Une nuit glaciale digne du mois de février venait de s'abattre sur la belle Vérone. L'on pourrait penser que par un temps pareil, tous resteraient cloitrés chez eux. Cependant, pour rien au monde un habitant n'aurait manqué le bal annuel de la ville. C'était l'évènement le plus important depuis des décennies et tous, sans exception, se devaient d'y assister. En particulier les gens de pouvoir, à savoir les deux familles les plus puissantes de Vérone : les Montaigu et les Capulet. Ce bal était officiellement un accueil pour les nouveaux habitants mais il servait avant tout à se montrer et à faire la meilleure impression possible au prince, qui lui seul avait réellement le pouvoir sur la ville.
Pour Juliette, l'héritière de la famille Capulet, ce bal n'était qu'une énième soirée mondaine durant laquelle elle devrait s'efforcer de sourire à tous les prétendants qui viendront la saluer. Le bal se déroulait dans son château cette année, et sa mère, Lady Capulet, en était l'organisatrice. Autrement dit, Juliette n'aurait absolument aucun moyen d'échapper à la fête, ce qui la désespérait profondément.
- Mère, suis-je réellement obligée d'y aller? Pourquoi ne pas dire que je suis souffrante et que je dois me reposer ? lança-t-elle à Lady Capulet, qui était en train de la coiffer.
- Juliette…soupira-t-elle. C'est au moins la centième fois que tu me poses la question. Tu sais combien il est important de faire bonne figure à ce bal, et de montrer que nous sommes une famille forte et unie.
-Sauf que ce n'est pas le cas… marmonna Juliette.
- Ce sera l'occasion d'en mettre plein la vue à tout le monde ! se réjouit Lady Capulet. Y compris à ces infâmes M…
- Montaigu, oui, je sais. Mais pourquoi tant de superficialité, mère ?
- Cesse de faire l'enfant. Nous sommes dans une guerre perpétuelle avec les Montaigu. Il est de notre devoir de montrer que nous sommes plus puissants et que nous avons l'avantage sur eux. Pour l'honneur de ton père, de notre famille !
La jeune fille leva les yeux au ciel puis Lady Capulet reprit :
- Quoi qu'il en soit Juliette, je te défends d'adresser la parole à l'un d'eux ce soir.
- Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Ils sont tous plus odieux les uns que les autres.
- Je sais bien, mais on n'est jamais trop prudents, surtout avec toi.
Juliette ignora les propos de sa mère, lui prit la brosse à cheveux des mains et lui demanda de sortir pour qu'elle puisse s'habiller. Décidemment, sa mère la prenait encore pour une enfant, alors qu'elle venait d'atteindre ses dix-sept printemps. Elle n'avait jamais réellement compris pourquoi c'était si important pour sa famille de se placer au-dessus des Montaigu. Mais elle avait été élevée dans la haine de ces derniers, et ce n'était pas près de changer. Après plusieurs longues minutes passées devant son dressing, la jeune Capulet arrêta son choix sur une longue robe rouge en dentelle incrustée de milliers de perles. « Après tout, se dit-elle, puisque les gens vont passer la soirée à me regarder et à me féliciter pour le rôle de mon père dans la ville, autant que je sois bien habillée. »
La porte de la chambre s'entrouvrit doucement, laissant apparaître un Tybalt bien embêté. Tybalt était le cousin de Juliette, mais elle le considérait plutôt comme son frère, tant ils étaient proches depuis toujours. En voyant sa cousine, il écarquilla les yeux et ne sut tout à coup plus quoi dire. Il ne se rappelait même plus pourquoi il était venu la voir. Juliette avança vers lui et agita la main à hauteur de son visage.
- Tybalt ? Ça ne va pas ? s'inquiéta-t-elle.
- Tu es…vraiment sublime, Juliette, soupira-t-il.
Elle sourit. Tybalt avait toujours eu un faible pour sa cousine. Il était conscient qu'ils étaient de la même famille et qu'une union entre eux n'était même pas envisageable. Sachant qu'elle ne pourrait jamais être à lui, il s'était donné pour mission d'évincer tous ses prétendants et ainsi, de la protéger de la cruauté des hommes. Il savait bien qu'un jour, elle finirait par se marier. Mais il espérait que ce soit le plus tard possible. La douce voix de Juliette le tira de ses pensées.
- Je peux faire quelque chose pour toi ? lui demanda-t-elle.
-Euh… Ah oui ! Quelle couleur dois-je choisir selon toi ? fit-il en lui tendant les deux cravates qu'il tenait dans ses mains.
- Choisis la rouge, nous serons assortis ! rigola-t-elle.
Juliette en profita pour conter à son cousin combien elle était démoralisée à l'idée de ce bal. « Ce n'est qu'une nuit par an, tu peux bien faire un effort. Ça ira, tu verras. » lui répétait Tybalt.
Dans la grande salle, Lady Capulet, accompagnée d'une centaine de domestiques, s'empressait de régler les derniers détails et s'attardait sur des broutilles, comme la place des bougies qui devait être exactement au centre de chaque table. C'était l'événement de l'année, elle n'avait droit à aucun faux pas. Recevoir les Montaigu dans sa demeure ne l'enchantait pas le moins du monde, elle craignait qu'il y ait des débordements. Mais c'était la règle : tous devaient être invités. Elle monta rapidement se changer, juste à temps avant que la fête ne commence…
Des bals comme celui-ci, Roméo Montaigu en avait vu des centaines. C'était son quotidien, à lui et à ses meilleurs amis Benvolio et Mercutio. Mais celui-ci serait sans aucun doute l'un des pires bals auquel il a assisté, puisqu'il se déroulait dans la demeure des Capulet.
- Roméo, arrête donc de faire cette tête ! soupira Benvolio, en finissant de mettre ses chaussures. Nous ne sommes pas plus enchantés que toi à l'idée d'aller à ce bal, mais enfin, il est de notre devoir de montrer à ces Capulet que les Montaigu sont de loin les meilleurs !
- Je sais, je sais répondit Roméo, ennuyé.
- Un petit défi, ça vous dit ? Rigola Mercutio. Chacun d'entre nous doit finir la soirée avec une fille ! Partants ?
- Ce sera sans moi, ça ne m'intéresse pas, fit Roméo. J'ai déjà fréquenté toutes les filles de Vérone. Les grandes, les petites, les rondes, les minces, les Montaigu, les Capulet. Je les connais par cœur, elles sont fades et ennuyeuses.
- TOUTES les filles ? En es-tu bien sûr ? Reprit Mercutio avec un sourire malicieux.
- Oui, toutes.
- Tu te trompes, cher Roméo. Il y en a une que tu oublies.
- Ah oui, et qui donc ? s'enquit ce dernier.
- Juliette Capulet.
- Juliette Capulet ?! pouffa-t-il. Elle doit avoir à peine seize ans ! Non, franchement...c'est ridicule.
- Oh...le grand Roméo aurait-il peur ? Se moqua Benvolio.
- Peur ? Mais peur de quoi ? Ce n'est pas une gamine dans son genre qui me ferait peur.
- Alors relève le défi ! Ce soir, tu mets Juliette Capulet dans ton lit.
- C'est impossible. On se fuit comme la peste depuis notre naissance. J'aurai honte de toucher la fille des Capulet, c'est répugnant.
- Tu n'auras pas à avoir honte... tu ne feras qu'humilier encore une fois les Capulet...et donner une bonne leçon à cette petite coincée.
- Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée...
- Hm... Je suis déçu. Moi qui te pensais capable de tout... mais ce défi a l'air trop difficile pour toi.
- J'en suis capable ! Je n'en ai pas envie, c'est tout.
- Si tu en es capable, prouve-le. Ce soir, fit Mercutio d'une voix autoritaire.
Roméo toisa ses deux amis. « D'accord. Vous allez voir. » fit-il en enfilant sa veste. Il n'avait pas la moindre envie de côtoyer Juliette Capulet, ils ne s'étaient à vrai dire, jamais adressés la parole, cela risquait d'être une mission difficile. Mais il ne supportait pas d'être considéré comme un perdant. Après tout, il était beau garçon et il savait y faire avec les femmes. Il n'y avait aucune raison que Juliette ne tombe pas sous son charme. Les trois amis partirent en direction du château des Capulet, bien décidés à mettre un peu d'ambiance à ce bal qui promettait d'être ennuyeux à souhait.
