Le courrier du matin.
Y'a pas pire pour vous mettre de mauvais poil dès l'aurore.
Shon soupire lourdement en regardant d'un œil désabusé le tombereau d'enveloppes que son secrétaire vient de déverser sur son bureau. De quoi l'occuper la plus grande partie de la matinée. Choueeeeeeette !
Heureusement, la patronne n'est pas là. Elle est encore dans les bras de Morphée, à rêver à son Seiyaaaaaaaa d'amouuuuuuuuuur. Parce qu'avec elle, ça n'en finit jamais. Elle inspecte chaque enveloppe, l'une après l'autre. Si encore c'était pour l'aider. Que nenni. Elle cherche la perle rare qui donnera de la valeur à sa collection de timbres.
- Allons-y gaiement, s'écrie Shion sans conviction.
Et il plonge la main dans un tiroir de son bureau pour en extirper une antiquité, au sens propre du terme. Le poignard jadis utilisé dans les cérémonies de sacrifices d'animaux. Principe tombé en désuétude depuis des lustres, et ce n'est pas les chèvres en question qui vont s'en plaindre. Shion non plus, le machin fait splendidement office de coupe-papier.
Une tache colorée au milieu de la livide et rébarbative paperasse attire son œil.
- Ah, tiens, une carte postale. Qui est le petit rigolo qui m'écrit ?
C'est Masque de Mort. Il est à Copacabana. Enfin, c'est ce qu'en déduit Shion en essayant de déchiffrer les gribouillis infâmes qui s'étalent sur tout la surface de la carte. On dirait une mouche qui a patiné dans de l'encre. Ca doit être quelque chose dans le genre « je vais bien, il fait beau, les filles sont canon, je rentre un de ces quatre si j'y pense, bye » . Il le saura quand les pattes de mouche en question auront été décryptées par le service de paléographie des Archives du Palais. Ca les changera des manuscrits bouffés aux mites. Sacré Masque de Mort, il aurait dû faire médecine, il a déjà l'écriture pour.
Suivant !
Des factures, encore des factures, toujours des factures. Ah, tiens, un envoi estampillé confidentiel. Ca a toujours fait marrer Shion, ça, cette mention sur les courriers. C'est tellement discret que ça revient à écrire « lisez-moi ».
Il l'ouvre, en sort deux feuillets noircis d'une écriture proprette et tassée et commence à les lire. Il manque de s'étrangler.
« Majesté, je tiens à porter à votre bienveillante attention le fait que toutes mes enquêtes m'amènent à penser que Poséidon pourrait se réincarner dans les prochaines semaines, dans le but avoué de déclencher une nouvelle guerre sainte … »
Shion bondit de son fauteuil comme si un petit malin lui avait planqué un hérisson sous les coussins.
- Doublez la garde, s'écrie-t-il soudain d'une voix de stentor qui résonne dans les couloirs de palais. Et …. Ah …. Euh …. Non rien . Laissez tomber !
Il se rassoit aussi vite qu'il s'était levé, tout penaud. Saisi d'un doute terrible, il vient de jeter un œil sur l'enveloppe.
Le cachet indique que la lettre a été postée en France.
Il y a dix ans.
- Eh ben, le service public ne s'améliore pas, par là-bas, visiblement, lâche-t-il d'un ton blasé.
Le reste de l'épluchage du courrier se fait dans un silence quasi religieux, entre lui qui n'ose plus entrouvrir les lèvres de peur de passer pour un hurluberlu et les gardes et secrétaire qui pensent que, vraiment, le Grand Pope reconduit dans ses fonctions à l'issue de la guerre contre Hadès a pris le coup sur la tête de trop, et qu'il faudrait sérieusement songer à le recycler.
Les factures continuent à s'entasser sur le bureau de Shion. C'est qu'elle a un train de vie plutôt dispendieux, la gamine. Mais elle a été élevée comme ça, me direz-vous. Feu Papi Kido lui passait tous ses caprices, on voit le résultat. Bon sang, elle n'aurait pas pu être recueillie par une caissière de supermarché, non ? Ca aurait bien arrangé tout le monde, les finances du Sanctuaire plus encore. Le préposé au budget se shoote aux anti-dépresseurs depuis qu'elle est là. Car elle a une fâcheuse tendance à confondre son petit porte-monnaie perso et les coffres du Sanctuaire, qu'il a mis deux siècles à remplir. Shion en est presque à souhaiter une guerre sainte dans les six mois, sinon c'est la banqueroute.
Bon, dernière lettre, bientôt à table !
Un petit grognement dans son abdomen fait comprendre à Shion que son estomac se satisfait du programme.
ERREUR.
Finalement il aurait préféré une facture de plus. Parce que le logo qui figure en haut à gauche de l'enveloppe ne lui prédit rien de bon. Des ennuis même. De gros ennuis. Sauf si …
Ben oui, tiens, il va faire ça. Car il n'y a aucune raison qu'il se sacrifie une fois de plus. Deux-cent cinquante ans, ça va bien. Mais là, la petiote ne va pas lui faire le coup. Et puis ça n'est plus de son âge. Place aux jeunes. Parce que pour une fois ça l'arrange, mais il ne va pas aller le crier sur les toits. Il faut bien qu'il ait quelques avantages, non ?
Et d'un geste désinvolte, il balance le courrier toujours fermé sur la pile de magazines pour ados et catalogues de fringues destinée à la déesse.
****
Bien sûr, il ne fallait pas rêver. A peine a-t-il fini d'engloutir son troisième dessert et de reprendre place derrière son bureau qu'Elle déboule, toutes voiles dehors et tous voiles au vent. Ah tiens, elle a émergé de ses brumes.
- Majesté ?
Il s'incline respectueusement devant elle – c'est sa patronne quand même, même s'il préférerait l'oublier certains jours. Comme aujourd'hui par exemple. Car il avait prédit ce qui va suivre, pas besoin d'aller attraper un rhume au Mont Etoilé pour ça.
- Mon petit Shion …, commence-t-elle de sa plus douce voix, en tordant dans ses mains une certaine enveloppe ouverte.
- Non.
Elle a l'air étonnée. « Non » est un mot qu'elle n'entend pas souvent. En tout cas, pas assez.
- Comment ça, « non » ?
- Ben ….non.
- Mais je n'ai encore rien dit !, piaille-t-elle d'un ton aigu.
- Je sais ce que vous allez me demander. Mais trouvez quelqu'un d'autre. Moi, c'est hors de question. A mon âge ….
- Oh, tu n'est pas si vieux que ça …
Shion sourit intérieurement. Il n'est pas la vanité faite homme, mais ça n'est quand même pas pour lui déplaire d'entendre une flatterie de temps en temps …surtout quand c'est une vérité .
- … tu peux encore servir quelques années !, déclare-t-elle benoîtement.
Shion se crispe. L'ingrate !
Il y avait déjà zéro chance qu'il cède, pour le coup, là on tombe dans les négatifs.
- S'il te plaît, mon petit Shion !
- Vraiment, Majesté, c'est bien malgré moi que je me vois contraint de refuser. Mais je pense que vous n'aurez aucun mal à trouver quelqu'un digne de confiance et ayant les compétences nécessaires pour mener à bien cette mission.
- Qui ça ?
- Je ne sais pas, moi …. Camus ?
- Avec son sens de la communication ? Tu plaisantes ? Il fait une phrase entière toutes les années bissextiles !
- Euh, bon, là c'est peut-être un contre-exemple. Mais il y en a d'autres.
Tout plein. Sauf Seiya. Parce que subtil comme il est, il ferait un peu tache. Mais de toute façon, elle ne le choisira pas, ça reviendrait à se séparer de lui – ou à la séparer d'elle ? Elle en est raide dingue, il suffit de voir comment elle le colle, pauvre Seiya, pour un peu il le plaindrait.
- Shiooooooon…, roucoule-t-elle, la bouche en cœur.
Elle revient à la charge avec l'obstination d'un morpion. Pas possible, il ne s'en débarrassera jamais ?
Dans sa vie, Shion en a connu, des femmes. Bibliquement parlant ou pas. Et au fil des ans, il a établi un petit classement personnel. Les emmerdeuses d'abord, les autoritaires, les drôles, les romantiques, les blasées, les ennuyeuses, les charmeuses, les pince-sans-rire, les fêtardes. Sa vie sentimentale a connu des hauts et des bas. Des hauts surtout, il ne s'en cache pas. Si Aphrodite voyait son palmarès, il en ferait une jaunisse à coup sûr.
Il les a toutes appréciées à leur juste valeur ( terme judicieux qui permet de ne se fâcher avec personne ! ), mais s'il est une catégorie qu'il redoute par dessus tout, ce sont les douces. Redoutables, les douces. Vous baissez votre garde deux minutes et vous finissez en mouton bêlant. Et avant d'avoir dit ouf, hop, vous vous êtes fait tondre.
Et là, la gamine qui lève sur lui son regard limpide en battant des cils fait indéniablement partie de cette catégorie-là. Ramasse-miettes fonctionnant à plein régime sur des yeux de biche, elle est en passe de l'avoir.
Celui qui a dit que la meilleure défense est l'attaque est un crétin qui n'a certainement jamais eu affaire à la gamine-déesse. Shion opte sagement pour le repli stratégique. Et quel meilleur endroit pour ça que ses appartements ? Il s'incline galamment et prend congé.
- Hé, où vas-tu ? couine Saori.
- Dans mes quartiers privés, Majesté.
- Je viens avec toi.
- Pas possible, quelle colle… , marmonne Shion, la minuscule déesse trottinant sur ses talons.
Quand, après avoir déambulé un moment dans les couloirs du Palais, tous deux atteignent les appartements alloués à Shion, celui-ci a sa petite idée. Elle ne veut pas lui ficher la paix ? C'est ce qu'on va voir !
Mais non, elle n'a pas encore renoncé, éducation japonaise oblige. Et puis c'est une gonzesse. Pauvre Seiya.
- C'est un poste fait pour toi, tente-t-elle de le convaincre. Et puis il y a plein d'avantages. Ca ne te dit pas de connaître New York ?
- Euh non, pas vraiment. Il y fait un froid de canard l'hiver.
- A Jamir aussi !
Quinze-zéro en faveur de la gamine.
- Non, il y a un micro-climat, lâche un Shion vexé d'un ton péremptoire.
Ce qui n'est pas faux. Il n'y fait que moins vingt, contrairement au reste de la région où le thermomètre flirte avec les moins trente.
Quinze partout, balle au centre.
- C'est bien payé !
Bof.
- Et le prestige, tu y penses ?
Re-bof. Ca fait deux siècles et demi qu'il assure la plus haute fonction au sein du Sanctuaire, alors les honneurs et satisfactions d'orgueil en tous genres le laissent froid. Comme disait quelqu'un ( mais qui, ça, il ne se souvient pas, vive Alzheimer ), aussi haut qu'on soit assis, on n'est jamais assis que sur son c… Et le sien, il préfère le poser au Sanctuaire, auprès de son grand copain Dohko, et ce jusqu'à sa mort, disons dans cent ou cent-cinquante ans, il n'est pas pressé.
- Shion, s'il te plaîîîîît !
Elle commence à être à court d'arguments et est en train de brûler ses dernières cartouches, Shion le devine.
- Inutile d'insister, Majesté, répond-il avec un sourire onctueux qui cache l'envie qu'il a de la prendre à bras-le-corps, de la jeter dehors et de claquer la porte entre eux deux. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser ?
- De … ????
- Je vais me changer.
- Alors c'est non ?
- Oui.
- Ouiiiiiiiii ????????, grimace-t-elle, pleine d'espoir. Tu veux bien, alors ?
- NON !
- Mais tu as dit oui !?
- Pas du tout, j'ai dit non ! Je n'irai pas faire le guignol à New York, ni où que ce soit !
Le ton de Shion commence à faire son effet. La gamine fronce maintenant les sourcils d'un air hostile.
- Majesté, je vous prie de bien vouloir me laisser me changer maintenant.
- Pour quoi faire ?
- Prendre des vacances. Ca fait deux-cent cinquante ans que je n'en ai pas eues. Si on compte vingt-cinq jours que vous me devez par an, ça doit faire dans les cinq mille jours, soit vingt ans en souffrance. Maintenant, puis-je vous demander de me laisser seul ?
Les prouesses en calcul mental de Shion la laissent de marbre.
- Nan, lâche-t-elle d'un ton buté.
- Comme vous voudrez. Sachez seulement que je suis né au dix-huitième siècle et que j'en ai gardé les habitudes …, minaude Shion en plongeant le nez dans ses placards.
- Ce qui veut dire ???
- Que sous ma toge je ne porte rien.
- Comment ça, « rien » ?
- Rien, rien, renchérit-il avec un sourire éloquent.
Il s'imaginait qu'elle allait rougir et se précipiter vers la porte en glapissant à l'outrage. Et là, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il est en pour ses frais. Elle ne bouge pas d'un pouce, les bras croisés et méchamment en rogne. Sans doute croit-elle qu'il bluffe. Tant pis pour elle et sa vertu !
Il se détourne, lui présentant son dos, et sa toge vole au-dessus de sa tête.
Glapissement de stupeur dans son dos. Shion étouffe un rire mesquin. Il tend l'oreille à l'affût de bruit de pas s'éloignant. Mais non, rien.
Et pour cause. Il jette un coup d'œil par-dessus son épaule. Pas possible ! Elle est toujours là, les yeux couverts par ses mains.
Quoique …. couverts, mon œil ! Ses doigts sont légèrement écartés , et …..
- Mais ma parole, elle me mate !, explose intérieurement Shion, qui ne sait plus s'il doit en être gêné ou flatté.
Il est trop tard, plus question de revenir en arrière sans se déshonorer. Et c'est le feu aux joues que le Grand Pope survivant de deux guerres saintes boucle ses bagages, piteusement vaincu par une gamine de même pas quarante-cinq kilos.
A suivre ....
Voilà, petite parenthèse dans la publication de Grandeur et Déchéance ( pendant que j'écris la suite ...), j'espère que ça vous aura plu ! Joyeux Noël et meilleurs voeux pour 2010 à tous et à toutes !
