Murmurés à la lune comme une confession, ces mots étaient violents, tranchants. Le doux chant des vagues ne parvenait pas à remplir cet œil vide et contemplatif de sa beauté. Le calme de la nuit n'était qu'un moyen de noyer les ténèbres dans les ténèbres, il n'était qu'une façade, un mensonge. Parce que rien n'était calme et tranquille. Le monde qu'il observait n'était que bruits, couleurs. Vide de sens et éphémère. Chaque seconde qui passait était vouée à disparaître, aucune ne se répète à l'identique. Et pourtant chacune rapproche l'Homme de sa fin inéluctable : la mort. Observer, analyser, enregistrer ces secondes des Hommes de l'Histoire était sa mission. Conserver l'Histoire cachée dans sa mémoire, son objectif. Faire du sang des guerres l'encre de ses livres, sa vie. Jusqu'à ce que le personnage revienne au néant de l'Histoire, n'appartenant plus qu'au passé. C'était ce qui devait advenir des ses compagnons d'armes, des héros de l'histoire en cours d'écriture. Mais bientôt le conte s'achèvera, avec un happy ending ou une tragédie ? Que lui importait. Il n'était que la plume couchant sur papier les événements, relatant tous gestes des acteurs de cette pièce grotesque que l'on nomme guerre. Il n'avait que faire de ces personnes défendant une cause qu'ils croyaient juste. Il n'éprouvait rien quand il voyait quelqu'un tomber au combat, achevé par un lâche ou comme un héros. Il ne se faisait ni juge ni bourreau : il était impartiale et narrait les faits avec la place de chacun sans favoritisme. Il était un observateur froid.

C'était là ce qui le résumait depuis maintenant trop d'années. Jusqu'à aujourd'hui. Quand il se remémorait les paroles de son tuteur, pourquoi son cœur soit disant inexistant se serrait il dans sa poitrine ? Pourquoi ne pouvait-il s'empêcher de jouer avec cet as de pique, le faisant miroiter à la lumière pâle des rayons de lune ? Qu'est ce qui faisait que pour cette guerre, il s'investissait plus que ce qu'il devrait ? Plus que les précédentes auxquelles il avait assistés ?

« Nous ne sommes pas leurs alliés. »

Pourquoi voulait-il les aider, alors ?

« Nous ne nous engageons que pour enregistrer l'histoire de plus près. »

Pourquoi voulait-il considérer ces êtres de sang et d'encre comme autre chose que des noms sur du papier ?

« Un Bookman n'a pas besoin de cœur. »

La tête enfouie dans ses bras croisés, son unique œil vert tourné vers les agitations des vagues, et ce même as emprisonné dans l'étau de sa main, il ne pouvait que confier à la lune ces mots. Ces mots qui avaient jalonnés sa vie depuis le début de son apprentissage. Ces mots qui signifiaient tant de choses et qui maintenant l'égaraient plus qu'autre chose. Ces mots qui devaient être un résumé de sa vie, et que maintenant il devinait incomplets, insuffisants. La carte de jeu était une preuve que le présent commençait à l'emporter sur le passé. Le seul signe qui était resté dans cet endroit sordide où Allen faillit périr. Il l'avait crû mort, et cela l'avait affecté comme jamais auparavant. Il avait conservé la carte, et même quand il avait appris que son camarade était en vie, n'avait pu se résoudre à s'en débarrasser. Et ça, il ne savait absolument pas pourquoi. Souvenir qu'il ne devait pas oublier, dû à une déformation professionnelle, qui faisait référence à son présent en tant que « Lavi » ? Il ne voulait pas savoir pourquoi.

Une forme se profila dans son dos, sans qu'il ne s'en aperçoive. Mais lorsqu'il entendit le fracas du mât, et qu'il remarqua que ce dernier tombait sur lui, il comprit qu'il devait remettre à plus tard cette réflexion. Le combat reprenait. Ou plutôt, il ne s'était jamais arrêté, n'ayant que de brèves accalmies.

Il continuerait ces interrogations, ces réflexions, ces remises en questions, tant qu'il avait un souffle de vie. Jusqu'à la fin. Parce qu'il sentait que sa vie avait vraiment commencée avec cette guerre. Mais il ne le dirait jamais.