Chapitre 1

Jo court en haletant, sa main menue dans la grande main du Docteur.

« Docteur ! gémit-elle. Je ne vais pas… pas y arriver ! »

Derrière eux, le vrombissement d'une voiture se rapproche.

« Courage, Jo, courage ! répond le Docteur. Si vous arrivons… arrivons à cette butte, nous aurons… un répit. »

La route en lacets s'accroche aux flancs abrupts de la montagne. Le véhicule qui les poursuit n'est pas encore visible, mais il n'est pas loin.

Elle pousse un cri, lorsqu'elle le voit soudain surgir du plus proche virage. C'est une jeep de l'armée, marquée du sigle UNIT sur les portières. L'homme qui est au volant a un visage mince aux tempes qui commencent à se dégarnir, et une petite barbe grisonnante marquée de deux mouches blanches sur les côtés. Un sourire triomphal étire ses lèvres, lorsqu'il aperçoit les deux fuyards.

« La glissière, crie le Docteur. Passons derrière, nous serons un peu plus à l'abri ! »

Il soulève la jeune femme et la hisse de l'autre côté de la rambarde métallique.

« Cours ! » lui ordonne-t-il.

Sans oser regarder le précipice en dessous d'elle, Jo se déplace le plus vite possible vers la butte. Elle entend les cailloux qui dégringolent sous ses les pas, et sous ceux du Docteur qui la suit.

Le moteur rugit, de plus en plus près. Le mufle kaki de la jeep fonce vers eux.

« Il va essayer de nous faire tomber ! » hurle le Docteur.

Soudain, c'est le silence. Jo, abasourdie, voit passer au ralenti au dessus d'elle, les roues avant du véhicule, puis son châssis, enfin ses roues arrières. Elle suit le mouvement de la voiture : après une envolée qui la détache quelques secondes sur le bleu du ciel, la jeep bascule vers le ravin et percute la pente une première fois. Puis elle rebondit en tourbillonnant en une courbe élégante pour un second choc, suivit d'un troisième et enfin d'un quatrième qui l'amène au fond du précipice. Une brève explosion, et le feu dévore la carcasse, dont les pneus tournent encore.

Pendant ce temps, un petit objet noir qui s'était détaché de la voiture lorsqu'elle était encore en l'air, heurte le sol rocailleux au milieu du versant, et dégringole ensuite une centaine de mètres avant de s'arrêter.

Jo reprend son souffle, tremblante, ses doigts tétanisés accrochés au garde-fou de métal gris. Le Docteur saisit ses épaules en un geste rassurant.

« Tu vas bien, Jo ? demande-t-il.

– Oui… oui… balbutie-t-elle. Je pense que oui. »

Puis, après avoir avalé sa salive :

« Que s'est-il passé ?

– Je ne sais pas. Allons voir. »

Il enjambe la barrière et se dirige vers le milieu de la route. Elle le voit s'accroupir et lui faire signe de venir. Lorsqu'elle le rejoint, il lui montre un tas de pierres qui sont tombés de l'escarpement au dessus du chemin.

« Regarde », lui dit-il en désignant l'une d'entre elles.

Une des roches, assez grosse, a la forme d'un coin. Les traces d'une roue sont encore visible dessus.

« À la vitesse où il allait, ce cailloux lui a servi de tremplin. »

Mimant l'événement, le Docteur fait glisser sa main sur la surface en pente et la projette en avant vers le ravin en sifflant :

« Ffiiou ! »

ooo

Ils reviennent vers le rebord et regardent en bas. Le feu finit de brûler ce qui reste du véhicule. À mi-pente, la silhouette noire du Maître est toujours immobile, allongée sur le ventre. Sa jambe droite a pris un angle peu naturel. Ses deux bras entourent son crâne comme s'il avait essayé de le protéger.

« Un chemin muletier ! » s'exclame le Docteur en montrant à Jo un sentier qui débute à quelques centaines de mètres vers l'aval, et gagne le fond de la vallée en formant de longs zigzags.

Une des courbes passe à quelques pas seulement du gisant.

« Vous voulez que nous descendions ? questionne la jeune femme, surprise.

– Pour voir comment il va, oui. On ne peut pas le laisser là, de toute façon. Il appartient aux autorités de ce pays qui seront ravis de le récupérer pour le boucler solidement.

– Dans un bon cercueil très certainement, marmonne Jo. Je ne vois pas comment quelqu'un pourrait survivre à une telle chute.

– N'en sois pas si sûre. Les Seigneurs du Temps sont extrêmement résistants. Viens.

– J'arrive Docteur. J'appelle le Brigadier pour qu'il sache où nous sommes. »

Quelques instants plus tard, elle le retrouve en train de longer prudemment le chemin escarpé.

« Attention, Jo, lui murmure-t-il. C'est très étroit par endroits.

– Ils vont venir, répond-elle. Le Brigadier était content que nous l'ayons attrapé.

– Nous ne l'avons pas attrapé, Jo. Il s'est pris à son propre piège.

– Je sais, Docteur. Je ne suis pas entrée dans les détails », ajoute-t-elle en souriant.

La descente est si difficile, qu'ils parviennent au niveau du Maître seulement quand les camions de UNIT se garent tout en haut, sur la route.

« Je me demande comment on peut avancer sur ce raidillon, soupire Jo, même une mule. »

Le Docteur s'accroupit près de son vieil ennemi.

« Attention, Docteur ! s'écrie-t-elle. C'est peut-être une ruse.

– Ne t'inquiète pas. Je le connais, je me méfie. »

Il commence par tâtonner à la recherche de la carotide.

« Il est vivant, annonce-t-il.

– Dommage, grogne sa compagne.

– Oh, Jo, murmure le Docteur d'un ton de reproche.

– Pardon, Docteur. Mais, cela aurait résolu pas mal de problèmes, non ? »

Se redressant et lui faisant face, le Docteur la regarde d'un air tristement sévère.

« Souhaiter sa mort te met dans le même camp que lui, Jo. »

La jeune femme rougit légèrement.

« Je suis désolée, murmure-t-elle. Il a fait tellement de mal…

– Je sais, soupire le Seigneur du Temps. Cependant, cela ne nous donne le droit ni de le tuer, ni de désirer sa mort. Nous sommes d'une autre trempe, n'est-ce pas ? »

Elle grimace et hoche la tête.

Le bourdonnement d'un hélicoptère attire leur attention. Il vient assez rapidement se mettre à leur aplomb. Une croix rouge sur fond blanc se détache sur le gris-vert de l'engin.

« Un véhicule sanitaire ? s'étonne le Docteur, criant pour se faire entendre dans le ronflement des pales.

– J'ai prévenu le Brigadier qu'il y aurait peut-être un blessé grave dans un lieu difficile d'accès », lui répond-elle sur le même ton.

Le visage du Docteur s'étire dans un grand sourire. Il prend le menton de Jo et lève sa tête vers lui.

« Voilà la mademoiselle Grant que je connais ! » s'exclame-t-il.

ooo

De l'ambulance volante, descendent deux hommes équipés de matériel médical. Ils atterrissent à quelques mètres au dessus d'eux, et dégringolent dans leur direction avec la facilité de personnes ayant l'habitude des situations hasardeuses.

« Chirurgien-major Linddell, se présente le premier en serrant la main du Docteur.

– Le Docteur.

– Un docteur ? Docteur qui ?

– Appelez-moi juste le Docteur.

– Jo Grant, membre de UNIT, intervient Jo en tendant le bras à son tour. Le Docteur est notre conseiller scientifique.

– Oh d'accord ! Enchanté mademoiselle Grant. »

Il montre l'autre homme :

« L'infirmier McMullin. Bien ! Que se passe-t-il ? »

Sans attendre leur réponse, les deux militaires se penchent sur la silhouette noire toujours immobile.

Jo les regarde manipuler le corps inconscient avec une grande douceur et une grande habileté. Ils discutent entre eux et avec le Docteur. Ils déplient des objets que la jeune femme n'arrive pas à identifier, jusqu'à ce qu'elle les voit en entourer le cou et le torse du Maître, ainsi que sa jambe.

Très vite, ils l'étendent sur le dos, tout le haut du corps bloqué dans un corset. Jo en profite pour jeter un coup d'œil à son visage. Difficile de dire quoi que ce soit, sinon qu'il a la joue gauche éraflée et les yeux fermés. Une civière arrive à son tour de l'hélicoptère, et les deux hommes y attachent le blessé.

Au moment où elle commence à remonter vers l'engin volant, le communicateur de Jo grésille.

« Ici le Brigadier. Mademoiselle Grant, me recevez-vous ?

– Ici Jo. Je vois reçois très bien.

Nous vous envoyons des grappins pour vous permettre de remonter plus facilement.

– Merci Brigadier, ce n'est pas de refus. Nous avons mis un temps fou pour arriver jusqu'ici. C'était assez acrobatique. »

Peu après, ils ont de retour sur la route.

« Eh bien, Docteur ! s'écrie le Brigadier en se frottant les mains avec satisfaction. Enfin, cette fois-ci nous le tenons !

– Du moins… pendant un certain temps, réplique le Docteur.

– Voyons ! Vous n'allez pas me dire qu'il va réussir à s'évader dans l'état où il est !

– Pas tout de suite, Brigadier. Non, certainement pas tout de suite. Mais il va récupérer, et alors, il faudra l'avoir à l'œil.

– Bien entendu, répond le militaire. Même sa chambre d'hôpital sera un vrai bunker, croyez-moi. »