Une nouvelle histoire avec cette fois un UA de Twilight. En espérant que cela vous plaira.


Chapitre 1 : Naissance d'une amitié

Son album de souvenirs ouvert à côté d'elle sur son lit à baldaquin, Bella Swan découpa le cliché du Seatle Tribune. « Des jeunes du Tout-Seatle, déguisés en elfes, participent au grand arbre de Noël de l'Oakland Mémorial Hospital », disait la légende suivie de leurs noms. Sur la grande photo les « elfes » - cinq garçons et cinq fillettes, dont Bella - étaient en train de remettre des cadeaux aux gosses du pavillon des enfants. A gauche, surveillant les opérations, se tenait un charmant jeune homme de dix-huit ans, que l'article présentait comme « Jasper Hale, fils de Mr et Mrs William Hale, de Kenilworth ».

Impartiale, Bella se compara aux autres fillettes et se demanda comment elles parvenaient à paraître tout en jambes et en courbes, alors qu'elle-même avait l'air...

- D'un tonneau ! décida-t-elle avec une grimace. Je ressemble à un gnome, pas à un elfe !

Par quelle injustice les autres, tout juste âgées de quatorze ans, quelques semaines de plus qu'elle, semblaient-elles ravissantes alors qu'elle était disgracieuse, avec sa poitrine plate et son appareil à redresser les dents ? Son regard retourna à la photo, et elle regretta de nouveau le sursaut de vanité qui l'avait incitée à ôter ses verres pour le photographe ; sans lunettes, elle avait tendance au strabisme comme sur cet affreux cliché.

- Il me faudrait des verres de contact, conclut-elle.

Son regard glissa vers Jasper, et un sourire rêveur erra sur ses traits tandis qu'elle serrait la coupure de presse contre ce qui aurait été ses seins, si elle en avait eu. Elle n'en avait pas. Pas encore. Et au train où allaient les choses, n'en aurait sans doute jamais.

La porte de la chambre s'ouvrit et Bella se hâta d'écarter la photo de sa poitrine : la gouvernante, petite femme brune d'une quarantaine d'années, entra pour desservir le plateau du dîner.

- Vous n'avez pas mangé votre dessert, gronda Mrs Clearwather.

- Je suis grosse, Mrs Clearwather, répliqua Bella.

Pour le prouver, elle sauta du lit et se dirigea vers le miroir de sa coiffeuse.

- Regardez-moi, s'écria-t-elle en braquant un doigt accusateur vers son reflet, je n'ai pas de taille.

- Vous êtes un peu potelée, voilà tout.

- Je n'ai pas non plus de hanches. Je ressemble à une colonne ambulante. Et on se demande pourquoi je n'ai pas d'amies...

Mrs Clearwather, qui travaillait pour les Swan depuis moins d'un an, parut fort étonnée.

- Vous n'avez pas d'amies ? Comment ça ?

Dans son besoin désespéré d'une personne à qui se confier, Bella avoua :

- Je dis que tout se passe bien à l'école, mais c'est faux. En fait, c'est horrible. Je suis... complètement mise à part. J'ai toujours été mise à part.

- Jamais de la vie ! Ce sont les enfants de votre école qui ne sont pas...

- Non, pas eux. Moi. Mais je vais changer, annonça Bella. Je me suis mise au régime, et je vais faire quelque chose à mes cheveux. Ils sont affreux.

- Absolument pas ! assura Mrs Clearwather, en regardant les cheveux chocolat qui retombaient sur les épaules de Bella, puis ses yeux noisette pailleté d'or. Vous avez des yeux merveilleux et de très jolis cheveux. Jolis, épais et...

- Marronnasse.

- Chocolat.

Bella regarda le miroir, têtue, exagérant dans sa tête les petits défauts qu'elle voyait.

- Je mesure presque un mètre soixante-dix. Encore heureux que je me sois arrêtée de grandir avant de devenir une géante ! Mais tout espoir n'est pas perdu, je m'en suis aperçue samedi.

Mrs Clearwather fronça les sourcils.

- Et que s'est-il passé samedi, pour que vous changiez d'avis sur vous-même ?

- Rien de bouleversant, répondit Bella.

« La chose la plus bouleversante du monde, songea-t-elle. Jasper m'a souri devant l'arbre de Noël. Il m'a apporté un Coca sans que je le lui demande. Et il m'a dit de lui réserver absolument une danse samedi prochain à la soirée Eppingham. » Soixante-quinze ans auparavant, la famille de Jasper avait fondé la grande banque de Seatle où Swan & Co. déposait ses fonds, et l'amitié entre les Swan et les Hale remontait à plusieurs générations.

- Tout va changer, maintenant, pas seulement mon allure, continua joyeusement Bella en se détournant du miroir. Je vais avoir une amie moi aussi ! Il y a une nouvelle à l'école, et elle ne sait pas, elle, que personne ne m'aime. Elle est intelligente, comme moi, et elle m'a téléphoné ce soir pour nos devoirs. C'est elle qui m'a appelée, et nous avons parlé d'un tas de choses.

- J'avais remarqué que vous ne rameniez jamais d'amies à la maison, dit Mrs Clearwather, déconcertée. Mais je croyais que c'était parce que vous habitiez si loin...

- Pas du tout.

Bella se laissa tomber sur son lit et regarda fixement ses pantoufles, solides et pratiques, exactement semblables (en plus petit) à celles de son père. Malgré leur fortune, le père de Bella éprouvait le plus grand respect pour l'argent : tous les vêtements de Bella étaient d'excellente qualité, achetés seulement quand elle en avait besoin, et en fonction avant tout de leur solidité.

- Je ne suis pas comme les autres, voilà.

- Quand j'avais votre âge, dit Mrs Clearwather, soudain compréhensive, il y avait toujours un petit clan de bûcheuses qui collectionnaient les meilleures notes...

- Ce n'est pas seulement ça, répliqua Bella d'un ton amer. S'il n'y avait que mon allure et mes bonnes notes... C'est... c'est tout ceci, dit-elle en balayant d'un geste la vaste chambre austère, décorée de meubles anciens, qui ressemblait trait pour trait aux quarante-cinq autres pièces de la résidence Swan. Tout le monde me trouve bizarre, parce que papa tient absolument à ce que Dwyer me conduise à l'école en voiture.

- Et qu'y a-t-il de mal à ça ?

- Les autres y vont à pied ou en autobus scolaire.

- Et après ?

- Après, ils n'arrivent pas en Rolls avec un chauffeur.

Incapable de contrer cette logique, mais refusant d'en reconnaître le bien-fondé, Mrs Clearwather répondit:

- Et la nouvelle de l'école ne trouve pas étrange que Dwyer vous conduise en voiture ?

- Non, dit Bella, avec un petit rire coupable qui fit soudain briller son regard derrière ses lunettes. Parce qu'elle croit que Dwyer est en réalité mon père ! Je lui ai dit que mon père travaillait pour des gens pourris de fric qui possèdent un grand magasin.

- Vous avez dit ça ?

- Parfaitement. Et je... je ne le regrette pas. J'aurais dû le faire croire à toute l'école il y a des années. Seulement, je ne voulais pas mentir.

- Mais à présent, ça vous est égal ? lança Mrs Clearwather d'un air réprobateur.

- Ce n'est pas un mensonge... Pas tout à fait, dit Bella d'une voix suppliante. Papa me l'a expliqué il y a longtemps : Swan & Co. est une société anonyme qui appartient en fait aux actionnaires. Par conséquent, en tant que président-directeur général de Swan & Co., Papa est - techniquement - un employé des actionnaires. Vous comprenez ?

- Sûrement pas, dit Mrs Clearwather. Qui est propriétaire des actions ?

Bella lui adressa un regard coupable.

- Nous, pour la plupart.

La structure juridique de Swan & Co., le célèbre grand magasin du centre de Seatle, dépassait manifestement l'entendement de Mrs Clearwather, mais Bella faisait preuve d'un extraordinaire sens des affaires. Pas si extraordinaire, songea Mrs Clearwather, qui reprochait au père de Bella de ne s'intéresser à sa fille que pour lui faire des conférences sur le magasin. En fait Mrs Clearwather jugeait que si Bella avait tant de mal à se mêler aux fillettes de son âge, c'était probablement à cause de Charlie Swan. Il traitait sa fille en adulte, et tenait à ce qu'elle parle et se comporte de même en toute circonstance. Les rares fois où il recevait des amis, Bella devait assumer le rôle de maîtresse de maison. De ce fait, Bella était beaucoup plus à l'aise avec les adultes et manifestement perdue au milieu de ses pairs.

- Vous avez raison sur un point, fit observer Bella. Je ne peux pas continuer à raconter des histoires à Alice Brandon au sujet de Dwyer. Mais je pensais que si elle apprenait à me connaître d'abord, elle ne changerait pas d'attitude en apprenant que Dwyer est en réalité notre chauffeur. Si elle n'a encore rien découvert, c'est seulement parce qu'elle ne fréquente personne d'autre en classe, et qu'elle doit toujours rentrer tout de suite chez elle à la fin des cours. Elle a sept frères et sœurs, il faut qu'elle aide sa mère.

Mrs Clearwather, non sans maladresse, posa la main sur le bras de Bella et essaya de trouver quelques paroles d'encouragement.

- Tout vient à point à qui sait attendre, s'écria-t-elle, répétant un de ces vieux clichés qu'elle trouvait si réconfortants.

Elle prit le plateau, puis s'arrêta soudain sur le seuil, tandis qu'une autre platitude lui venait à l'esprit.

- Et n'oubliez pas... déclama-t-elle à Bella du ton important que l'on réserve aux pensées profondes. Après la pluie, le beau temps.

Bella se demanda s'il fallait en rire ou en pleurer.

- Merci, Mrs Clearwather, murmura-t-elle. C'est très, très encourageant.

Dans un silence contraint, elle regarda la porte se refermer derrière la gouvernante, puis prit lentement son album. Après avoir collé la coupure du Seatle Tribune sur la page, elle la regarda fixement pendant un instant, puis effleura légèrement les lèvres souriantes de Jasper. La pensée de danser avec lui la faisait frémir de terreur et de plaisir à la fois. On était jeudi, et la soirée Eppingham avait lieu le surlendemain. Des années à attendre !

Elle soupira et feuilleta les premières pages du grand album. De très vieilles coupures jaunies par le temps, des photos fanées. L'album avait appartenu jadis à sa mère, Renée, et il constituait la seule preuve tangible, dans la maison, que Renée Swan ait jamais existé. Toute autre trace de son passage dans cette maison avait disparu sur l'ordre de Charlie Swan.

Renée Swan avait été actrice - pas très bonne, à en croire les critiques, mais incontestablement ensorcelante. Bella scruta les vieux clichés, mais passa sur la prose des journalistes. Elle connaissait chaque mot par cœur. Elle savait que Robert Redford était le cavalier de sa mère pour la remise des Oscars ; que Sean Connery avait déclaré qu'il n'avait jamais vu de femme plus belle qu'elle ; que Steven Spielberg avait souhaité qu'elle joue dans un de ses films. Elle savait que sa mère avait tenu des rôles dans trois comédies musicales de Broadway, et que les critiques avaient brocardé son talent de comédienne, mais porté au pinacle ses jambes. Les échotiers avaient suggéré de tendres liens entre Renée et la quasi-totalité de ses partenaires masculins. Des clichés de presse la montraient en fourrure au cours d'une soirée romaine ; et en profond décolleté devant une table de roulette de Monte-Carlo. Une photo la représentait en bikini minuscule sur une plage de Cannes, une autre en train de skier à Gstaad avec un champion olympique suisse. De toute évidence, partout où elle se trouvait, Renée était entourée d'hommes séduisants.

La dernière photo que sa mère avait conservée datait de six mois après le cliché de Gstaad. Elle portait une magnifique robe blanche de mariée... Elle riait en descendant les marches de la cathédrale, au bras de Charlie Swan, sous une pluie de grains de riz. Les chroniqueurs mondains s'étaient surpassés dans leurs extravagantes descriptions du mariage. Aucun journaliste n'avait été admis à la réception du Palmer House Hotel, mais ils avaient dressé la liste de toutes les célébrités présentes, depuis les Vanderbilt et les Whitney, jusqu'à un juge de la Cour suprême et quatre sénateurs.

Le mariage avait duré deux ans - le temps que Renée soit enceinte, ait son enfant, se compromette avec un entraîneur de chevaux, puis file en Europe avec un faux prince italien qui avait été reçu dans cette maison même. En dehors de cela, Bella ne savait presque rien de sa mère, sauf que celle-ci ne s'était jamais donné la peine de lui envoyer un seul petit mot, une seule carte d'anniversaire. Le père de Bella, qui accordait beaucoup d'importance à la tenue et aux valeurs traditionnelles, disait que sa mère était une traînée parfaitement égoïste, sans la moindre notion de ce que sont la fidélité conjugale et la responsabilité maternelle. Quand Bella eut un an, il demanda le divorce et la garde de l'enfant, prêt à user de l'influence politique et sociale considérable de la famille Swan pour gagner son procès. Il n'avait pas eu besoin d'y recourir. Renée, avait-il dit à Bella, ne s'était même pas donné la peine de se faire représenter à l'audience.

Investi de la garde de Bella, Charlie Swan avait tout calculé pour que celle-ci ne suive pas l'exemple de sa mère. Il avait résolu que Bella prendrait place dans la longue lignée des respectables dames Swan qui avaient mené des vies exemplaires consacrées aux œuvres de charité, comme il convenait à leur position, jamais effleurées par le moindre soupçon de scandale.

Quand il avait fallu la mettre à l'école, Charlie avait découvert, à son grand dam, que les mœurs se relâchaient, même dans son propre milieu. La plupart de ses relations nourrissaient des idées plus libérales sur le comportement des enfants et envoyaient leurs filles et leurs fils dans des établissements « progressistes » comme Bently et Ridgeview. Lors d'une visite à ces établissements, il entendit des phrases comme « classes déstructurées » et « expression personnelle ». L'éducation « progressiste » lui parut synonyme d'absence de discipline, et signe avant-coureur d'un niveau d'études inférieur et d'un relâchement dans la conduite. Après avoir éliminé ces deux écoles, il se rendit avec Bella à St Stephen, école privée catholique dirigée par des religieuses bénédictines - l'école que sa tante et sa mère avaient fréquentée.

Charlie Swan avait approuvé tout ce qu'il avait vu ce jour-là à St Stephen : trente-quatre fillettes en robe chasuble, en tissu écossais gris et vert, et dix garçons en chemise blanche et cravate bleue s'étaient levés respectueusement dès que la reli gieuse l'avait fait entrer dans la classe. Quarante-quatre voix avaient psalmodié en chœur « Bonjour, ma sœur ». En outre, St Stephen enseignait encore le programme comme au bon vieux temps - pas comme à Bently, où certains enfants faisaient de la peinture avec leurs doigts pendant que d'autres, ceux qui le souhaitaient, étudiaient les mathématiques. En prime, Bella recevrait également une éducation morale stricte.

Son père s'était évidemment aperçu que le quartier de St Stephen s'était dégradé, mais il était hanté par l'idée que Bella devait recevoir la même éducation que les dignes et nobles dames Swan, élèves de St Stephen depuis trois générations. Il avait résolu le problème du quartier en faisant conduire Bella à l'école par le chauffeur.

Une seule chose lui avait échappé : les filles et les garçons qui fréquentaient St Stephen n'étaient pas les vertueux petits anges qu'il avait cru voir ce jour-là. C'étaient des enfants ordinaires de la petite bourgeoisie, et même de familles pauvres ; ils jouaient ensemble, allaient à pied à l'école ensemble et partageaient la même méfiance à l'égard de tout enfant d'un milieu radicalement différent et beaucoup plus fortuné.

Bella ne savait rien de tout cela quand elle était entrée à St Stephen. Dans sa robe écossaise, avec sa petite boîte à sandwichs toute neuve, elle tremblait d'excitation comme n'importe quelle enfant de six ans sur le point d'affronter une classe pleine d'inconnus - mais sans éprouver la moindre peur. Elle avait vécu jusque-là dans une solitude relative, sans autre compagnie que son père et les domestiques, et elle se faisait une joie d'avoir enfin des amies de son âge.

Le premier jour d'école se passa assez bien, mais les choses se gâtèrent quand on lâcha les enfants. Dwyer attendait sur le parking, debout près de la Rolls, dans son uniforme noir de chauffeur. Les enfants plus âgés s'étaient arrêtés pour admirer... Ils cataloguèrent Bella aussitôt : riche, donc différente.

Cela aurait suffi à les rendre méfiants et distants, mais à la fin de la semaine, ils avaient découvert sur « la riche » plusieurs autres choses qui faisaient d'elle une personne à part. Tout d'abord, Bella Swan parlait comme une adulte et non comme une enfant ; à la récréation, elle ne savait jouer à aucun de leurs jeux, et quand elle jouait malgré tout, son manque d'habitude la faisait paraître gourde. Pis que tout, au bout de quelques jours, elle devint le chouchou de l'institutrice parce qu'elle était plus intelligente que ses camarades.

Au bout d'un mois, Bella avait été jaugée, jugée par ses pairs et déclarée intruse : une étrangère qui n'avait rien à voir avec eux tous. Si elle avait été assez jolie pour inspirer de l'admiration, cela l'aurait peut-être aidée, mais elle ne l'était pas. A neuf ans, elle était arrivée à l'école avec des lunettes, à treize ans, c'était la plus grande fille de sa classe...

Bella avait donc renoncé à se faire ne serait-ce qu'une seule amie. Pourtant, la semaine précédente tout avait changé : Alice Brandon était entrée à St Stephen en 4e. Alice marchait avec une grâce de mannequin de mode et répondait aux questions d'algèbre les plus ardues comme si elle avait la solution sous les yeux. A midi, le jour de son arrivée, Bella s'était assise comme toujours sur le muret de la cour pour manger ses sandwichs, avec un livre sur les genoux. Au départ, elle emportait un livre simplement pour adoucir son impression de solitude au milieu de tous. Depuis le cours moyen, elle était devenue une lectrice insatiable.

Elle allait tourner la page quand une paire de souliers vernis tout éraflés entra dans son champ de vision. Alice Brandon la dévisageait, visiblement curieuse. Avec sa petite taille et ses airs de lutin sous sa chevelure courte et ébouriffée, Alice semblait l'opposé de Bella ; et elle possédait en outre cette indéfinissable confiance en elle qui lui conférait ce que le magazine Mademoiselle appelait « de l'allure ». Au lieu de poser le chandail gris d'uniforme portant l'écusson de l'école sagement sur ses épaules, comme Bella, Alice avait noué les manches au-dessus de sa poitrine.

- Bon Dieu, quelle boîte ! s'écria-t-elle en s'asseyant à côté de Bella, tournée vers la cour de récréation. Je n'ai jamais vu de garçons aussi courts sur pattes de toute ma vie. Les bonnes sœurs doivent verser dans l'eau un truc qui les empêche de grandir. Quelle est ta moyenne ?

A St Stephen, les notes étaient calculées sur cent, à une décimale près.

- 97,8, répondit Bella, un peu étourdie par le débit rapide d'Alice et sa gentillesse inattendue.

- Moi, j'ai 98,1, rétorqua Alice.

Bella remarqua qu'elle avait les oreilles percées. Les boucles d'oreilles et le rouge à lèvres étaient interdits dans l'enceinte de l'école. Mais Alice la dévisageait à son tour, et elle s'écria soudain, avec un sourire intrigué :

- Tu restes dans ton coin par choix, ou bien on t'a mise au rebut ?

- Je ne me suis jamais posé la question, mentit Bella.

- Pendant combien de temps porteras-tu encore cet appareil ?

- Pour mes dents ? Encore un an, répondit Bella, et elle décida que Alice Brandon ne lui plaisait pas du tout.

Elle referma son livre et se leva, ravie que la cloche soit sur le point de sonner.

Cet après-midi-là, comme chaque dernier vendredi du mois, les élèves se mirent en rang dans la chapelle pour confesser leurs péchés à l'aumônier de St Stephen. Bella, qui se considérait toujours comme la dernière des pécheresses, s'agenouilla dans le confessionnal et raconta au père Vickers tous ses errements, y compris le péché de détester sœur Mary Lawrence et de passer trop de temps à penser à son apparence. Quand elle eut terminée, elle laissa la porte ouverte pour la suivante, alla s'agenouiller sur un prie-Dieu et récita les prières de pénitence.

Comme les élèves pouvaient rentrer chez eux aussitôt après, elle sortit de l'école pour attendre Dwyer. Quelques minutes plus tard, Alice descendit les marches de la chapelle en enfilant sa veste. Encore blessée par la remarque d'Alice sur sa solitude et sur son appareil dentaire, elle vit non sans dépit l'autre fillette s'élancer joyeusement vers elle.

- Tu te rends compte, annonça Alice, Vickers m'a donné tout un rosaire à dire ce soir en pénitence pour un peu de bécotage. Je préfère ne pas savoir ce qu'il vous flanque pour un baiser à la française ! ajouta-t-elle avec un sourire impudent, tout en s'asseyant sur le mur près de Bella.

Bella ignorait que la façon dont une personne embrassait était déterminée par sa nationalité, mais la remarque d'Alice l'incita à penser que la manière française (quelle qu'elle fût) n'était pas ce que l'aumônier de St Stephen attendait des élèves de 4e. Voulant paraître avertie, elle répondit :

- Pour un baiser français, le père Vickers te fait balayer la chapelle.

Alice sourit et regarda Bella avec curiosité.

- Est-ce que ton petit ami porte aussi un appareil dentaire ?

Bella songea à Jasper et secoua la tête.

- Une chance ! s'écria Alice avec un rire contagieux. Je me suis toujours demandé comment deux personnes avec des appareils pouvaient s'embrasser sans rester accrochées l'une à l'autre. Mon petit ami s'appelle Tristan Ludlow. Il est grand, blond et beau. Comment s'appelle le tien ? Comment est-il ?

Bella se tourna vers la rue, espérant que Dwyer n'avait pas oublié qu'elle sortait en avance. Le sujet de la conversation la mettait mal à l'aise, mais Alice Brandon la fascinait, et Bella sentait qu'Alice avait sincèrement envie de se lier d'amitié avec elle.

- Il a dix-huit ans, et il ressemble à Jackson Rathbone, dit Bella en toute sincérité. Il s'appelle Jasper.

- Et son nom ?

- Hale.

- Jasper Hale, répéta Alice en plissant le nez. Ça fait snob. Est-ce qu'il sait bien s'y prendre ?

- Pour quoi ?

- Embrasser, voyons.

- Oh ! Euh... Oui. Absolument fantastique.

Alice lui lança un regard moqueur.

- Il ne t'a jamais embrassée. Tu deviens toute rouge quand tu mens.

Bella se redressa brusquement.

- Écoute, commença-t-elle, furieuse. Je ne t'ai rien demandé et je...

- Eh... Ne monte pas sur tes grands chevaux. Embrasser n'est pas si merveilleux que ça. Je veux dire, jamais je ne me suis sentie plus gênée que le jour où Tristan m'a embrassée pour la première fois.

Alice allait se confier à elle... Et la colère de Bella s'éva pora. Elle se rassit.

- Tu étais gênée parce qu'il t'embrassait ?

- Non. Parce que j'étais adossée à la porte de chez moi quand il l'a fait et que mon épaule a appuyé sur la sonnette. Mon père a ouvert la porte et je suis tombée à la renverse dans ses bras avec Tristan qui s'accrochait encore à moi comme si sa vie en dépendait. Il a fallu des siècles pour nous démêler, tous les trois par terre.

Les éclats de rire de Bella s'interrompirent brusquement à la vue de la Rolls au coin de la rue.

- Voici mon... mon moyen de transport, corrigea-t-elle aussitôt.

Alice lui adressa un regard en coin et resta bouche bée.

- Zut alors ! On dirait une Rolls...

Bella hocha la tête, mal à l'aise, puis haussa les épaules et pritses bouquins.

- Je vis loin d'ici et mon père ne veut pas que je prenne l'autobus.

- Ton père est chauffeur, hein ? dit Alice en accompagnant Bella vers la voiture. Ce doit être formidable de se balader dans ce genre de bagnole, en faisant comme si on était riche.

Sans attendre la réponse de Bella, elle poursuivit :

- Mon père est ajusteur. En ce moment, son syndicat est en grève, alors nous sommes venus dans ce quartier, où les loyers sont moins chers. Tu sais ce que c'est...

Bella ne pouvait guère savoir « ce que c'était » par expérience personnelle. En revanche, des tirades furieuses de son père lui avaient appris les effets pervers des syndicats et des grèves sur des chefs d'entreprise comme les Swan. Elle répondit par un sourire de sympathie au soupir affligé d'Alice.

- Ce doit être dur, dit-elle, ajoutant spontanément : Tu veux qu'on te dépose chez toi ?

- Si je veux ?... Non, attends... Plutôt la semaine prochaine, d'accord ? J'ai sept frères et sœurs, ma mère va avoir une ving taine de corvées pour moi. Je préférerais traîner un peu ici et rentrer à la maison à l'heure habituelle.

Cela s'était passé une semaine plus tôt, et l'amitié hésitante amorcée ce jour-là s'était épanouie, nourrie par les échanges de confidences, les aveux et les rires. Bella, les yeux posés sur la photo de Jasper dans l'album, l'esprit entièrement occupé par le bal du samedi, décida de demander conseil à Alice le lendemain à l'école. Alice en savait long sur les coiffures et les toilettes ; ne pourrait-elle pas suggérer quelque chose qui rende Bella plus séduisante aux yeux de Jasper ?

Elle mit son plan en application le lendemain, à l'heure du déjeuner.

- Qu'en dis-tu ? demanda-t-elle à Alice. A part la chirurgie esthétique, que puis-je faire pour améliorer mes chances demain soir ? Pour que Jasper me trouve plus âgée et plus jolie ?

Avant de répondre, Alice la soumit à un long examen détaillé.

- Ces lunettes et ce maudit appareil ne sont pas précisément faits pour inspirer la passion, tu sais. Enlève tes lunettes et lève-toi.

Bella obéit puis attendit, chagrinée et amusée à la fois, tandis qu'Alice tournait autour d'elle.

- On dirait vraiment que tu t'appliques à être tarte, conclut Alice. Tu as de grands yeux, et de beaux cheveux. Avec un peu de maquillage, si tu ne mets pas tes lunettes et si tu arranges tes cheveux autrement, il y a des chances que le cher Jasper te regarde demain soir comme s'il ne t'avait jamais vue.

- Tu crois vraiment ? demanda Bella, déjà émue à cette pensée.

- J'ai seulement dit « il y a des chances », répliqua Alice. Il est plus vieux, donc ton âge est un obstacle. Qu'as-tu répondu à la dernière question de la composition de maths ce matin ?

Bella était habituée à voir Alice sauter du coq à l'âne, comme si elle avait l'esprit trop vif pour se concentrer sur un seul sujet à la fois. Bella donna sa réponse.

- J'ai trouvé la même chose. Avec deux cerveaux comme les nôtres, c'est manifestement la bonne solution. Sais-tu que tout le monde, dans cette boîte pourrie, se figure que la Rolls appar tient à ton père ?

- Je ne leur ai jamais dit le contraire, répondit Bella en toute sincérité.

Alice mordit une pomme à belle dents et hocha la tête.

- Pourquoi le leur dire ? S'ils sont assez tarés pour croire qu'une fille riche irait dans une école comme celle-ci, je ne les détromperais pas moi non plus.

Cet après-midi-là, après l'école, Alice accepta de nouveau que le « père » de Bella la reconduise chez elle, comme Dwyer l'avait fait (non sans réticence) toute la semaine. Quand la Rolls s'arrêta devant la maison de briques sombres que louaient les Brandon, Bella aperçut dans la cour l'habituel pêle-mêle de gosses et de jouets. La mère d'Alice, sous le porche, s'essuyait les mains sur son éternel tablier.

- Alice, s'écria-t-elle, Tristan au téléphone. Il veut te parler. Salut, Bella, ajouta-t-elle en agitant le bras. Il faut que tu restes à dîner bientôt. Et tu passeras la nuit aussi, pour que ton papa n'ait pas besoin de te ramener si tard.

- Merci, Mrs Brandon, répondit Bella sans descendre de voiture. Bientôt.

C'était ce dont Bella rêvait depuis toujours : une amie à qui se confier, une invitation à passer la nuit chez elle... Quelle euphorie !

Alice referma la portière et se pencha à l'intérieur.

- Tristan t'attend au téléphone, lui rappela Bella.

- Ça ne peut lui faire que du bien. Il faut les laisser poireauter. N'oublie pas de me téléphoner dimanche pour me raconter la soirée avec Jasper. J'aimerais pouvoir te coiffer moi-même avant ton départ pour ce bal.

- J'aimerais aussi...

Mais Bella savait que si Alice venait chez elle, elle ne pourrait pas l'empêcher de découvrir que Dwyer n'était pas son père. Chaque jour, elle s'était juré d'avouer la vérité, et chaque jour elle avait repoussé à plus tard, en se disant que plus long temps Alice la connaîtrait vraiment, moins il serait important à ses yeux que le père de Bella soit riche ou pauvre. Sans conviction, elle proposa:

- Tu pourrais venir demain, tu pourrais passer la nuit chez moi. Pendant que j'irais à la soirée, tu ferais tes devoirs et à mon retour, je te dirais comment ça s'est passé.

- Je ne peux pas, voyons. J'ai rendez-vous avec Tristan demain soir.

Bella avait été suffoquée que les parents de Alice l'autorisent à sortir le soir avec un garçon à quatorze ans seulement, mais Alice avait déclaré en riant que jamais Tristan n'oserait s'écarter du droit chemin, parce qu'il savait ce que lui feraient le père et les oncles d'Alice.

- N'oublie pas ce que je t'ai dit, lança Alice en s'éloignant de la voiture. Flirte avec Jasper et regarde-le dans les yeux. Surtout, remonte tes cheveux, pour avoir l'air plus sophistiquée.

Pendant tout le trajet, Bella s'imagina en train de flirter. L'anniversaire de Jasper tombait le surlendemain - elle connaissait la date depuis l'année précédente, depuis qu'elle était amoureuse de lui. La veille, elle avait passé une heure à choisir la carte qu'elle lui remettrait le lendemain soir, mais les cartes qui exprimaient ce qu'elle ressentait vraiment étaient beaucoup trop explicites. Si naïve que fût Bella, elle sentait que Jasper n'apprécierait pas une carte disant « A mon seul et unique amour »... A regret, elle s'était résignée à « Joyeux anniversaire, pour un ami très cher ».

Elle pencha la tête en arrière, ferma les yeux et sourit, rêveuse, s'imaginant sous les traits d'une ravissante cover-girl, pleine d'esprit, tandis que Jasper s'accrochait à chaque parole qui tombait de ses lèvres.


A suivre ...