Brisé

Will Graham était un homme brisé comme Jack en avait rarement vu, malgré sa longue carrière au sein du FBI. Par moments, il se disait même qu'il aurait mieux valu pour lui qu'il ne survive pas à sa rencontre avec le Dragon Rouge. Ils l'avaient récupéré trempé de sang, avec une plaie profonde à la joue et une autre, proche de la clavicule. Les deux blessures avaient laissé des cicatrices mais ce n'était pas la balafre barrant la pommette du consultant pour le FBI qui faisait peur à voir, mais bien son visage entier, blême et cerné, et son regard éteint. Graham avait pris tous les risques pour se rapprocher d'Hannibal Lecter, et il avait tout perdu, jusqu'à sa volonté d'arrêter ou de tuer le cannibale. Il l'avait laissé filer cette nuit-là, et il disait n'avoir aucune idée de l'endroit où le criminel pourrait bien se trouver actuellement. Au début, le chef du département des sciences du comportement ne l'avait pas cru à ce sujet, et il l'avait questionné encore et encore, jusqu'à ce qu'il craque et lui hurle qu'il ne savait pas, et qu'il n'en avait plus rien à foutre. Cela aussi, Jack avait eu du mal à le croire, mais à présent, il en était convaincu. Will n'accordait plus d'importance à quoi que ce soit, pas même à ses chiens bien-aimés, du moins ceux qui avaient survécus à Dolarhyde qui les avait poignardés à la hâte avant de quitter Wolf Trap.

Will avait cherché de bonnes familles pour ce qui restait de sa petite meute, mais il ne s'était pas séparé que d'elle. Il avait aussi donné une grande partie de ses biens, et il avait rédigé son testament. Pour Jack, ça avait ressemblé à une préparation à une fuite en compagnie d'Hannibal, mais si ça avait été le cas, Will ne se serait pas laissé aller à ce point. Il était trop souvent ivre, il prenait des somnifères et mangeait peu. Et il avait refusé de déménager, malgré les conseils de tous ceux qu'il considérait comme des proches, c'est-à-dire seulement Jack, Price et Zeller. Son état dépressif ne datait cependant pas de la période qui avait suivi la mort de Dolarhyde (il n'avait pas été inquiété pour son meurtre, commis en état de légitime défense), mais bien du moment où sa propre famille avait été assassinée par celui-ci. Il s'en voulait de ne pas avoir compris les sous-entendus que lui avait fait Lecter lors de sa visite en prison, et il en avait parlé avec Jack :

― C'était pourtant si évident... Je l'ai accusé de laisser une famille mourir en retenant des informations, et il m'a clairement répondu que c'était moi qui les laissait mourir. Que ce n'était pas sa famille. J'étais sur le chemin du retour quand j'ai compris... Trop tard. Bien trop tard.

― Il est le seul responsable, Will. Enfin, lui et Dolarhyde. Ils sont également responsables pour ce qui est arrivé à Molly et Walter, pas vous.

― Je sais. C'était tellement horrible de les voir allongés là... Avant même de rentrer dans la maison, je savais qu'ils étaient morts. Je savais ce que j'allais voir, et pourtant, je devais vérifier. Vous savez ce qui était le pire, Jack ?

L'homme avait secoué négativement la tête, à l'écoute et terriblement désolé pour son profiler. Il connaissait la douleur que faisait éprouver la perte d'une épouse, et il n'osait imaginer celle provoquée par la mort d'un enfant. Il s'était attendu à ce que Will pleure, mais il avait juste continué à parler, le regard perdu quelque part dans son esprit, à mi-chemin entre Wolf Trap et l'enfer.

― Le pire, c'était les éclats de miroir. Il se regardait dedans, après les meurtres. Les lieux résonnaient encore de sa présence, mais je n'ai vu que mon propre reflet. Que moi. Je me sentais exactement comme si je les avais tués de mes mains. Hannibal savait que ça me ferait cet effet.

― Oui, je suppose qu'il le savait. Il a toujours eu un coup d'avance. Dites-moi, Will... pourquoi est-ce que vous ne l'avez pas tué, cette nuit-là ?

― Je ne sais pas. Il était plus blessé que je ne l'étais, et j'ai eu plus d'une occasion de le tuer, mais je ne l'ai pas fait. Quand je le regardais, j'avais l'impression de me voir. Je venais de tuer un homme en sa compagnie.

― Vous avez tué un monstre. Un monstre qui vous a pris votre famille. Trouver de la satisfaction dans le fait de venger les siens, c'est quelque chose que je peux comprendre.

― Ce n'était pas de la vengeance. Mon dieu, je ne pensais même pas à eux quand je l'ai fait. Voir la vie quitter le corps de Dolarhyde, et tout ce sang... C'était magnifique. Et je me sentais bien, comme je ne l'avais plus été depuis fort longtemps.

― Alors vous avez épargné Hannibal parce que vous vous sentiez coupable de... lui ressembler, d'une certaine façon ?

― Ce serait une explication sensée, mais non, ce n'était pas seulement une question de culpabilité. Malgré tout ce qu'il m'a fait, je n'ai pas pu en finir... Je... je suis fatigué maintenant, Jack.

La voix de l'empathe semblait sur le point de se briser, et son ancien employeur n'insista pas.

― D'accord, je vais vous laisser. S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire, n'hésitez pas à m'appeler.

Mais Will n'avait jamais appelé, et deux mois jour pour jour après la mort du Dragon, il avait disparu.

...

Will avait menti sans aucune difficulté à son supérieur. Après avoir joué si longtemps au jeu du chat et de la souris avec Hannibal, mentir était devenu une seconde nature. Il était devenu capable de tromper n'importe qui, peut-être même l'homme qu'il allait rejoindre. Cependant, il n'avait aucune intention de mentir aujourd'hui, bien au contraire. Il allait s'ouvrir à lui avec la plus grande sincérité, et pour la toute dernière fois.

Lorsqu'ils avaient tué Dolarhyde, Hannibal avait désiré qu'ils s'enfuient ensemble, mais il avait refusé, encore. Ce n'était pas qu'il n'en avait pas eu envie, mais il avait fait comprendre au psychiatre qu'il avait besoin de temps, et de mettre de l'ordre dans ses affaires avant de le rejoindre pour de bon. Il avait exigé deux mois, et même si Hannibal savait que le pays entier guetterait le moindre signe de sa présence, il avait accepté. Etait-il resté dans la maison où ils s'étaient donné rendez-vous, perdue au milieu de nulle part, ou avait-il sans cesse changé d'endroits, Will ne le savait pas, et ça n'avait que peu d'importance. Tout ce qui comptait, c'était qu'Hannibal se trouve bien derrière cette porte contre laquelle il frappait à présent.

Lorsqu'elle s'ouvrit sur le cannibale, le profiler nota le léger tremblement dans la voix basse et grave de ce dernier qui l'accueillit par un « bonsoir, Will » poli, comme à son habitude. Alors qu'à sa venue en prison, Will était revenu à « docteur Lecter » pour tenter de se protéger et de mettre de la distance entre eux, il répondit :

― Bonsoir, Hannibal.

Un léger sourire s'étira sur les lèvres du Lituanien, puis il s'écarta pour le laisser entrer. Ils s'installèrent dans le salon, et pendant que le psychiatre lui servait du vin, Will observa à peine son environnement, ne s'intéressant guère à ce qui se trouvait autour de lui. Il était concentré sur son hôte. Ce dernier lui demanda sans perdre de temps, après avoir avalé une première gorgée de Château d'Yquem :

― Vous avez pu faire vos adieux à votre ancienne vie, Will ? Vous êtes prêt à quitter le territoire, dès ce soir ?

― J'ai fait mes adieux, oui. Mais les choses ne sont pas aussi simples qu'elles le paraissent en ce moment. Ne vous méprenez pas, je resterai à vos côtés, à présent. Je ne vous quitterai plus jamais, mais le processus sera douloureux.

― Que voulez-vous dire ?

― Que nous traînons trop de cadavres dans notre... relation, répondit Will, faisant sourire son interlocuteur.

― Et vous désirez que nous en fassions l'autopsie ? Cela pourrait faire plus de mal que de bien. Nous pouvons prendre un nouveau départ. Vous en avez eu de nombreuses fois l'opportunité... Il ne tient qu'à vous de la saisir.

― J'en ai toujours eu envie, même la première fois, lorsque j'étais supposé tuer Jack et m'enfuir avec vous. Mais plus aujourd'hui, pour la seule raison que je ne ressens plus aucune envie d'aucune sorte. Je pense sincèrement que vos intentions n'étaient pas de me nuire, du moins, plus après que vous m'ayez fait libérer de prison. Vous vouliez m'aider à me réaliser...

― Vous étiez destiné à devenir celui que vous êtes aujourd'hui. Je vous ai juste donné l'impulsion, pour vous aider à sortir de la chrysalide. Et vous êtes... magnifique, bien plus que ne l'était le Dragon, ou aucun des tueurs que vous avez arrêtés. Vous n'êtes soumis à aucune fantaisie, vous êtes parfaitement sain d'esprit, et vous avez pleinement conscience de vos actes.

― C'est vrai. Mais je n'y serai jamais parvenu sans... ces impulsions. De petites pressions sur la chrysalide, qui m'ont rendu plus prudent, plus intelligent, plus manipulateur, plus sûr de moi. Il semblerait que je sois devenu un imposant et dangereux papillon de nuit. Malgré mon empathie, ma sensibilité s'est amoindrie. Du moins je le pensais. J'ai eu cette impression qu'il pouvait y avoir une accoutumance à l'horreur.

― Mais ce n'était pas le cas ?

― C'est le cas jusqu'à un certain point. Les cauchemars ont diminué, et la vue des corps lors des enquêtes... cela ne me faisait plus rien. Un jour, alors que Molly cuisinait, elle s'est blessée avec un couteau. Elle saignait abondamment, et je n'ai pas essayé de l'aider. Je l'ai juste regardée, ainsi que la tache de sang, qui me faisait penser à une autre tache que j'avais vu sur une scène de crime. Ce n'était plus que de simples informations, pas ma femme en train de souffrir, vous comprenez ?

― Je comprends, répondit simplement Hannibal, attendant la suite des explications du profiler.

― C'est à ce moment que j'ai décidé de ne pas venir vous voir en prison, jamais. De ne pas vous écrire, même si je souffrais de la perte de l'ami que vous aviez été pour moi. Je n'ai jamais eu beaucoup d'amis, ils ne comprenaient pas... Vous savez exactement ce que ça fait, de ne pas être compris. C'est pourquoi vous m'étiez précieux, malgré ce que vous me faisiez subir, tout comme je l'étais pour vous, malgré mes intentions de vous emprisonner.

― Vous étiez effrayé à l'idée de perdre toute votre humanité. Mais ce n'est jamais le cas. Il en reste toujours quelque chose.

― Trop peu. Même si je croyais pouvoir me contenter de l'infime trace d'humanité qui existait encore en vous. Cette infime trace qui s'intéressait à moi et me faisait me sentir tellement unique...

― Vous l'êtes.

― Non, je ne le suis pas. Vous avez presque réussi, mais c'était un jeu à l'équilibre tellement fragile... Vous avez donné une impulsion de trop. Le dragon ne m'a pas brisé les reins, vous l'avez fait. Et les tasses brisées ne se reconstituent pas, c'est une leçon que vous m'avez bien apprise.

― C'est à cause de l'enfant, n'est-ce pas ? demanda le psychiatre, si bas que ses paroles étaient à peine audibles.

― Je sais pourquoi vous l'avez fait. Vous ne supportiez pas qu'il puisse y avoir qui que ce soit dans ma vie que je puisse aimer en-dehors de vous. Vous êtes... si égoïste et si cruel. Et vous êtes également hypocrite.

―Will...

― Oui, vous l'êtes. Vous disiez que vous ne vouliez pas me modeler à votre image, que vous me donneriez juste l'impulsion, mais ce n'était pas vrai. Vous vouliez que je devienne exactement comme vous, si proche que nous pourrions nous confondre. Vous m'avez fait vivre votre propre traumatisme, mais vous n'avez perdu qu'un seul enfant ! Vous m'en avez arraché trois.

― Je vous ai libéré d'un quotidien auquel vous n'auriez pas pu échapper par vous-même. Vous vous ennuyiez déjà auprès d'eux, Will. Vous vous seriez contenté d'une vie banale, en regrettant chaque jour ce choix mais en ne parvenant pas à vous en défaire.

― Vous n'en savez rien !

― Vous ne les auriez pas abandonnés, parce que c'est ce que vous redoutez le plus vous-même. Votre mère est partie lorsque vous étiez très jeune, et vous n'avez plus aucun contact avec votre père. Non, vous n'auriez pas pu les laisser derrière vous, et pourtant, vous aviez le désir d'être libre. Vous avez très rapidement imaginé Molly à la place des victimes du Dragon...

― Une simple association de pensées...

― Mon avertissement à propos de son attaque à venir était on ne peut plus claire, et vous avez une intelligence remarquable.

― Vous êtes en train de dire que si je n'ai pas compris tout de suite qu'il s'agissait de ma famille, c'est parce que je souhaitais leur mort ?

― Indirectement, oui.

Hannibal ne s'attendait pas à la gifle qui suivit, et à laquelle il aurait préféré un coup de poing, plus direct et dicté par la rage. Il sentait le profiler sur le point de se briser en morceaux comme de la porcelaine fragile, et c'est pourquoi il poursuivit doucement, sans se mettre en colère :

― Indirectement, pour la liberté que cela vous apporterait. C'était inconscient de votre part.

― Vous n'avez pas idée... vous n'avez pas idée de ce que c'est. Vous avez oublié, c'est pourquoi vous êtes capable de toutes ces choses. Vous avez raison, parfois je... m'ennuyais, en leur compagnie. Mais le plus souvent, j'étais heureux et en paix. Molly était une bonne personne, elle... elle était si patiente avec moi. Elle supportait mes trop longs silences, et mes absences répétées, les jours passés en-dehors de la maison à pêcher, parce que j'avais encore trop de ces choses à l'esprit et que je ne supportais pas le moindre contact. Elle respectait le fait que je ne puisse pas tout lui dire, que je ne pourrais peut-être jamais...

Will vida son verre, prit une profonde inspiration puis continua :

― C'était la première personne avec qui j'établissais un véritable lien, en-dehors de vous. Avec elle, les choses étaient si simples... Je savais que je n'étais pas parfaitement à ma place dans cette famille, mais c'était la mienne. Au début, Walter était très méfiant... Il m'évitait, et il ne se confiait pas à moi. Et puis un soir, il m'a appelé plutôt que sa mère, pour m'expliquer qu'un garçon plus âgé l'embêtait à l'école. On a parlé longtemps, et je lui ai dit que je ferai tout pour que ça s'arrange et...

Le profiler se passa une main sur le visage, s'essuyant les yeux qui brillaient de larmes contenues.

― Il m'a dit merci, il a passé ses bras autour de mon cou et il m'a... il m'a appelé papa...

― Je suis sincèrement désolé, Will.

― Je pensais que plus rien ne pouvait m'atteindre, que je pouvais voir n'importe quoi sur une scène de crime, mais c'était mon fils, et il y avait ces éclats de miroir dans ses yeux... Qui ne reflétaient que moi. C'était juste comme si je les avais tués, mais c'était vous. Seulement vous. Je vous hais... tellement, cracha Will, le visage humide de larmes.

Il brisa ensuite son verre en le frappant contre la table, puis il se leva et vint se placer devant Hannibal qui n'avait pas bougé, et qui ne bougea pas davantage quand le tesson tranchant fut appuyé contre sa pomme d'Adam. Il dit juste, très calmement :

― Faites-le, si ça peut vous soulager.

La main de Will tremblait, et il répondit, avant de jeter le verre avec violence un peu plus loin :

― Rien ne pourra me soulager. Je ne peux pas venir avec vous... et je ne peux pas vous tuer.

― Will... la seule chose qui m'importe, c'est de vous avoir à mes côtés, avoua le psychiatre, en se levant pour regarder le profiler dans les yeux.

Comme l'homme pleurait toujours, il l'attira contre lui, et sentit son cœur se serrer parce qu'il ne l'avait jamais vu dans un tel état. Il était amaigri, peu soigné, il tremblait et ses pleurs étaient de véritablement sanglots. Ce n'était pas juste quelques larmes factices comme lorsqu'il était en prison, pas juste une larme unique comme il en avait versé une pour Abigail. La tasse était en train de se briser, et le psychiatre avait l'impression que seules ses mains serrées autour d'elle maintenait encore les morceaux ensemble. Il ne lâcha pas Will, lui passant les mains dans le dos et allant jusqu'à poser la tête sur son épaule en un geste plus intime que tout ce qu'ils avaient partagés jusqu'alors.

― Vous disiez que vous resteriez, cette fois...souffla-t-il, et il sentit un long frisson parcourir sa colonne vertébrale quand Will hocha la tête, avant de lui souffler à l'oreille :

― Il ne reste qu'un seul moyen pour moi d'être à vos côtés, Hannibal. Mangez-moi...S'il-vous-plaît.


Notes :

Correcteur : Maeglin Surion (merci merci merciii pour la correction hyper rapide alors que je t'ai passé le texte à la dernière minute)

Prologue écrit dans le cadre du Collectif Noname : challenge d'été 2018, sur le thème « derniers moments ». Il sera suivi de deux chapitres.

Question de l'autrice du défi « derniers moments », Emiliekalin : Quel a été le livre (ou l'histoire) le/la plus dur(e) à lire, voire que vous n'avez pas pu finir et pourquoi ?

Il y a « premier de cordée » que je n'ai jamais pu finir tellement je le trouvais long et ennuyeux, et pour la plus dure au niveau des thèmes, « rouge sang » de Melvin Burgess.