six mois. Mais peut-il échapper à son passé ? Le veut-il réellement ? Dean/Castiel, spoiler saison 5
Chapitre 1 : Pénombre
« A défaut de pardon, laisse venir l'oubli »
A. De Musset.
Le bar était presque vide, à part quelques habitués. Il était encore tôt. Jimmy nettoyait consciencieusement le comptoir en bois laqué tout en discutant avec Kim. La jeune femme buvait lentement une bière, en balançant ses jambes enveloppées dans un jean noir.
-Et bien sûr je lui ai dit d'aller se faire foutre.
-Bien sûr, répondit Jimmy, un sourire indulgent aux lèvres.
Il promenait ses yeux bleus azur sur la surface du bar, veillant à sa propreté avant le rush de huit heures. Kim racontait souvent des mensonges, ou en tout cas des exagérations, lorsqu'elle avait honte que sa timidité l'ait empêchée d'agir comme elle l'aurait voulu. Il ne lui en tenait pas rigueur. Elle avait des raisons d'être complexée. Elle était ronde à la limite de l'obésité, et elle avait subi moqueries et quolibets depuis l'école. Les enfants pouvaient être cruels, ou du moins, c'est ce que Jimmy avait entendu dire. Ca n'était pas comme s'il se souvenait de ses années d'école. En fait, il ne se souvenait de rien avant les six derniers mois. Il s'était réveillé sur le bord d'une route, désorienté, vêtu d'un costume froissé, d'une chemise déchirée et d'un trench-coat taché de sang. Il n'avait aucun souvenir de sa vie passée ou de comment il était arrivé là. Et il avait cette sensation, comme s'il ne devait absolument pas chercher à savoir, un sentiment de culpabilité et de colère si fort, mêlé à un désespoir si grand, qu'il n'avait qu'une envie, tout reprendre à zéro. Mais il ne savait pas où aller, ni quoi faire.
-Je te jure, des fois, j'aimerais les étrangler ! Putain, on est pas leurs esclaves, je bosse là okay, mais je fais pas apparaître les vêtements par magie !
Jimmy hocha distraitement la tête, tout en continuant à se remémorer. C'était sur cette même route que Rick l'avait trouvé.
Richard Blake, 46 ans, était un vétéran des deux guerres d'Irak et de l'Afghanistan. Il avait été mis à la retraite par l'armée après avoir eu la jambe explosée par une roquette et, pour vivre, il avait ouvert un bar, le Brokenrealm. Mais il supportait très mal son handicap et avait plongé dans l'alcool, avant de finalement réussir à en sortir à peine une année plus tôt. Il ne savait que trop ce que c'était que de vouloir reprendre sa vie depuis le début. Lorsqu'il avait trouvé cet homme étrange qui, d'un air hésitant, lui avait dit s'appeler Jimmy et ne se souvenir de rien, il l'avait pris sous son aile. Il ne pouvait plus tenir son bar, pour des raisons évidentes, et avait embauché Jimmy et une autre fille paumée, Maria, qui luttait contre son addiction pour le crack. Il les surveillait de loin et s'occupait des affaires financières de l'établissement, rebaptisé pour l'occasion le FinallyFree, dans son bureau à l'étage.
-Tu sais, Jim, j'en suis à ça…
Kim mima un espace entre son pouce et son index.
-A juste ça de foutre un laxatif dans les bonbons qu'on distribue gratuitement à la caisse ! Ca me ferait bien marrer tiens !
Jimmy fit un tour d'horizon du bar, vérifiant que tout était en ordre. La jeune serveuse blonde servait deux vodka pomme à une table, avec un mouvement suggestif des hanches. Il fronça un peu les sourcils. Depuis que Maria était partie en cure, c'était Lucy, une ex-prostituée qui voulait sortir du milieu, qui l'avait remplacée. Il secoua un peu la tête et revint à la brune à son bar.
-Une telle action ne serait pas très profitable aux affaires de ton commerce…
-Oh, ça va, grogna Kim en levant les yeux au ciel, tu sais que je le ferai pas.
Jimmy avait vite pris ses marques, même s'il se trouvait parfois confronté à des incompréhensions si étonnantes que Rick secouait la tête, se demandant s'il n'avait pas des séquelles cérébrales suite à ce qui lui était arrivé avant leur rencontre. D'abord, chaque fois qu'il mangeait, touchait, sentait quelque chose de nouveau, on aurait dit que c'était la première fois, comme s'il n'avait jamais réellement eu l'expérience de quoi que ce soit. Il ne comprenait absolument rien aux plus simples procédures administratives, ce qui avait obligé Rick à le conseiller pour trouver un appartement ou gérer son premier bulletin de salaire. Il ne connaissait rien aux classiques du cinéma, et ne comprenait même pas les références à Grease ou Die Hard. Il parlait toujours de façon très littérale, comme s'il ne maîtrisait pas les mécanismes et subtilités de la langue. Et il flanchait, ou prenait une expression nostalgique, chaque fois que l'envie prenait à quelqu'un de brancher du Led Zeppelin ou du Metallica sur le jukebox. Cependant, il apprenait vite, exceptionnellement vite. Rick se demandait parfois s'il n'était pas une sorte de génie…
Mais l'un dans l'autre, avec ses yeux bleus innocents et son demi-sourire malicieux, Jimmy attirait les clientes. Et les clients. Rick n'avait pas vraiment eu de problème avec ça lorsque, de par sa localisation, son bar était devenu plutôt gay-friendly, puis lesbian-friendly. Il n'avait pas ce genre de préjugé malgré son passé dans l'armée. Un client est un client. Son expérience de la vie l'avait rendu plutôt tolérant. Il continuait à les appeler avec des noms péjoratifs et à grogner comme un vieil ours, par reflexe, mais son bar était accueillant et chaleureux pour toutes les couleurs, y compris celles de l'arc-en-ciel.
Et, une fois ou deux, lorsqu'il y avait eu des incidents avec des poivrots ou des hommes en mal de bagarre, homophobes ou juste bourrés, Jimmy avait prit une expression si sévère et intimidante que les fauteurs de trouble y avaient réfléchi à deux fois. Il n'était pas très bavard, ni très ouvert, mais Rick savait ce que c'était de ne pas vouloir ou même pouvoir s'ouvrir aux autres. L'homme faisait son boulot, plutôt bien, et c'est tout ce que Rick voulait.
Jimmy rangea le dernier verre, avant d'en sortir un différent et de se servir une vodka lemon. Kim finit sa bière et lui fit signe de lui en servir une autre. Il posa la bouteille devant elle, ainsi que des gâteaux secs.
-As-tu décidé d'un thème de travail pour ta thèse ?
La jeune femme secoua la tête et haussa les épaules.
-A quoi bon ? Je suis pas sûre d'y arriver de toute façon.
Jimmy fronça les sourcils
-Tu ne vas pas continuer cet emploi d'hôtesse de vente pour le restant de ton existence ?
Elle fit une grimace et but une autre gorgée.
-On appelle ça une « vendeuse », Jim. C'est un bon job… Et me dis pas que je pourrais faire mieux, j'ai ma mère pour ça. Je pense pas en être capable, ok ?
Le barman soupira et hocha lentement la tête. C'était inutile d'argumenter avec Kim quand elle en était à se renfrogner, ses yeux verts se voilant, et son visage se tendant en une expression bornée. Cette expression, et ses yeux… Jimmy ressentait toujours quelque chose, comme un pincement au cœur, quand il la voyait ainsi, sans trop savoir pourquoi. Ca remuait quelque chose dans ses souvenirs. Mais chaque fois qu'il se concentrait pour savoir de quoi ou qui il s'agissait, tout s'évaporait. Une femme entra dans le bar, de taille moyenne, avec des cheveux roux flamboyants, des yeux noisette pétillants, et une robe noire mi-longue qui dévoilait de belles jambes effilées. Elle traversa le bar pour aller s'asseoir à une petite table éclairée par une bougie. Kim la regarda passer avec une envie mal dissimulée.
-Tu devrais peut-être lui offrir un verre, suggéra Jimmy à mi-voix.
Kim le regarda comme s'il lui était poussé une deuxième tête.
-T'es dingue, siffla-t-elle. Même si elle est lesbienne, et franchement j'y crois pas, tu sais les chances qu'un canon pareil finisse avec une meuf comme moi ? Zéro ! Niet ! Nada !
Elle fit deux zéros de ses mains pour illustrer son propos avant de se replonger dans sa bière, ses lèvres plissées dans une expression amère.
-Tu sais pas ce que c'est, marmonna-t-elle finalement. Tu pourrais avoir toutes les meufs que tu veux, mais quelqu'un comme moi ? Faudrait que la fille soit bravement amoureuse pour vouloir toucher mes bourrelés. Parce qu'à part les pervers qui voient que la taille de mes seins et les vieux lubriques…
Jimmy la regarda avec sérieux et posa la main sur son bras.
-Moi, je sais ce qu'elles ratent.
La jeune femme eut un demi-sourire en posant la main sur la sienne.
-Ouais. Dommage que je sois pas hétéro, hein ? Je suis sûre qu'à ton bras, j'en rendrais plus d'une jalouse. Au fait, c'est quand que tu te trouves une meuf toi ?
Jimmy baissa les yeux et retira sa main.
-Je te l'ai dit, ça ne m'intéresse pas.
-Arrête, Jimmy, tu vis comme un moine depuis que je te connais, c'est pas sain ! Tu sais, si c'est juste une histoire de nichons versus une bonne queue, il y a plein de mecs qui seraient ravis de passer du temps avec toi, hein ?
L'homme secoua la tête, et commença à préparer le Martini commandé par la rousse avant de le donner à Lucy pour qu'elle aille le servir.
-Je sais que je ne veux pas avoir de relation amoureuse, expliqua-t-il finalement. Je ne veux pas.
Kim se pencha en avant, une expression inquiète adoucissant ses traits.
-Tu crois que c'est en rapport avec ton passé ? Comme si t'avais perdu ta femme ou un truc du genre ?
Après une brève hésitation, Jimmy hocha la tête.
-J'ai l'impression, confia-t-il lentement à voix basse, qu'il y a déjà quelqu'un ou plutôt il y avait… Mais je ne peux me souvenir. Et je ne veux pas me souvenir. Je crois que cette personne m'a fait mal, très mal.
-Y a pas pire que d'être déçu par quelqu'un qu'on aime fort, acquiesça Kim avec un pauvre sourire. Peut-être qu'elle t'a trompé… Enfin, on est beau tous les deux, hein ?
Jimmy hocha la tête avant de lui resservir une nouvelle bière. Kim avait la constitution d'un camionneur quand on en venait à la bière, et il savait qu'elle en boirait encore beaucoup d'autres avant de quitter le bar.
Jimmy ouvrit la porte de son petit deux pièces et entra d'un pas lent. Il était épuisé. La soirée avait été longue. Il s'était avéré que Kim avait raison, la rousse n'était pas lesbienne. Par contre, elle avait choisi le FinallyFree – peut-être avait-elle trouvé le nom approprié ? – pour rompre avec son petit ami, une armoire à glace d'un mètre quatre-vingt quinze. Et celui-ci l'avait plutôt mal pris. Jimmy avait dû intervenir pour le calmer, et le géant s'était retrouvé tout surpris quand ce petit bonhomme aux grands yeux calmes l'avait maintenu au sol par le poignet avant de le jeter dehors manu militari. Jimmy ne savait pas comment ni pourquoi il était si fort, mais cela faisait partie des choses qu'il acceptait sans se poser de question.
Impala vint immédiatement se frotter contre sa jambe. Il avait trouvé le chaton noir aux yeux jaunes à moitié mort de faim dans les poubelles à côté de son immeuble et l'avait adopté. Lorsqu'il l'avait vu, il avait pensé « Impala » sans savoir pourquoi. Mais le nom sonnait bien pour la chatte, alors il l'avait gardé. Il se baissa pour la caresser et elle ronronna de plaisir avant de sauter sur le petit plan de travail à côté de l'évier de la cuisine. Elle lui lança un regard expectatif et Jimmy eut un léger sourire. Il enleva son trench-coat puis le posa sur le porte-manteaux avant d'aller ouvrir le petit frigo et d'en sortir une boîte de pâtée. Il l'ouvrit et la posa devant la chatte qui se mit à manger goulûment. S'étirant, il prit son téléphone pour commander du chinois. Il commandait presque tous les soirs. Il n'aurait pas pu cuisiner ne serait-ce que des œufs même si sa vie en dépendait. Heureusement, il était plus doué en ce qui concernait les boissons. Une fois sa commande passée, il s'ouvrit une bière et alla s'asseoir, un livre à la main. Il ne lisait que des romans réalistes modernes. Il était mal à l'aise dès qu'il touchait un livre, un film ou une série historique, fantastique ou de science-fiction. D'ailleurs, il n'avait pas la télé et ne lisait pas les journaux. Tout le monde s'accordait pour dire que le monde allait très mal, et il n'avait pas besoin de ce poids-là en plus.
Il en allait de même pour tout ce qui avait attrait à la religion, de près ou de loin. Il avait déterminé qu'il croyait en Dieu, mais il n'osait pas s'approcher d'une église ou d'un symbole quelconque. Comme s'il avait honte. Il ne voulait pas y penser, mais il était sûr qu'avant de perdre la mémoire il devait avoir fait quelque chose de si grave, de si blasphématoire, que Dieu devait le haïr. Mais d'un autre côté, il avait l'étrange sensation que Dieu se fichait de tout, et de lui, comme d'une guigne. Du coup, il ne priait jamais et gardait la tête basse chaque fois qu'il passait près d'un symbole de culte, en particulier des croix chrétiennes.
Une heure plus tard, il jetait les reliquats de son repas avant de faire une rapide toilette et de rejoindre sa petite chambre. Il s'allongea dans son lit et posa son regard sur le ciel étoilé, par la fenêtre. Le store était cassé, et il n'avait jamais voulu le réparer. Le ciel était d'un bleu violacé, annonçant l'aube prochaine, mais la lune brillait toujours. Jimmy soupira. Parfois, il avait l'impression que sa place était là-haut, parmi les étoiles. Mais dès qu'il pensait ça, la culpabilité revenait en flèche. Il ferma les yeux, et s'endormit en caressant distraitement Impala.
Des yeux verts ardents, une bouche charnue, mais un regard vide…
-Je me serais rebellé pour ça ? Pour que tu puisses te donner à eux ?
Colère, rage, fureur, désespoir… Violence, tant de violence… Tu n'as pas le droit de me faire ça ! D…D… Comment peux-tu ? Comment oses-tu ? Blesser ! Faire mal ! Il ne me reste rien !
-Cas ! Arrête !
Du sang, que coule ton sang, je te hais ! Je n'en peux plus !
-J'ai tout donné pour toi ! Et c'est ça que tu me rends ?
Je pourrais te tuer… Facile, si facile… Ne plus tenir mes coups et tu mourrais! Je veux que tu meures… Je veux te voir mourir…
Je veux mourir…
Il ne me reste rien.
Jimmy se réveilla en sueur, le lit dans un état de chaos absolu. Il haletait et des larmes coulaient le long de ses joues. Mais il ne parvenait à se souvenir que de bribes de son rêve. Juste cette sensation. Quelqu'un, quelque part, l'avait réduit à néant.
D… De…
Son nom échappait à Jimmy, tandis que les lambeaux de sa mémoire s'éloignaient inexorablement de sa conscience.
Cas… Qui était Cas ? Casti…
Non ! Non ! Non !
Il ne devait pas se souvenir ! Il ne voulait pas !
Il se leva, changea les draps, alla chercher un verre d'eau, prit un somnifère et revint se coucher. Il ne voulait plus rêver.
Et il ne voulait pas se souvenir.
A dix heures trente du matin le lendemain, Jimmy était assis sur l'un des fauteuils du Starbucks voisin, en train de faire machinalement des mots-croisés en attendant Kim. C'était son jour de congé, et Jimmy n'était pas attendu au FinallyFree avant dix-sept heures, ils avaient donc prévu de passer la journée ensemble. Kim était en retard bien sûr. La jeune femme était toujours en retard, c'en était pathologique. Mais le barman était habitué. Il sirotait son mochaccino, savourant le goût doux-amer tout en balançant la tête au rythme de la musique diffusée par les haut-parleurs.
-Hey, Jim !
Il leva la tête et adressa un demi-sourire à Kim qui venait de s'asseoir à côté de lui. Elle portait une robe violette sombre et une veste noire, ses cheveux bruns relevés dans un chignon fait à la hâte. Elle posa un frappucino devant elle et son sac à ses pieds.
-Alors, ces mots-croisés, ça dit quoi ? demanda-t-elle en se penchant sur son épaule.
Jimmy lui montra le résultat, pour se retrouver confronté à un drôle de regard venant de sa compagne.
-Quoi ? Questionna-t-il curieux.
Elle leva la main et posa un ongle peint en violet sur l'une des lignes.
-Là, la définition c'est « Contraintes à l'errance », et si je me trompe pas, d'après les lettres, ça devrait être « égarées » avec « é-e-s » à la fin. T'as marqué « Castiel ». C'est quoi Castiel ? On dirait un faux nom d'ange. Enfin, je veux dire, s'il y a un ange qui s'appelle comme ça, je le connais pas.
Ange ? Castiel ? Jimmy ferma violemment les yeux sous le choc. Castiel. Castiel. Non. Non ! Non ! Il ne voulait pas se rappeler! Et puis c'était absurde non ?
Sans paraître remarquer son trouble, Kim poursuivit :
-Et là, en VII horizontal, quatre lettres, la définition c'est « compagnon ». Vu le mot « attraper » en vertical, ça devrait être « pair » là. Pourquoi t'as marqué « Dean » ? Tu fais de l'écriture automatique ou quoi ? C'est qui ce Dean ? A moins que tu penses au « dean » d'une faculté. Mais pourquoi « compagnon » alors ? Et ici, je comprends encore moins : « sacrifice accepté de soi-même ». Entre parenthèses, c'est évident que c'est « abnégation », tu les prends pour 6-8 ans tes mots-croisés ? Mais t'as marqué « winchester ». Tu m'expliques ce qu'une carabine de la guerre de Sécession vient faire là-dedans ?
Jimmy jeta le magazine dans la poubelle si vite et avec une telle brusquerie que Kim s'écarta un peu, comme si elle avait eu peur qu'il ne la blessât. Mais il n'était pas furieux, il était mortifié.
-Je ne veux pas entendre ces noms. Jamais.
Kim se mordit les lèvres.
-Ooookay… Bon, ciné ?
Jimmy acquiesça et récupéra sa boisson.
-Voir quoi ?
-Ils font une rétrospective Woody Allen au Starlight. The Jade Scorpion, tu l'as vu ?
Jimmy secoua la tête.
-Alors, move. Il est génial ce film !
Kim avait les larmes aux yeux de rire lorsqu'ils ressortirent de la salle obscure. Jimmy lui-même souriait largement en se remémorant les meilleurs passages du film. Bras dessus, bras dessous, ils quittèrent la rue du petit cinéma pour rejoindre le centre commercial voisin.
-L'Apocalypse est proche mes frères, les anges m'ont parlé !
Jimmy s'arrêta net, ses yeux s'élargissant et son souffle s'accélérant.
-Jim ?
L'Apocalypse… L'Apocalypse… Le mot se réverbérait en lui, évoquant un flot d'images trop rapidement disparues pour être nettes. Il secoua la tête, tentant de les chasser. Et toujours ces yeux verts, ce regard vide. Un heurt le ramena à la réalité. Kim le secouait par les bras.
-Hé, Jimmy ! Tu me fais peur, mec ! Qu'est-ce qui t'arrive ?
Il secoua doucement la tête et força un sourire.
-Tout va bien, Kim. J'ai juste eu un instant d'égarement.
La jeune femme le lâcha et posa une main sur sa poitrine avec un soupir soulagé un peu théâtral.
-Bon. Si tu te remets à parler bizarrement, c'est que tout va bien, hein ?
Elle passa à nouveau son bras sous le sien et l'attira vers une petite pizzeria.
-Aller, à table ! Ca te remettra d'aplomb !
-'tain, Jim, Pizza double portion de viande. Ta passion pour la viande rouge est limite flippante !
Jimmy secoua la tête avec un sourire.
-Tout comme l'est ton affection immodérée pour le chocolat.
-Oui, mais ça, c'est une passion normale, pontifia Kim en levant un doigt d'un air docte. Et puis, ça ne concerne que le chocolat lait noisette, je te ferai dire !
Ils descendirent d'un étage pour rejoindre la sortie, mais Jimmy s'arrêta avec un air ennuyé.
-J'ai oublié mon téléphone cellulaire à notre table.
-Si tu avais dit un « portable » comme tout le monde, tu aurais déjà eu le temps d'aller le chercher et de revenir. Allez zou, vas-y. Moi je vais me griller une clope dehors en t'attendant.
Le barman acquiesça et repartit en arrière. Il remonta rapidement les escaliers et retourna au restaurant. Chaque fois qu'il devait faire quelque chose rapidement, il ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il pourrait y être beaucoup rapide. Mais il ne savait ni comment, ni pourquoi. Il secoua la tête, chassant la pensée dérangeante.
Une fois son portable récupéré, il rejoignit l'extérieur, et fronça les sourcils en voyant trois jeunes hommes autour de Kim. Pantalons tombants, l'œil arrogant, la casquette sur le côté, ils ricanaient en se dandinant de cette manière si particulière aux jeunes, qu'ils devaient trouver très « cool » mais que Jimmy trouvait juste ridicule.
-Hé, le gros cul, tu sais qu't'es immonde ?
Kim le foudroya du regard, en essayant de sortir du demi-cercle. Le sang de Jimmy ne fit qu'un tour lorsqu'il comprit que même ces abrutis et leurs commentaires au ras du plancher blessaient son amie.
-Laissez-la tranquille.
Il écarta fermement l'un des jeunes et se planta à côté de Kim. Les trois idiots semblèrent un instant déstabilisés, mais, jugeant probablement que leur nombre leur conférait l'avantage, poursuivirent :
-T'es son petit ami ? P'tain, mais comment tu peux baiser un truc pareil ? T'aimes la graisse ?
Jimmy pencha la tête sur le coté et son visage se durcit encore davantage.
-Je vous ai dit de la laisser tranquille. Je ne le répéterai pas. Allez-vous en, tout de suite, ou vous allez le regretter.
-Jimmy, murmura Kim, inquiète.
-Oui, Jimmynou, écoute ta grosse pouf, ou c'est toi qui va le regret…
Il n'eut pas le temps de finir. Jimmy lui décocha un crochet du droit qui l'envoya immédiatement au sol. Passé la surprise, les deux autres se jetèrent sur lui. Jimmy ne se laissa pas déphaser. Il attrapa le premier par le col de son tee-shirt et lui décocha un coup de tête qui le mit K.O. Puis il empoigna le suivant par la peau du cou, et lui assena un coup de genou dans le ventre avant de le redresser et de presser la paume de sa main contre son front. Confus, il regarda alors que rien ne se produisait. Il ne savait pas pourquoi, mais il était sûr qu'il aurait dû se passer quelque chose. Il finit par secouer la tête et lâcher l'homme, qui tomba à genou en se tenant les côtes, gémissant.
-Jimmy ! Cria Kim, cette fois-ci réellement affolée. Arrête !
Le barman se tourna vers elle, et elle frémit devant l'inhumanité, l'impassibilité marmoréenne de son regard. Il la regardait comme s'il ne la voyait pas. Comme si elle ne comptait pas. Puis, soudainement, il cligna des yeux, et ce fut Jimmy à nouveau. Son Jimmy, avec son regard calme et son demi-sourire.
-Viens, Kim. Rentrons au bar.
Ravalant sa salive, elle hocha la tête et prit son bras en hésitant. Ils quittèrent les lieux, et Kim fit une petite prière pour que les trois blessés ne portent pas plainte.
Lucy avait mis une minirobe rouge vif et s'était sur-maquillée. Jimmy lui lança un regard vaguement désapprobateur en prenant son poste derrière le bar. Kim avait préféré rentrer, prétextant un mal de tête. Toutefois, il savait que c'était à cause du comportement dont il avait fait preuve un peu plus tôt. Rétrospectivement, il s'en voulait. Il aurait pu, non, il avait sérieusement blessé les trois hommes. Ca aurait pu lui attirer des ennuis, à lui et à Kim aussi. C'était une chose de faire le videur au bar, et une autre de prendre trois hommes de front dans la rue. Maintenant, Kim marchait sur des œufs avec lui. Comme si elle avait peur.
Il espérait qu'elle lui pardonnerait. Il n'avait qu'elle comme amie, et n'en voulait pas d'autre.
Il servit le Cosmo que la blonde, qui le dévorait des yeux au bar, lui avait commandé. Il ignora ses avances, comme il le faisait toujours, sereinement. Esteban, un autre habitué, patron du salon de coiffure voisin, s'installa à son tour au bar avec un gros soupir.
-Quelque chose ne va pas, Esteban ? Questionna Jimmy en lui servant son Pink Lady.
-J'ai dû virer Julia aujourd'hui. C'est la crise, mon vieux. J'ai plus les moyens de payer toutes mes filles.
Esteban n'avait que des employées féminines, prétendant que les femmes travaillaient mieux. Ca aurait pu paraîre suspect, s'il n'était pas aussi homosexuel que ne le déclamait son tee-shirt « I'm Gay, Kiss me Hot Stuff! » rose.
-T'as vu l'épidémie de rhume ? C'est encore plus virulent que le SIDA il paraît, et là, même les préservatifs te protègent pas. J'te jure, plus ça va, pire c'est. Entre la Corée du Nord, le terrorisme et les catastrophes naturelles, pas besoin d'apocalypse ! On va détruire le monde à nous tous seuls ! Et cette putain de crise financière en prime !
Jimmy essuya plus rapidement le verre qu'il avait en main. Il ne voulait pas parler de ça. Mais Rick lui avait bien expliqué qu'une partie du boulot consistait à servir d'oreille attentive au client, quoi qu'il puisse déblatérer.
-Ca finira bien par se régler, intervint Lucy, qui venait récupérer une autre commande.
Elle secoua ses mèches blondes et posa les coudes sur le bar, en attendant que Jimmy ne lui serve les deux bières.
-Oh, chérie, coupa Esteban avec un air dramatiquement désolé, ce maquillage et cette robe, ça te va pas du tout ! C'est complètement out-of-fashion !
-Occupe toi de tes fesses, 'steban, rit la jeune femme en partant avec sa commande, ou mieux, de celles de ton mec !
Jimmy secoua doucement la tête avec un sourire amusé face à leur manège. Il était étonnamment bien. C'était pour de tels moments qu'il aimait travailler là, même s'il se sentait perpétuellement comme un étranger.
-Et c'est franchement flippant, reprit Esteban à l'attention de Jimmy, t'as vu ce qui est arrivé au centre de distribution des vaccins ?
Jimmy nia de la tête.
-Il y a eu un attentat terroriste la semaine dernière ! Des types sont rentrés, ont assassiné plein de gens et ont foutu des bombes partout. Pfiout, tous les vaccins sont partis en fumée. La police pense que c'est à nouveau Al Qaeda, mais il y a eu aucune revendication et les témoins disent que les mecs étaient caucasiens. Franchement, moi, ça me fait peur. En plus, d'après la fille qui s'en est sortie, certains des employés ont forcé d'autres à se faire piquer par les vaccins et ils ont commencé à agir bizarrement. Sur le net on dit que c'est des cracks, mais je mettrais pas ça au dessus du gouvernement de faire ce genre de saloperies.
Croatoan.
Jimmy secoua la tête pour chasser le mot qui venait de surgir dans son esprit. Ca ne voulait rien dire.
Croatoan virus…
Pourtant, lorsqu'il repensait à ce qu'avait dit Esteban, c'est ce qui lui venait en tête. Il fronça les sourcils.
-Qu'est-ce qu'y a ma grande ? Questionna Esteban en levant un sourcil. On dirait qu't'as avalé un citron.
Jimmy secoua à nouveau la tête et lui adressa un demi-sourire un peu crispé.
-Rien. Tout est normal.
L'hispanique fit une moue dubitative mais haussa les épaules et revint à son Pink Lady. Quelques minutes plus tard son compagnon, Luc, vint le rejoindre et les deux hommes se lancèrent dans un ardent débat sur la nouvelle pub Dior et la coiffure du mannequin qui y figurait. Kim disait souvent, avec une grimace, qu'elle n'avait jamais vu deux homo plus gay qu'eux deux. Jimmy n'aurait pas su juger – il n'avait pas les références pour –, mais il avait beaucoup d'affection pour le couple. Il servit un martini à Luc et prit note de commander plus d'olives lors du prochain ravitaillement. Lucy se joignit au débat, puisqu'aucun client ne requérait son attention, et Jimmy se laissa aller à contempler la rue par la fenêtre. Il n'aimait pas que, de plus en plus ces derniers temps, des souvenirs de son passé se mettent à ressurgir.
Il ne voulait pas se rappeler.
Et puis, les trois quarts du temps, ces souvenirs n'avaient aucun sens. Peut-être que Rick était dans le vrai. Peut-être qu'il avait des séquelles cérébrales de ce qui lui était arrivé avant son réveil. Pourquoi sinon rêvait-il d'une force illimitée, de voyager sans se déplacer, de voler ? Peut-être que ses souvenirs étaient si atroces qu'il les transformait dans sa tête ? Il ferma les yeux avec un soupir et revint à son travail.
Il termina son service à 2 heures du matin et nettoya puis ferma le bar après avoir dit bonne nuit à Rick et Lucy. Sur le chemin du retour, il s'arrêta dans un 7 eleven pour acheter de quoi manger et une nouvelle boîte de pâtée pour Impala. Il considérait la différence entre Pro plan chaton et Whiskas chaton lorsque son téléphone sonna. Glissant les deux boîtes dans son panier, il ouvrit l'engin et le porta à son oreille.
-Allo ?
-Jimmy, c'est Kim.
Il posa son panier sur le comptoir et fit signe au vendeur de lui compter les produits.
-Bonsoir.
-Ecoute… Je suis désolée pour tout à l'heure, j'ai réagi un peu rudement. C'est juste que… Tu sais que moi et la violence, ça fait trente-six. Mais je voulais te remercier de m'avoir défendue. Je… En fait, je suis en bas de chez toi là. Je peux monter ?
-Attends-moi. Je fais quelques achats, j'arrive dans les minutes qui suivent.
-Okay.
Il raccrocha et paya ses courses. Il traversa la courte distance qui le séparait de son appartement, et effectivement, Kim l'attendait, une cigarette en bouche et l'air ennuyé. Elle jeta son mégot et lui offrit un regard un peu embarrassé. Il lui adressa un signe de tête avant d'ouvrir la porte de son immeuble et de monter les deux étages jusqu'à son appartement. Une fois à l'intérieur, il désigna le petit canapé dans le salon-séjour et partit dans la cuisine pour nourrir Impala qui ne semblait pas ravie de cette visiteuse inattendue. Kim n'était jamais venu chez lui, même si elle connaissait son adresse. Personne ne venait jamais chez lui. Jimmy avait un attachement profond pour son intimité (comme quoi faut croire aux miracles). Il était presque sûr qu'il ne devait pas en avoir eu beaucoup auparavant.
-C'est… euh, c'est sympa ici, marmonna la jeune femme avant de s'asseoir.
Elle n'ajouta rien pendant un long moment et Jimmy en profita pour avaler son club-sandwich en trois bouchées.
-Tu te rends compte de la raclée que tu leur as mise ? Questionna-t-elle finalement en se frottant les mains, comme gênée. Ils étaient trois, et tu les as pris de front comme si c'était rien.
Jimmy revint avec deux bières qu'il posa sur la table avant de s'asseoir à côté de Kim. Mais il ne fit aucun commentaire. La jeune femme soupira.
-Okay, tu veux pas en parler ?
-Je ne suis pas sûr de ce que tu aimerais m'entendre dire, répondit calmement le barman.
-Je sais pas ? Tu te souviens vraiment pas comment t'es devenu si fort ?
Il nia de la tête avant de prendre une gorgée de bière.
-Tu devrais dormir. Tu dois être au magasin demain, non ?
Elle haussa les épaules, mais n'insista pas.
-Je peux pioncer sur ton canapé ? Je me ferais toute petite, promis.
Il hocha la tête et lui indiqua la porte de la salle de bain, installant une couverture sur le lit de fortune pendant qu'elle faisait sa toilette. Il savait qu'il n'en disait pas suffisamment, et qu'il aurait de la chance si Kim ne changeait pas son comportement à son égard. Mais c'était plus fort que lui. Il ne voulait pas évoquer son passé, ni avec Kim, ni avec personne.
Son sommeil cette nuit-là fut particulièrement agité.
Le lendemain, lorsqu'il se réveilla à neuf heures, une bonne odeur de pancakes vint titiller ses narines. Désorienté, il se leva, depuis le sol. Il avait encore mis son lit sans dessus dessous. Il passa par la salle de bain avant de rejoindre la cuisine. Kim, en tee-shirt et culotte, finissait de préparer le petit déjeuner. Elle lui tendit une tasse de café avec un « bonjour » plutôt joyeux et lui montra le plat de pancakes chauds.
-Bonjour, répondit Jimmy avec un sourire, tu ne devrais pas être au travail ?
-Nope. J'ai appelé ma boss et je lui ai dit que je me sentais pas bien.
Jimmy pencha la tête sur le côté.
-Tu lui as menti ?
Elle haussa les épaules.
-Je voulais rester avec toi. Et puis, franchement, je crois que je vais démissionner. J'en ai ma claque.
Voyant Jimmy ouvrir la bouche, elle lui mit son index sous le nez.
-Pas un mot !
Il sourit et secoua la tête, puis se servit en pancakes.
Ils passèrent la journée dehors à se promener en ville. Kim exposait soigneusement à Jimmy les différences entre les motos en ce moment sur le marché – elle était fan – et il l'écoutait avec plaisir. Il aimait bien quand elle lui parlait mécanique. Il ne savait trop pourquoi, mais voir ses yeux verts s'allumer et pétiller de plaisir à l'évocation des rouages et moteurs l'apaisait et lui réchauffait le cœur et l'âme, non sans éveiller également un soupçon de nostalgie.
Vers dix-sept heures, ils se séparèrent, et Kim lui promis de passer au FinallyFree dans la soirée. Il était vingt heures lorsqu'elle tint parole en s'accoudant au bar devant la bière que Jimmy lui avait sorti dès son entrée.
-Je viens de passer genre une heure au tel avec ma mère. J'te jure, un jour je vais la vider, cette bouteille de cyanure !
-Tu ne devrais pas dire ça, Kim. De nombreux humains aimeraient avoir encore une mère. Certains la perdent très jeune et en souffrent toute leur vie.
Il se tut et secoua la tête pour chasser le sentiment de familiarité. Il perdait de plus en plus le contrôle et détestait ça. Ce soir, il n'y avait aucun habitué, à part Kim. A une table, deux jeunes femmes discutaient en riant, à une autre un groupe d'étudiants était en train de fêter l'anniversaire d'une petite brunette, et au bar un couple se regardait dans le blanc de l'œil en se murmurant des mots doux. Il était encore tôt.
-« De nombreux humains » ? Jim, on dirait un extraterrestre quand tu parles comme ça !
Une heure passa, durant laquelle la brunette souffla ses bougies (« plantées » sur une bouteille de tequila à laquelle fut fait un sort immédiatement après) et le couple passa quasiment à l'acte sur le bar, jusqu'à ce que Jimmy ne les poussât gentiment vers la sortie. Esteban et Luc arrivèrent peu après et Luc commençait tout juste à leur raconter comment son dernier client – Luc était charpentier ce qui lui valait une musculature puissante – avait changé trois fois d'avis sur quel bois employer pour sa charpente, lorsqu'un nouveau client entra dans le bar. Jimmy ne lui prêta pas vraiment attention, surtout qu'il alla directement s'installer au fond, hors de sa vue, et continua d'écouter la voix chaude de Luc se moquer gentiment des frasques de son « vieux bonhomme » selon ses propres mots.
Lucy les rejoignit en faisant un geste d'éventail avec sa main, ce qui en Luciesque signifiait que le client était un canon.
-Jim, une pinte de blonde ! Vous devriez voir le spécimen !
Elle se pencha en avant, conspiratrice.
-Des muscles comme ça, fit-elle en mimant une musculature, qui, si elle n'exagérait pas tenait de Hulk. Et un air de mauvais garçon avec une coupe en brosse et des yeux verts… mama mia ! On en mangerait ! Et un blouson de cuir… J'te jure, on en voit pas beaucoup des comme ça.
-Calme tes ardeurs princesse, ricana Esteban. Dans ce bar, dans ce quartier ? Il est probablement pas dans ton camps. T'as pas l'équipement !
Lucy secoua ses mèches blondes avec un air hautain.
-Y a pas que des pédales qui viennent ici, môssieur ! Et vu comment il reluquait mon décolleté, y a aucune chance qu'il aime les queues ! Désolée boys, mais celui-là, il est pour moi !
Jimmy déposa une pinte sur le plateau de la serveuse et lui fit un geste pour la pousser à arrêter de cancaner et aller servir le dit client. Elle s'exécuta avec un zèle inégalé.
-Je vais aux toilettes, déclara innocemment Esteban en se levant de son siège.
Luc, Jimmy et Kim le regardèrent partir, nullement dupes. Les toilettes se trouvaient justement à quelques mètres de la table de mystérieux client. Luc sourit avec indulgence avant de recommander un martini.
-Ils se valent bien tout les deux, grogna Kim avec une grimace.
Jimmy et Luc se contentèrent de sourire.
-Jim, vu comment est partie Lucy, je sens que tu vas devoir faire la fermeture tout seul, commenta le charpentier.
-Pas si sûr, rétorqua Esteban, déjà revenu. Il est canon, c'est clair. Mais j'ai l'impression qu'il mate Lucy plus pour la forme qu'autre chose. Il a l'air d'en avoir gros sur la patate. Je doute qu'il soit d'humeur pour un roulé-boulé sous la couette.
Jimmy sentit quelque chose se serrer au niveau de son estomac, mais ignora la sensation. Comme l'avait prédit Esteban, Lucy revint quelques minutes plus tard, l'air dépité. Elle ignora les sarcasmes et taquineries de l'hispanique et alla débarrasser la table des étudiants.
Profitant du calme provisoire du bar, Jimmy quitta son poste par l'arrière un instant pour sortir la poubelle. Il se frottait les mains après avoir déposer le sac, lorsqu'il aperçut un éclat de lumière du coin de l'œil. Tournant la tête, il découvrit qu'il s'agissait du reflet d'un lampadaire sur la carrosserie luisante d'une voiture noire. Il resta interdit, contemplant les lignes anguleuses du véhicule. 1967 Chevy Impala… Il n'y connaissait rien en voiture, et pourtant, il n'avait pas hésité une seconde sur la dénomination. Elle lui était si familière… Il avait du mal à respirer face à la violence des images et des souvenirs qu'elle évoquait. Il y en avait trop pour qu'ils puissent les distinguer et il lutta vaillamment contre la cascade, rejetant le flot loin dans son inconscient.
-Jimmy ?
Il cligna des yeux et prit une profonde inspiration avant de se tourner vers Rick. L'homme le regardait, bourru, mais il pouvait lire son inquiétude dans sa posture. Il se contenta d'hocher la tête en réponse. Rick plissa les lèvres et grogna :
-Traîne pas, t'as du boulot.
Il jeta un œil à l'Impala.
-Belle caisse.
Et il rentra dans le bâtiment par sa porte privée. Jimmy se lécha les lèvres et tourna brusquement le dos à la voiture pour rejoindre le bar.
-Ca va Jim ? T'es tout pâle…
-Tout est en ordre, Kim, ne t'en fais pas.
Il lui servit une nouvelle bière en tentant de calmer les battements nerveux de son cœur. Une bande de cinq hommes entrèrent, apparemment déjà un peu éméchés, et Jimmy oublia son trouble pour se concentrer sur les problèmes potentiels que le groupe pouvait poser.
Il était presque deux heures du matin, l'heure de fermeture le jeudi soir en prévision de la longue nuit du lendemain. Le bar était quasiment vide, excepté pour Kim, Luc et Esteban. Jimmy venait de raccompagner la dernière cliente, une jeune femme quelque peu ivre, jusqu'à l'arrêt du bus de nuit. Lucy et Kim s'étaient vaguement lancées dans un jeu de foot sur le bar avec un capuchon de bière qu'elles se balançaient avec les doigts pendant que Luc singeait un commentateur hystérique.
-Bon, je sens que je vais pas être très frais moi, demain, finit-il par dire de sa voix normale en s'étirant. Je fais un tour aux toilettes et on rentre, ok ?
Esteban, qui dormait à moitié sur le comptoir, hocha vaguement la tête et Lucy partit éteindre les bougies encore allumées sur les tables. Jimmy sortit son balai et des chiffons tout en écoutant Kim lui exposer ses plans de démission. Puis Luc revint, affichant un air un peu ennuyé.
-Jim, y a le client du fond qui est toujours là…
Lucy et Jimmy échangèrent un regard contrarié. Un type seul qui s'attardait autant n'était jamais bon signe. Pourtant, il n'avait pas commandé tant et plus, ce qui expliquait que les deux employés et leurs amis l'aient complètement oublié. Mais peut-être avait-il une faible tolérance à l'alcool. Jimmy soupira et, prenant son courage à deux mains, se dirigea vers le fond du bar. L'homme était appuyé contre le mur et regardait par la fenêtre, son visage au trois quarts dissimulés. Pourtant, Jimmy ne pouvait nier que ce profil lui était familier. Il était assez grand, musclé, torse large et vêtements qui avaient vu des jours meilleurs. Jimmy sentit la panique qu'il avait éprouvée à la vue de la voiture le saisir à nouveau. Il se força au calme et murmura d'une voix aussi posée que possible, quoique peut-être un peu plus caverneuse qu'habituellement :
-Le bar ferme, monsieur.
La réaction fut immédiate. L'homme tourna vivement la tête vers lui et Jimmy se trouva face aux mêmes yeux verts que ceux qui hantaient ses nuits.
-Cas ?
Cas…
Le cœur de Jimmy manqua un battement. Cette voix, ce visage, ces… yeux… Il se tendit violemment, chaque muscle de son corps se contractant douloureusement. L'homme semblait complètement atterré, sa bouche se mouvant en silence. Ils restèrent figés à se regarder pendant quelques secondes, avant que l'homme ne se reprenne et se lève d'un bond, contournant la table en deux enjambées.
-Cas, s'écria-t-il avec un mélange de colère et de souffrance dans la voix, mais où est-ce que t'étais passé nom de Dieu ? Sam et moi, on… Je croyais que t'étais mort, bordel !
Il l'attrapa par les épaules pour le secouer.
-T'étais même pas là ! Tu ne sais pas ce qui s'est passé ! Putain, on a affronté Lucifer, et Sam… Sam a… et toi tu…
Mais il ne termina pas sa phrase, sa voix mourut alors que ses mains serraient les épaules de Jimmy, comme pour s'assurer de sa solidité, de son existence.
Dean…
Jimmy aurait été incapable de prononcer un mot même si sa vie en avait été en jeu. Il luttait à nouveau frénétiquement contre ses souvenirs, pour les maintenir enfermés loin de sa conscience. Mais cette fois-ci, en plus de la panique, il ressentait une immense colère, matinée de confusion… et peut-être d'un peu de… soulagement ?
L'homme le dévisageait, son souffle court aux effluves de bière caressant le nez de Jimmy. Le barman s'écarta brusquement.
-Je ne sais pas qui vous êtes, mais je vous prie de quitter cet endroit.
Sa voix n'était pas encore complètement calme, et il ravala sa salive, cherchant à retrouver son flegme habituel. L'homme le dévisageait de plus belle, le visage confus.
-Castiel ?
Castiel… ange… Non ! Il ne connaissait pas cet homme. Il n'avait aucune raison de le connaître. Il fixa l'homme d'un regard glacial.
-Vous faites erreur, affirma-t-il d'une voix indifférente.
-Jimmy, questionna la voix de Luc, quelque part derrière lui.
Le charpentier, s'inquiétant probablement de l'absence prolongée du barman, était venu lui porter assistance. Le regard du client se déplaça vers le nouveau venu, avant de se porter à nouveau sur lui.
-Jimmy ? Murmura-t-il, les sourcils froncés.
Puis, d'un geste rapide mais que Jimmy savait qu'il aurait pu esquiver, s'il l'avait seulement voulu, il lui attrapa le bras et l'entraîna à l'écart.
-Jimmy ? C'est toi ? Où est Cas ? Qu'est-ce qui vous est arrivé ? Le sigil l'a renvoyé aussi ?
Jimmy n'eut pas le temps de réfuter toutes ces questions avant que l'homme ne soit écarté de lui manu militari par Luc. Le charpentier se plaça entre lui et le client.
-Eh là, mec ! C'est quelle partie de « le bar est fermé » qui te pose problème ?
Il se tourna à demi vers Jimmy.
-Tu connais ce type, Jim ?
Le barman secoua négativement la tête. L'homme lui jeta un regard incrédule et un peu blessé, ses yeux verts se voilant. Pour la première fois, Jimmy vit à quel point il avait l'air défait et épuisé.
-Je pense que vous avez trop bu mon gars, tenta Luc d'une voix raisonnable. Pourquoi vous n'allez pas cuver un peu ? Ca vous paraîtra plus clair demain, hein ?
L'homme se redressa, les lèvres serrées, et, sans ajouter un mot, tourna les talons et quitta le bar. Jimmy soupira et adressa un signe de remerciement à Luc.
Jimmy ferma la porte du bar et resserra son trench-coat autour de lui pour se protéger du vent glacial de la nuit. Il n'arrivait pas à chasser le visage de De… de l'homme de son esprit. Il remonta la rue dans un silence aérien, seulement troublé de temps à autre par une voiture. Il avait l'impression d'avoir subi un choc violent. Pourtant, quelque fût l'identité de cet homme, ça ne devait pas influer sur son quotidien. Il avait pris un nouveau départ. Rien ne changerait ça.
Il ne remarqua pas la silhouette qui hantait ses pas.
A suivre. Cette fic compte un deuxième chapitre déjà écrit que je posterai d'ici moins d'une semaine ^^
