Le valet espagnol poussait violemment le jeune Lovino le long du grand couloir du manoir. Sur leur passage, les servants se retournaient les uns après les autres pour ne rien louper du spectacle. Le jeune Italien n'était arrivé que depuis quelques mois mais il s'était déjà forgé une solide réputation.

Le valet arrêta finalement son pas cadencé au pied d'une lourde porte close. Lovino leva les yeux, jamais il n'avait vu une porte aussi majestueuse au sein d'un bâtiment. Le valet qui l'accompagnait s'adressa d'un ton sec au majordome alors que Lovino se perdait dans l'observation des finitions de la porte au style purement espagnol.

- Je souhaite voir le maître.

- Monsieur est occupé, je…, commença l'homme qui attendait au pied de la porte.

- Tu m'ouvres tout de suite ou dans moins de temps qu'il n'en faut pour le dire le cadavre de ce gamin gît à terre !

Il saisit violemment le bras du jeune Italien en demandant une dernière fois au majordome d'ouvrir la porte. L'homme finit par obéir et exécuta non sans trembler l'ordre indiqué.

- Monsieur, dit-il en entrant, tirant derrière lui le jeune homme qui semblait ronchonner, je suis navré de vous déranger pendant votre étude mais je ne peux pas m'occuper une seconde de plus de cet abruti fini !

Après avoir pris le temps de terminer la phrase qu'il écrivait, le maître des lieux releva la tête de son pupitre et jeta un air étonnamment innocent vers les deux hommes qui venaient le déranger dans sa chambre. Il avait le visage assez fin où se peignait le teint typique des hommes méditerranéens. La richesse des vêtements qu'il portait ne laissait présager aucun doute sur sa noblesse. Ce qui détonnait le plus sur son visage était ses yeux. Lovino n'avait encore jamais vu d'émeraudes mais il ne doutait pas qu'elles devaient avoir une couleur et une brillance semblables aux iris du jeune aristocrate.

- Enfin, que se passe-t-il ?

- Je vous présente le larbin le plus inutile que cette terre n'ai jamais porté !

Comme pour associer le geste à la parole, l'homme poussa violemment Lovino au centre de la pièce. Ce qui le sortit de sa rêverie et le détacha du regard hypnotisant du bel Espagnol. Il trébucha avant de jeter un regard assassin au valet qui reprit de plus belle.

- Il est arrivé ici il y a environ deux mois, après la prise d'une région italienne Monsieur.

- Oui, j'ai beaucoup entendu parler de lui. Il se dressait encore contre nous alors que son armée entière était tombée. Pour protéger quelqu'un m'a-t-on dit, un vrai gladiateur !

- C'était mon frère, coupa le jeune Italien dont l'accent respirait le sud de l'Italie, je protégeais mon frère de vos sales pattes, espèce de connard !

Il avait relevé un regard haineux vers les yeux verdoyant de son interlocuteur.

- Protéger, c'est un bien grand mot, reprit le valet, il est tombé au premier adversaire. Ledit frère a été pris par l'Empire Austro-Hongrois Monsieur. Comme ce gamin est monté comme un asticot, en toute bonté j'ai voulu lui épargner un travail purement physique et l'ai assigné aux tâches du manoir de Monsieur.

- Tu as bien fais, répondit le jeune homme.

Son regard ne quittait plus le jeune Italien, il semblait presque essayer de l'analyser, ce qui énerva rapidement Lovino.

- Enfin, tout ça pour vous dire, reprit le valet, qu'en moins de deux semaines, il avait déjà fait couler la moitié du linge de maison au fond de la rivière, détruit une vingtaine d'objets de collection du manoir (sans compter la vaisselle), laissé une dizaine de porcs s'échapper dans les jardins (les jardiniers n'ont toujours pas réparé tous les dégâts causés !) et foutu le feu au conduit de la grande cheminée. Et les semaines suivantes il a accompli encore mille autres âneries de ce genre ! Hier encore, j'ai voulu le mettre aux cuisines, et cet effronté m'a rétorqué, je cite : …

- Des bâtards d'Espagnols comme vous ne mériteraient même pas la nourriture que les Italiens destinent au bétail, coupa Lovino en gardant son regard transperçant fixé dans celui du jeune aristocrate. Je descends d'une illustre famille romaine alors vous pouvez aller vous faire foutre si vous pensez que j'astiquerai un jour les pompes de je-ne-sais quel Hispanique !

L'homme aux yeux émeraude éclata de rire, ce qui déstabilisa Lovino, il s'attendait à tout sauf à cette réaction. De plus, plus il y pensait et plus le sourire du jeune homme lui semblait… intriguant.

- Si jeune et il utilise déjà un langage si fleuri !

Lovino n'appréciait finalement que très peu qu'on se moque ainsi de lui, il s'apprêtait à répondre à ce fils à papa d'Espagnol quand le valet reprit.

- Voyez Monsieur, comme il s'adresse à son maître ! Du temps de votre père il aurait été fouetté pour bien moins que ça ! Ces moins-que-rien d'Italiens mériteraient qu'on les pende tous !

A ces mots, le sang de Lovino ne fit qu'un tour, il se voyait déjà foutre un pain énorme à ce fils de chien.

- N'insulte pas mon peuple, espèce de… !

Il fut stoppé par une main ferme qui vint attraper son épaule. Il se retourna pour voir le visage sévère du maître des lieux fixé sur le valet. Un frisson parcouru Lovino de part en part, l'expression qu'affichait l'Espagnol semblait être celle d'un démon. Il était difficile de croire que l'homme qu'il avait maintenant à côté de lui était le même que celui qui riait joyeusement quelque instant auparavant.

- Je ne suis pas mon père et je ne fouette pas mes domestiques, lâcha le jeune Espagnol. De plus j'apprécie déjà énormément ce garçon, tâche de ne plus l'énerver.

- Les prisonniers doivent servir ou mourir Monsieur, répondit l'homme calmement.

- Je vous enlève sa charge puisque c'est ce que vous désirez. Il sera assigné à mes appartements et ne recevra que mes ordres directs, je m'occuperai personnellement de lui. Maintenant sortez.

- Comme Monsieur voudra, grommela l'homme avant de quitter la chambre.

A peine la porte fut-elle fermée que Lovino se dégagea brutalement de l'emprise posée sur son épaule.

- Je ne viendrai jamais vous picorer dans la main. Que ce soit clair, bastardo !

Pour toute réponse, le jeune homme hocha la tête en signe d'approbation avant de retourner s'assoir à son bureau et de reprendre ses occupations.

Lovino resta penaud, au milieu de la pièce, ne sachant plus quoi ajouter. Il ne savait plus quoi penser, son interlocuteur semblait avoir une patience de béton. C'était bien la première fois depuis des mois que quelqu'un prenait son parti, et il fallait que ce soit ce même homme qui l'ait arraché à ses racines. Non, il était hors de question qu'il se mette à obéir, l'Espagnol ne serait jamais plus têtu que lui, il finirait bien par craquer et s'énerver.

Ne sachant que faire et le silence devenant pesant, Lovino entreprit de jeter discrètement un coup d'œil à la pièce. En face de lui se trouvait une immense fenêtre qui emplissait la chambre de lumière, elle était encadrée par deux épais rideaux. Des tapisseries rouge et or ornaient les murs. Contre le mur à sa gauche reposait le lit. Et quel lit ! Jamais Lovino n'en avait vu d'aussi grand, d'aussi beau. La couleur rouge vive du dessus de lit lui rappela les couleurs de l'antique Rome, comment l'Italie avait-elle pu arriver aussi bas ? Son cœur se serra un instant avant qu'il ne chasse cette pensée de son esprit. De l'autre côté de la pièce se trouvait une petite table autour de laquelle étaient disposés quatre fauteuils, le tout toujours dans les tons rouge et doré de la chambre. Son regard revint finalement vers le jeune homme occupé à écrire, assis au bureau à côté du lit, sa plume glissait sur le papier dans une douceur extrême. Lovino fixa un instant la longue main du jeune homme qui déposait dans une agilité exquise l'encre fraiche sur le papier. Lovino se fit ensuite la réflexion que le jeune Espagnol était plus grand qu'il ne l'avait cru aux premiers abords, il s'en était rendu compte quand celui-ci s'était levé. Sa silhouette était aussi plus élancée. Alors qu'il écrivait, l'Espagnol laissait se dessiner un léger sourire sur son visage, que Lovino pouvait presque qualifier d'espiègle. Il n'arrivait pas à s'en détacher, quelles pensées pouvaient bien cacher un tel sourire ? Il eut soudainement une furieuse envie de découvrir ce que pouvait bien contenir les lettres du jeune aristocrate. Vu l'expression de son visage, il était fort possible que la lettre soit destinée à une courtisane ou à un ami proche à qui il racontait une nouvelle aventure. Lovino se penchait discrètement par-dessus l'épaule de l'Espagnol quand celui-ci brisa enfin le silence.

- Je trouve ton accent adorable.

- Allez vous faire foutre, répondit Lovino en se redressant soudainement.

Les mots étaient sortis spontanément de sa bouche, et il ne les regrettait pas du tout. Bien au contraire, il se félicitait de ne même pas avoir pris le temps de réfléchir. De son côté, le jeune homme scella les deux lettres qu'il venait d'écrire avant de se retourner vers Lovino.

- Tu parles bien espagnol.

- Je n'ai pas eu le choix. Et j'apprends vite.

- Quel âge as-tu ?

- 17 ans.

- Ton nom ?

- Vargas.

- Tu as bien un prénom ?

- Appelez-moi Vargas.

Lovino avait de nouveau planté son regard sombre dans celui de l'Espagnol, s'il voulait un élan de sympathie de sa part il pouvait toujours rêver. Cependant, une chose l'intriguait, le visage de l'espagnol semblait constamment afficher un regard tendre. Lovino ne comprenait décidément pas la façon de fonctionner du jeune homme et cela l'exaspérait de plus en plus.

- Je m'appelle Antonio, répondit seulement l'hispanique.

- Vous me donnez votre prénom ? demanda Lovino dans un mélange d'étonnement et de méfiance.

- Ca fait une éternité que j'ai entendu quelqu'un m'appeler par mon prénom, ça me ferait plaisir si tu le faisais.

Lovino hésita un instant, ne sachant plus quoi penser de tout ça.

- Je n'ai pas envie de vous faire plaisir, répliqua-t-il sèchement.

Antonio soupira, puis se leva en donnant les deux lettres à Lovino.

- Va trouver mon messager, il est souvent aux écuries ou à la taverne. Dis-lui qu'elles sont destinées à MM. Gilbert Bielschmidt et Francis Bonnefoy, il saura quoi faire. Au retour, passe par les cuisines et demande une corbeille de tomates, tu l'amèneras ici, je resterai dans ma chambre ce soir.

Si cet abruti pensait vraiment qu'il allait lui obéir ! Les lettres ? Elles allaient finir dans le premier caniveau venu et ses machins il pouvait se les carrer… Mais au fait…

- C'est quoi des tomates ? Demanda le jeune Italien.

- Ce sont des fruits récemment importés du nouveau monde, elles sont aussi rouge que des coquelicots et murissent en plein Soleil. Etonnement, elles sont bien meilleures salées que sucrées. Si tu fais ce que je te dis, je t'y ferai goûter, je suis sûr que tu apprécieras.

Lovino ne répondit pas et se dirigea vers la sortie, il avait déjà entrouvert la porte lorsqu'Antonio lui dit :

- Je suis désolé pour ton frère. Je ne pourrai pas le récupérer.

Qu'est-ce qu'il avait cet abruti à lui parler de Feliciano ?! Ça voulait dire quoi « Je ne pourrai pas le récupérer », s'il avait pu, il l'aurait fait ?! C'était certain à présent, cet abruti essayait de l'amadouer. Mais il n'avait clairement pas encore compris à qui il avait à faire, foi de Lovino ! Cependant, cette histoire de fruits du nouveau monde l'intriguait vraiment. Un fruit salé, cela lui semblait vraiment surprenant et son âme de cuisinier lui ordonnait de tout faire pour pouvoir découvrir un tel aliment. Mais si ça se trouve, l'Espagnol lui avait menti juste pour pouvoir le manipuler, lesdits fruits n'existaient peut-être même pas. Lovino réfléchissait tant et si bien qu'il accompli sa mission sans trop y penser. Il remit les lettres au messager qu'il trouva dans les écuries et se dirigeait à présent vers la cuisine.

Bon il allait obéir cette fois mais c'était vraiment exceptionnel. Il allait enfin savoir la vérité sur ces fameux fruits. A sa grande surprise, on ne posa aucune question quand il fit sa requête en cuisine et il se retrouva avec une corbeille d'osier pleine à craquer de fruits qu'il n'avait jamais vu. Il se redirigea ensuite vers la chambre de l'Espagnol. Les couloirs du manoir étaient presque vides en cette fin de journée, si bien qu'il eut le plaisir de ne croiser personne. Il jeta de nouveau un regard curieux vers la corbeille. Les « tomates » étaient en effet rouges vives et toutes rondes, avec juste une petite queue sur le dessus, ce qui les rendait, de son point de vue, vraiment trop mignonnes.

Lovino frappa timidement à la grande porte. Il entendit rapidement Antonio lui intimer l'ordre d'entrer. L'aristocrate s'était assis dans un des grands fauteuils, de telle manière que les derniers rayons du soleil couchant venaient mourir sur sa peau bronzée. Lovino trouvait le tableau magnifique, l'Espagnol avait tout l'air d'un prince. S'il avait pu, Lovino aurait aimé pouvoir peindre cette scène. Il fut tiré de sa rêverie rapidement, lorsqu'Antonio lui demanda de poser les fruits sur la table.

- Tu as donné les lettres au messager ?

- Ben oui.

Au fond de lui-même Lovino se demanda comment l'Espagnol avait pu deviner qu'il avait hésité à le faire. Il avait donc l'air si peu digne de confiance ? Tant mieux.

- Tiens, lui ordonna Antonio en lui mettant une tomate juteuse sous le nez.

L'Italien arracha littéralement le fruit des mains de l'Espagnol avant de reculer. Il hésita un instant puis croqua dedans à pleine dents sans détacher son regard de celui de l'Espagnol. La surprise fut telle qu'il en resta bouche-bée. Ce goût, cette texture… En un rien de temps il l'avait entièrement avalée et Antonio lui en avait donné une deuxième sur laquelle il se jeta aussi vite. Lovino ressemblait à un animal affamé à qui on donnait enfin quelque chose à manger. Antonio riait gaiement en lui donnant les fruits gorgé de Soleil.

Lovino s'en mettait un peu partout mais il s'en fichait. Depuis son arrivée en Espagne, et même de toute sa vie, il n'avait jamais mangé quelque chose d'aussi bon. Il jeta un coup d'œil à l'Espagnol donc le sourire enjôleur et la beauté envahissaient la pièce. En fait, il respirait la joie de vivre, il semblait sourire tout le temps. Lovino se mit soudain à penser à son frère, son sourire enjôleur faisait fondre tout le monde. Il le revoyait dans ses premières années, titubant vers lui en appelant son prénom. C'était dur à avouer pour Lovino mais son frère était vraiment adorable. Si Feliciano avait été ici, Lovino se serait sentit heureux. Peu importe où ils étaient à vrai dire, si Feli était à ses côtés, il aurait pu aller au bout du monde. Son frère aurait adoré les tomates, sans aucun doute. Perdu dans ses pensées, Lovino ne se rendit pas tout de suite compte que des larmes lui étaient montées aux yeux et commençaient à ruisseler le long de ses joues, se mêlant au jus de tomates. Antonio finit par le remarquer et saisit d'un élan de stupeur il se jeta sur le jeune Italien.

- Hé ! Qu'est-ce qui ne va pas ? Qu'est-ce qu'il y a ?

Antonio se sentit soudainement inutile et détestable. Si le jeune Italien pleurait s'était entièrement de sa faute, il devait le détester plus que tout. Il n'avait que 17 ans, ce n'était encore qu'un enfant. Vu ce qu'il lui était arrivé, il n'était pas étonnant qu'il craque ainsi. Antonio se demanda même comment il avait tenu aussi longtemps sans pleurer, ni même vaciller. Peut-être qu'il déprimait le soir, seul dans son lit à l'abri des regards. Cette pensée brisa le cœur du jeune Espagnol.

Lovino avait de plus en plus de mal à retenir ses larmes, il étouffait les sanglots qui lui montaient à la gorge en mordant dans les tomates dont le goût semblait le réconforter un peu. Antonio, après un long moment d'hésitation, se décida à se lever et pris l'Italien dans ses bras. Etonnamment il ne le repoussa pas. Antonio sentait les soubresauts de l'Italien à chaque sanglot, ses larmes chaudes venaient mouiller son torse à travers le tissu de ses vêtements et tout ce qu'il pouvait faire c'était le serrer un peu plus fort contre lui en espérant étouffer les cris du garçon qui pleurait maintenant à chaudes larmes.

Lovino quant à lui ne pensait plus à rien, il n'essayait même plus de retenir ses larmes et s'accrochait tant bien que mal à ce corps qui lui proposait un soupçon de réconfort. C'est comme s'il venait de se rendre compte de tout. Il avait perdu son pays, son frère, il n'avait plus rien. Il se sentait infiniment seul.

C'est après trois bons quarts d'heure que la crise de larmes de Lovino cessa. A peine remis de ses émotions il crut mourir de honte, il voulait disparaitre, s'enfoncer sous terre et ne plus jamais ressortir. Comment avait-il pu se laisser aller ainsi ? Pour sûr l'Espagnol allait se moquer de lui pendant au moins une éternité, il deviendrait la risée du pays… Il entreprit cependant de ramasser la corbeille et les quelques fruits qui restaient, l'Espagnol n'en avait finalement même pas mangé un seul. Antonio s'était tourné vers la fenêtre et semblait regarder le Soleil disparaitre derrière l'horizon.

- Je vais me coucher, annonça-t-il finalement, demain tu me réveilleras à 8h00. Tu peux disposer.

Lovino ne répondit pas, comment pouvait agir ainsi, comme si de rien n'était ?! Enfin, c'était mieux comme ça. Il se dirigea vers la porte et juste avant de partir il dit du ton le plus neutre qu'il put :

- Je m'appelle Lovino.

Antonio ne se retourna pas mais un sourire tendre se dessina sur ses lèvres fines alors que la porte se fermait derrière lui.

- Bonne nuit, Lovino.