PREMIÈRE PARTIE : RENCONTRES


Chapitre 1 : Hôpital


- On est quel jour aujourd'hui ?
- Comment veux-tu que je sache ?
- J'sais pas. Ça fait combien de temps, à ton avis ?
- Cinq, six ans ?
- Comment tu peux le savoir ?
- Suffit de voir les petits. La vitesse à laquelle ils poussent.
- Ça fait vraiment un bout de temps depuis le tout début.
- Ouais. Un sacré, sacré bout de temps…


L'hôpital était à quelques kilomètres désormais. Elle aimait s'en éloigner pour chasser.

Elle enjamba un tronc, s'immobilisa pour écouter les alentours. Aujourd'hui, rien de rien : pas même le bruissement d'ailes d'un oiseau, ou le léger grésillement d'insectes. C'était le silence, le genre de vrai silence qu'elle n'avait pas entendu depuis des années et qui faisait se dresser les poils de son cou. Ce silence-là était étrange, il n'était pas bon signe.

La récolte était plutôt maigre aujourd'hui. Un seul lapin pour le moment, et diverses herbes que Sarah lui avait demandé de rapporter. La seule aubaine de la journée s'était présentée sous la forme d'un buisson d'eucalyptus, dont les feuilles préviendraient les crises d'asthme des jumelles pendant un bon moment.

Le reste était plutôt médiocre. Elle n'aimait jamais rapporter trop peu pour nourrir le groupe. C'était difficile de voir les vieux ou les parents jeûner pour que les enfants et ceux qui bossent puissent manger.

En plus de cela, elle avait un mauvais pressentiment. Plusieurs de ses collets avaient été levés, les animaux récupérés. Impossible d'utiliser la carabine pour chasser, déjà qu'elle rechignait à l'amener en temps normal. Ça pouvait attirer les marcheurs, et en ce moment-même, ceux qui lui avaient pris son gibier. Ne lui restaient comme espoir d'attraper de la viande que les quelques collets qu'il lui restait à vérifier, et ses couteaux, qui avaient pour chasser un niveau pratique proche de zéro.

Elle remonta la bretelle de son sac à dos sur une épaule, la lanière de sa besace et la bride de la carabine sur l'autre. Elle savait déjà qui allait se priver de nourriture se soir : Julia et Denis à coup sûr, pour laisser manger leurs trois enfants, Sarah, l'ancienne, qui démentait son utilité si précieuse, peut-être même Raph si l'état des réserves était vraiment critique. Elle se renfrogna. Il allait falloir qu'elle travaille double demain, en espérant que personne ne lève ses collets dans la nuit.

Un mouvement attira son regard. D'un coup d'œil, elle en reconnut la silhouette : un homme, marchant en parallèle à quelques dizaines de mètres tout au plus. C'était peut-être lui qui lui avait volé ses animaux.

Elle chercha immédiatement à s'en éloigner. Rester en mouvement, ne jamais chercher les problèmes. Surtout s'il était mieux armé qu'elle.

Une butte couverte de mousse lui offrait le camouflage parfait. Elle se blottit derrière, vérifia le contenu de ses sacs au cas où : le lapin et les herbes dans le sac à dos, le nécessaire de survie et les couteaux dans la besace. Elle glissa l'un de ses couteaux favoris dans une couture de sa veste, garda la carabine dans les mains et se releva.

Ce fut grâce à un simple réflexe qu'elle ne trouva pas nez-à-nez avec une flèche.

Simplement parce qu'elle avait jeté un rapide coup d'œil tout autour d'elle avant de se relever, et qu'elle en avait aperçu l'extrémité.

Elle se releva en moins d'une seconde, en garde, le fusil armé et pointé devant elle. L'autre réagit tout aussi vite : il leva son arbalète, pointé vers sa tête, prêt à tirer. Ils reculèrent d'un même mouvement, mais toujours à portée de tir l'un de l'autre.

Sa première pensée fut qu'elle ne l'avait pas entendu venir. Elle qui était toujours sur le qui-vive, qui entendait la moindre brindille craquer, le moindre chuchotement, même dans son sommeil.

Sans baisser sa garde, elle détailla le visage – ne jamais quitter le visage des yeux dans ce genre de situation – de celui qui lui faisait face : celui d'un homme, très sale, dans les quarante ans environ, les cheveux lui tombant devant les yeux. De ce qu'elle pouvait voir, il portait une veste de ce qui devait être du cuir, et plusieurs sacs assez lourds. Il la détaillait de haut en bas, ce qui montrait qu'il n'était pas si bon à ce qu'il faisait : elle aurait pu tirer à n'importe quel moment, il n'aurait pas eu le temps de réagir.

- Putain, t'es qui toi ? lança-t-il avec l'accent du sud.

- Parle pour toi connard.

Elle se risqua un coup rapide coup d'œil vers le bas, pour y apercevoir trois formes poilues, inertes accrochées à sa taille.

- Et ça, c'est à moi, cracha-t-elle.

Montrer les crocs. Montrer que t'es pas une victime.

- Qu'est-ce tu veux ? rétorqua-t-il.

- Je veux que tu te casses et que tu reviennes pas. Ici c'est mon terrain de chasse.

Il la toisa. Impossible de savoir s'il avait été pris à son jeu ou non : son visage était de marbre. Finalement son regard passa de son visage à la carabine, puis de la carabine à son arbalète.

- Je vais baisser mon arme, OK ? Et toi tu vas faire pareil avec ton fusil.

Elle savait qu'il n'y avait rien de mieux pour se faire tuer, mais obtempéra lentement, en même temps que lui. Ses doigts restèrent tout de même crispés sur le chien et la gâchette, les muscles contractés, son sang devenu de l'adrénaline.

- J'vais pas te rendre tes lapins.

- OK. Casse-toi alors.

Un éclair de surprise passa dans le regard de l'homme. A vrai dire, toute cette rencontre lui semblait incongrue : une femme, aussi petite qu'une fillette, avec un fusil de chasse et des réflexes aussi bons que ceux du meilleur soldat, ça ne courait pas les rues, surtout pas en ce moment. Et pourtant il en avait une devant elle, lui laissant ses lapins alors qu'elle avait affirmé qu'ils étaient à elle avec tant de fermeté qu'il l'avait tout de suite crue.

En vérité, il avait besoin de ces lapins. Il n'avait pas pour habitude de lever des collets d'inconnus ainsi, mais le gibier s'était fait rare ces temps-ci. Lui et le groupe étaient probablement tombés dans le sillage d'une horde comme il y en avait de plus en plus, le genre de phénomène qui dévore tout sur son passage. Leurs réserves étaient épuisées depuis longtemps, les maisons presque toutes vides de nourriture, leur survie ne tenant pour le moment qu'aux baies et aux pissenlits que récupéraient Gairn et Carl, aux quelques écureuils qui n'avaient pas servi de bouffe pour zombies et aux feuilles de menthe que Maggie avait trouvées au fond d'un placard.

La situation devenait critique : ils ne s'étaient pas arrêtés plus de trois jours depuis six mois, et même si l'hiver n'était maintenant plus qu'un souvenir, tous en étaient ressortis affaiblis et extrêmement fatigués. La mort de Carol restait dans tous les esprits. Elle le hantait toujours, lui.

L'espoir était la seule chose qui les faisait avancer. L'espoir d'une vie meilleure, en atteignant la frontière du Mexique. L'espoir de pouvoir obtenir l'asile là-bas, à la République du Lotus. Que d'après la rumeur, la plupart des groupes y étaient acceptés, dans ce nouvel État qui devait bien être le premier depuis cette putain de fin du monde.

Ce n'était qu'une rumeur, mais une rumeur de plus en plus forte. Et puisque Rick y croyait, alors tout le groupe y croyait aussi. Il cherchait un monde meilleur pour ses enfants. Il savait que là-bas, peut-être que ça pourrait ressembler à ce qui était avant.

Alors ils avaient avancé. Trop vite. Ça avait coûté la vie de Carol. Glenn et Maggie avaient fini par parler avec Rick. Lui expliquer qu'à ce rythme, personne ne tiendrait le coup. Il se souvenait de leurs visages sales, émaciés, blanchis par la faim, vieillis par la fatigue, lorsqu'ils étaient revenus de leur discussion il y a deux jours et que Rick avait annoncé qu'ils s'arrêteraient dans le prochain endroit assez accueillant. Qu'eux autres avaient à peine réagi, complètement assommés.

Finalement, ils allaient peut-être mourir de faim avant d'arriver à leur prochaine destination. Ça, il ne pouvait pas se le permettre. C'était son rôle, il lui incombait de rapporter à bouffer. Et il allait le faire. Peu importait le prix désormais.

Les lapins avaient été un cadeau du ciel. Enfin non, ça c'est ce qu'aurait dit Carol. Lui ne croyait pas en Dieu. Ils avaient été une sacrée chance. Et comme une revanche du destin, il était ensuite tombé sur la personne à qui les animaux revenaient de droit. Et, finalement, elle les lui laissait. Qu'est-ce que ça voulait dire, ça ?

D'ailleurs, elle reculait. Lentement, mais sûrement. Petit à petit. Les mains toujours crispées sur son fusil, cherchant sa réaction. Ce fut quand elle se tint à une dizaine de mètres qu'il remarqua la petite taille de ses sacs. Elle habitait probablement à proximité. Elle ne pouvait pas être seule. Elle ne devait pas avoir assez dans sa besace pour survivre trois jours. Les deux idées mirent du temps à se joindre mais lorsque ce fut le cas, il fit un pas en avant sans même le vouloir.

- T'as un…

La fin de la phrase fut coupée par un coup de feu retentissant. Il n'eut pas le temps de réagir : le bois de l'arbre juste derrière lui éclata en mille morceaux, laissant un impact significatif dans le tronc.

- Je t'ai dit de te casser, alors casse-toi pauvre con ! aboya-t-elle.

- Attends, répondit-il plus calmement, en s'efforçant d'apaiser son cœur devenu fou. T'as un abri ?

- Ça te regarde pas.

L'homme marqua une pause, semblant réfléchir. Elle avait beau avoir vu passer des visages fatigués, émaciés, ou sales ces dernières années, celui-là battait tous les records. Elle devinait son teint translucide sous les couches de boue et de crasse. Il se tenait en musculature, mais la peau de ses poignets et certainement de ses bras était comme rabougrie, fripée comme celle d'une pomme avariée. Elle connaissait les syndromes de la déshydratation par cœur. Maintenant que sa garde était baissée, sa posture basculait lentement en arrière, en appui sur ses reins pour soulager ses jambes. Il était au bord de l'exténuation.

- Faisons un marché, OK ? finit-il par lancer. Pourquoi pas je te donne les lapins, et mon groupe et moi restons dans ton abri pour quelques jours. Qu'est-ce t'en dis ?

- J'en dis que ces lapins que t'essaie de me vendre sont à moi, donc pourquoi pas tu me les donnes, si ça t'arrange tant, et tu disparais hors de ma vue ?

- C'est l'hôpital, hein ? T'es à l'hôpital ?

Si elle fut surprise, elle ne le montra pas. Pourtant, il en était sûr désormais : elle était à l'hôpital psychiatrique qu'il avait aperçu un peu plus au nord, et que lui et le groupe avaient décidé d'éviter. De tels bâtiments étaient toujours occupés par des groupes de personnes peu avenantes, ou alors infestées de marcheurs qui mettaient trop de temps à être éliminés. Quant aux villes environnantes, ce n'était même pas la peine d'y penser.

En fait, la blouse blanche découpée en chemise qu'elle portait sous sa veste était sans équivoque : elle venait de l'hôpital. Et il mesurait maintenant la chance qu'il avait d'avoir l'occasion de parler à une habitante de ce lieu fermé. S'y rendre directement aurait été pris pour une invasion, il le savait parfaitement. Avoir l'opportunité de convaincre l'un des habitants seul était une toute autre affaire.

- P'têtre qu'oui, p'têtre qu'non.

Elle baissait sa garde petit à petit. Même si c'était probablement à cause de son apparence déplorable, et même s'il répugnait le pathos, l'homme s'engouffra dans la brèche.

- On est dix. Avec deux enfants, une de cinq et l'autre de seize. On est plutôt mal en point. On a juste besoin d'un peu de repos entre quatre murs…

- On n'accueille personne, coupa-t-elle.

- On veut pas de bouffe, juste de quoi dormir. Pour deux nuits. On n'attaquera pas qui que ce soit.

Comme pour illustrer son propos, il se baissa très lentement, et déposa son arbalète sur le sol. Suivie de deux couteaux de chasse, et d'un beau revolver sorti de derrière sa ceinture. Il leva les mains et recula.

Sur le coup, la femme se demanda où était le piège. Ce type s'était désarmé et était entièrement à sa merci. Soit il était complètement fou de se rendre ainsi, soit il cachait encore une arme. Ou alors, il tenait réellement à son groupe et faisait tout pour la convaincre de les héberger à l'hôpital. Mais elle ne voulait pas jauger cette dernière option. C'était trop facile. Trop étrange. Trop… trop quelque chose. Il était suicidaire. Il ne savait même pas si elle était saine d'esprit. Elle pouvait l'abattre là, le laisser se faire bouffer tout cru, et ça ne changerait rien pour qui que ce soit.

Et pourtant il se rendait, sans discuter. On ne lui avait encore jamais fait ce coup-là. Elle ne le lui avait même pas demandé. Son regard montrait sans détour qu'il avait parfaitement toute sa conscience, et il serait trop lent à dégainer une arme cachée. Il cherchait définitivement un abri. Définitivement, et désespérément.

Elle pensa brièvement à son groupe, à l'hôpital. Même si elle admettait que le type était sincère, il était hautement improbable que Raph accepte d'y faire entrer une dizaine d'inconnus, ne serait-ce que pour deux nuits. Non pas que la place manque. C'était une question de sécurité. Il avait trouvé ces lieux déserts il y a cinq ans, et personne, au grand jamais n'avait réussi à l'en chasser. Raph était malin, très malin. Toujours méfiant et sur ses gardes. Elle-même avait appris à faire avec sa quasi-paranoïa, à gagner sa confiance. Cela lui avait pris un an. Depuis qu'elle était arrivée, ils n'avaient plus accueilli personne. Mais là, le contexte était de l'ordre de l'exceptionnel. Il y avait un homme devant elle qui prenait le risque de se faire sécher pour deux nuits de repos, et deux enfants dans le même état, ou sinon pire que lui qui attendaient quelque part, à moitié morts.

S'il pouvait y avoir une petite, un infime chance que Raph accepte, elle savait que serait par elle que la requête passerait. Et pour qu'elle-même y réfléchisse, il fallait faire fort.

Elle devait parler à leur chef.

- Vous avez un leader ?

Les épaules du type s'affaissèrent de soulagement. Une lueur de reconnaissance passa dans son regard. La fille fronça des sourcils, faisant barrage de toute émotion. Ne jamais laisser transparaître quoi que ce soit, surtout dans des situations délicates.

- Ouais. Je peux t'emmener.

- C'est ça, rétorqua-t-elle. Je vais surtout attendre ici et tu vas me l'amener.

S'il voulait l'amener parmi son groupe, c'était mort.

- OK, accepta-t-il. Ça va peut-être prendre une heure ou deux.

- Je veux qu'il vienne désarmé. Et seulement vous deux, personne d'autre. Si je vois ne serait-ce que l'ombre de quelqu'un d'autre je t'abats à vue.

- Ça va être difficile, ricana-t-il. Il a un peu plus à perdre que moi.

- J'en ai rien à foutre. Tu le veux ton abri ou pas ?

Le visage de l'autre se referma. Les mains toujours en évidence, il recula encore jusqu'à lui tourner le dos et filer tout droit.

La fille s'assit sur la butte en mousse, rassemblant ses sacs sur ses genoux, le fusil par-dessus. Elle n'avait peut-être pas pris la bonne décision, mais peu importait désormais, elle allait devoir faire face aux conséquences de ses actes. A commencer par la fureur de Raph.

Elle fouilla dans la poche arrière de son sac à dos, en sortit un objet qui ressemblait à un gros téléphone, épais et noir. Le trésor le plus précieux de toute la planète.

- Raph ? Django, tu me reçois ?

Après un grésillement, une voix franche lui répondit.

- Aqua, que se passe-t-il ?

La voix était emprunte d'inquiétude. Il y avait de quoi. La talkie-walkie était réservé aux urgences, et la première et dernière fois qu'elle l'avait utilisé, elle était sur le point de se faire bouffer par une demi-douzaine de marcheurs.

- Pas de panique, répondit-elle, mais j'aurais besoin que tu viennes.

- Pourquoi ?

- J'ai croisé un type. Il m'a convaincue de l'héberger, lui et son groupe, à l'hôpital pour une ou deux nuits.

- Pardon ? reprit la voix, tout à coup bourrue.

- Raph, ils ont deux gamins et ils sont au bord de l'extinction. Le type amène le chef du groupe, c'est pourquoi je veux que tu viennes aussi.

- Négatif. Tu leur dis que c'est hors de question.

- Je leur ai laissé une chance. Raph, on peut…

- Non.

- Imagine Lauren et Karen, dehors, affamées, à moitié déshydratées, asséna-t-elle. T'y ferais rien, toi ? Dis-moi, qu'est-ce que tu ferais ?

Elle touchait la corde sensible. Non pas tant parce qu'elle avait pitié du type de l'autre groupe et qu'elle voulait absolument les prendre sous son aile, mais plutôt parce que Raph l'agaçait. Ce n'était pas sorcier de ressentir un peu d'empathie, tout de même ! Ce n'était pas elle qui avait un problème, c'était plutôt lui, non ? Elle voulait s'en convaincre, et touchait aux sentiments parce qu'elle n'était plus si sûre de qui avait la bonne attitude. Finalement, fallait-il avoir un cœur de pierre ou faire un geste pour essayer un tant soit peu d'autres à survivre ?

Silence à l'autre bout de l'appareil.

- Au moins, viens et écoute ce qu'ils ont à dire, reprit-elle. T'es pas obligé d'accepter.

Raph ne répondit pas. Elle pouvait facilement l'imaginer à cet instant : les sourcils froncés, les yeux fixant distraitement le bureau, debout, une main contre le dossier du siège, en pleine réflexion. Elle savait qu'elle avait la main. Il ne lui fallait qu'attendre.

- Ils sont armés ?

- J'ai les armes du chasseur. L'autre doit venir les mains vides.

- Dis-moi où tu es.


De longues minutes, cinq marcheurs et quelques couteaux de lancés plus tard, Raph fit son apparition à l'horizon de la forêt. Raph, ou plutôt un solide gaillard dans les cinquante ans, bâti pour se battre et la tête sur les épaules. Quatre-vingt-dix kilos de muscles, ancien Seal, et l'une des rares personnes dont la vie n'avait pas été beaucoup chamboulée par la fin du monde.

- Ils arrivent dans combien de temps ? lança-t-il lorsqu'il fut à portée de voix.

- Quelques minutes.

Arrivé à petites foulées, il ne prit pas la peine de reprendre son souffle avant de se pencher sur les armes rassemblées au pied de la butte sur laquelle elle était assise. L'arbalète fut celle qui attira le plus son attention.

- C'est une Stryker Strykezone, modèle Horton Scout je crois, commenta-t-elle. Six kilos à la louche, carreaux interchangeables. Mortelle à bout portant et jusqu'à une cinquantaine de mètres pour qui sait correctement l'utiliser. Une belle arme.

Il eut exactement les mêmes gestes que ceux qu'elle avait effectués il y a un peu moins d'une heure. Mesurer la puissance de la corde, viser avec, tester le cran de sûreté. Elle n'avait jamais vu une arbalète aussi imposante. Ce genre d'armes avait presque disparu avant l'apocalypse, inutile d'ailleurs à cette époque d'apprendre à manier un objet aussi peu pratique, lent à recharger et encombrant de surcroît. Mais après la quasi-disparition des munitions en tout genre, tout de qui n'était pas à feu mais qui pouvait tuer était devenu une arme de choix. En bref, l'autre chasseur n'avait pas les doigts dans le cul. Alors qu'elle n'avait jamais eu l'occasion d'apprendre à manier une arme pareille et se contentait de ses couteaux et de ses collets pour chasser, lui devait facilement pouvoir attraper son gibier. Et se débarrasser des marcheurs non désirés en bonus.

- Pas mal, marmonna Raph en reposant l'arbalète et en détaillant les couteaux et le revolver.

- Je sais ce que tu penses, dit-elle en descendant de son perchoir.

Raph ne tourna pas la tête. Elle se dirigea vers les marcheurs fraîchement abattus qui formaient comme un cercle autour de la butte.

- Tu voudrais garder les armes, et qu'on se tire d'ici vite fait bien fait, reprit-elle en arrachant son couteau de la tête du premier.

Elle essuya la lame contre un pan de vêtement du mort, et répéta les même gestes pour les quatre autres. Raph la suivait désormais du regard, appuyé contre la mousse, les bras croisés. Il tenait le Beretta dans sa main et en vérifiait la charge, en pensant très probablement qu'il pourrait aisément rejoindre leur armurerie. Mais il savait pertinemment qu'elle ne le laisserait pas prendre les armes gratuitement, elle et son petit brin d'humanité. Elle ignorait d'ailleurs son regard foncièrement contrarié, s'attelant à entasser les corps derrière un tronc.

Semblant de sensibilité féminine exigeait, la rencontre ne pouvait pas se dérouler au milieu des cadavres.

- C'était pas un homme, Raph, dit-t-elle en se tournant finalement vers lui. C'était un fantôme. On est pas obligés de les accueillir, mais au moins on leur rend leurs armes.

Raph grogna. Ce n'était pourtant pas si compliqué de ne penser qu'à sa pomme. Il fallait protéger le groupe. Son empathie était ce qu'il détestait le plus chez elle. Sa sensibilité lui faisait toujours voir le côté humain des choses, quelque chose qui s'était perdu bien avant que le monde ne parte en couilles. Il fallait le voir sous sa carapace anti-émotions, mais quand on la connaissait assez, cela sautait aux yeux. Elle était toujours là, avec ses gestes tendres et sa gentillesse sortie de nulle part, à donner une pomme aux jumelles en cachette ou à caresser les cheveux de Sam jusqu'à ce qu'il s'endorme. Son empathie, c'était aussi un trait de caractère qu'elle n'admettrait jamais, même sous la torture. Elle n'avait pas été élevée pour être ainsi. C'était simplement comme ça et elle ne s'en rendait pas compte. Lui-même avait mis près de deux ans avant de le voir.

Et il détestait ça.

- Les voilà.

Elle avait le regard au loin derrière lui. En se tournant, il vit deux silhouettes se profiler au détour d'une clairière. Elle grimpa à nouveau sur la butte, aux côtés de Raph, attendant qu'ils viennent à eux.

La première chose qu'elle vit chez l'homme qu'accompagnait le chasseur, c'est qu'il portait un chapeau. Un chapeau de shérif, d'après l'étoile qui y était accrochée. Le genre d'étoile que l'on ne trouvait qu'en Alabama, en Géorgie ou au Texas.

Les deux hommes faisaient plus ou moins la même taille. A une vingtaine de mètres, elle put voir que les traits de l'autre étaient encore plus pâles que ceux du chasseur. A vrai dire, il était presque translucide. Dans les quarante ans peut-être, difficile à dire avec la crasse dont il était enduit. Elle déduisit des loques qu'il portait et qui devaient autrefois être son uniforme que le chapeau de shérif lui appartenait. Un ancien flic, tiens, quel aubaine. Ceux qu'elle avait jamais croisés sur son chemin étaient soit complètement fous, soit devenus des maniaques de la justice et de l'ordre ; notions qui avaient aujourd'hui disparu de la surface de la Terre. Elle joua mentalement à pile ou face pour déterminer la catégorie dans laquelle il appartenait.

Lorsqu'ils furent à portée de voix, Raph, déjà redressé et campé sur ses pieds, arma le canon du Beretta et les visa promptement.

- Si vous avez des armes, déposez-les ou je vous sèche avec votre propre flingue.

Les deux hommes s'échangèrent un regard, levèrent lentement les mains.

- Nous ne voulons aucun mal, dit le shérif. Je suis Rick. Lui, c'est Daryl.

Un spasme de son bras fit comprendre à la femme qu'il hésitait à tendre la main, mais il se ravisa. De près, son apparence était encore plus pathétique : sa barbe était longue, sa peau invisible sous les couches de crasse, ses cheveux dressés sur sa tête, noirs et sales, comme électrisés. Le seul détail qui ressortait de ce portrait était ses yeux. Ils brillaient, animés d'un mélange d'émotions qu'elle tenta de déchiffrer : derrière la méfiance et le repli, elle vit l'espoir, la sympathie, la tristesse, la pitié… ? Elle n'avait jamais vu un regard aussi intense, surtout chez un parfait inconnu. Avec la posture voûté, son aspect déplorable, il semblait vulnérable. Ce n'était probablement pas son intention, mais cela sautait aux yeux.

Raph n'en fut pas sensible le moins du monde.

- Peu importe ce qu'elle vous a dit, grogna-t-il en la désignant du menton, la réponse est non. Reprenez vos armes et partez.

Les deux hommes ne bougèrent pas. Le dénommé Daryl ne la quittait pas des yeux, l'expression de marbre. L'autre se remit à parler, doucement.

- Nous avons seulement besoin de deux nuits de repos à l'abri, rien de plus. Nous ne ferons aucun bruit. Nous ne dérangerons personne.

Elle sentit Raph se tendre à ses côtés. Le bougre n'aimait pas qu'on lui force la main. Mais Rick continuait, les yeux rivés à ses pieds, l'air plus hagard que convaincant.

- S'il-vous-plaît. Nous voudrions seulement un toit.

Un mouvement derrière les deux hommes attira le regard de la jeune femme. A quelques dizaines de mètres de là se tenait une silhouette, une fille. Elle était si maigre que l'on aurait dit un squelette sur le point de s'écrouler.

- Nous n'avons pas dormi depuis plusieurs jours. Daryl vous l'a dit, nous avons deux enfants avec nous. Ils ont besoin de repos, ils sont en…

Ce fut comme si la voix de Rick s'éloignait de la jeune femme. La fille se tenait debout, vacillant sur ses pieds. Même à cette distance, on pouvait distinguer sa peau translucide, ses traits maigres. La femme cilla, contemplant la forme.

Ce n'était pas la fille en elle-même qui la marqua le plus. Non, c'était la petite forme humaine qu'elle tenait dans ses bras.

La petite fille était recroquevillée contre sa poitrine de manière à ce que seuls ses cheveux, bruns et épars, soient visibles. Elle était immobile, inconsciente aurait pu-t-on même dire si l'on ignorait les petites mains nouées en poings sur son t-shirt. La fille tenait ce paquet de vêtements comme s'il était le bien le plus précieux au monde, plus précieux qu'elle-même, que ses jambes tremblotantes.

La jeune femme qui se tenait aux côtés de Raph en avait vues, des choses. Pour être franc, même avant que le monde n'implose, elle avait été mise face à des tableaux qui auraient donné des haut-le-cœur à n'importe qui, et elle avait appris à ne pas broncher. Mais il y avait quelque chose dans ce qui s'étendait devant elle à cet instant, quelque chose qui souleva autre chose que son cœur.

Il y avait quelque chose dans ces hommes qui les suppliaient de les accueillir, dans cette forêt tout à coup froide et dénudée, dans ces deux silhouettes maigres et dépareillées, et surtout, dans ce regard. La fille regardait droit dans leur direction. Comme l'on attend un glas, la femme attendit que ses yeux verrouillent les siens. Et lorsque ce fut le cas, elle se perdit dans son regard.

C'était comme si toutes les années écoulées depuis l'apocalypse étaient contenues dans ces yeux. D'un côté, son regard, ses yeux clairs étaient morts. Mornes, éteints, empreints d'un désespoir que chacun portait, enfoui au fond de soi. De l'autre, il avait une lueur toute à fait alerte, réceptive, une espèce d'espoir contenu dans ces poches noires et ces traits tirés.

Elle était jeune, seize ans peut-être. Avec la fillette, elles symbolisaient ce que ce monde allait devenir après avoir pris feu. La nouvelle génération, morte, condamnée, mais déterminée… à quoi ? À aller de l'avant ? La femme pensa qu'elle ne serait pas surprise si elle venait à eux et lui tendait la fillette. Comme si c'était à elle de décider de leur avenir.

Comme si elle avait leur vie entre ses mains.

L'échange silencieux dura quelques secondes, mais c'est comme si elle avait été touchée en plein cœur.

Elle loupa même le mouvement qu'eut l'un des hommes, Daryl, lorsqu'il se retourna en suivant son regard, et fit mouvement sec du bras à l'intention de la fille. Ce fut Raph qui, en roulant les épaules, la fit sortir de sa transe. Elle secoua la tête sous son regard, elle-même étonnée d'avoir négligé son environnement durant ces quelques secondes. Parole de Raph, ça n'était jamais arrivé.

C'eut néanmoins l'avantage de porter son attention sur la silhouette maigrichonne, une fille de leur groupe probablement, qui s'était plantée à cinquante mètres. Elle avait une gamine dans les bras. Rien qu'à voir leur état, évidemment, cela changeait la donne. Ce n'était pas comme s'il y était très sensible, mais cela devait changer la donne. Il ne pouvait pas rester de marbre.

Un courant de panique était passé entre les deux hommes qui leur faisaient face. Elle était peut-être de leur famille, qui sait, la gamine qui ne tenait pas sur ses jambes ou la petite dans ses bras. Le shérif s'était retourné à son tour, et leur avait aussi fait signe de déguerpir, mais elle n'avait pas bougé. Elle fixait Raph. Et ce regard émacié, couplé à celui de la chasseuse qui le scrutait aussi, lui pesait.

Rick et l'autre s'étaient retournés, face à eux, leur regard changeant peu à peu. Ils comprenaient lentement que l'apparition des êtres les plus vulnérables de leur groupe pourrait peut-être tourner à leur avantage. Rick se redressa imperceptiblement, mu par un nouvel espoir. Ils avaient une chance.

« S'il vous plaît. »

Raph eut la désagréable sensation d'être pris au piège. Il lui démangeait de frapper les deux hommes et de les laisser pour morts comme il se devait, mais quelque chose d'autre lui insufflait de faire la bonne chose. Leur regard était lourd, scrutateur. Le chasseur parla à son tour.

« S'il vous plaît. »

Une intuition, tout au fond, lui dit que cela devait arriver et que c'était dans l'ordre des choses. Il ne comprit pas d'où elle venait, mais elle lui rappela l'époque de l'avant-merde, lorsqu'il avait encore ce genre de pressentiments et qu'il les suivait instinctivement. Ils n'étaient jamais revenus depuis la fin de cette époque.

Juste à côté de lui, elle le fixait elle aussi. Elle, la chasseuse, la fougueuse, l'ex-soldate, celle qui ne suivait que ses tripes et qui venait de se perdre dans le regard d'une jeune fille. Elle, qui l'avait toujours, sa petite voix. Son intuition ne l'avait jamais quittée et c'était peut-être l'une des rares choses qu'il lui enviait.

Elle le fixait avec défiance, mais pour une fois, il sut lire derrière ce regard. Il y vit de du respect, de l'honnêteté, de la gêne aussi, mais aussi quelque chose d'autre. Quelque chose qui disait simplement :

S'il te plaît.

Avait-il le choix ? …


Coucou les loulous !

Des mois et des mois de préparation, et je me lance enfin. Wouhou !

Un petit mot sur cette histoire : tout est déjà ficelé, il ne reste qu'à rédiger. Il y aura beaucoup de chapitres.
Les relations platoniques seront au rendez-vous, il y aura de la romance mais pas comme vous vous y attendez. De la romance version fin du monde quoi... enfin vous verrez. Et pas avec Daryl malheureusement, même si je respecte ce petit bougre. Fans de Daryl/OC, désolée. (Mais le Daryl de mon histoire est quand même ultra-cool ! C'est juste que... ben, vous le voyez avec quelqu'un vous ?)

Voilà tout !

R&R, les amis. Et à bientôt !


24 septembre 2015