Near-Death Experience
Prologue
Les yeux grands ouverts dans la pénombre, la respiration lente et sourde, elle fixait sans les voir les aiguilles phosphorescentes de son réveil. Inlassables, elles avaient compté les minutes, les heures sous son regard vide et absent, parfois tout juste miroitant de quelques larmes qu'elle avait alors effacées avec indifférence.
Dans l'appartement, le silence régnait. Au-dehors, la lumière de l'aube commençait de percer entre les rideaux à moitié tirés, promettait une belle journée en cette fin de mois de mai. Au souvenir de ce qui l'attendait, elle déglutit faiblement, le cœur serré. N'y tenant plus, elle repoussa sa couette, coupa l'alarme du réveil quelques secondes à peine avant qu'elle ne sonne. Elle s'assit au bord du lit, se massa les tempes dans un long soupir. Elle leva des yeux cernés et hâves vers le costume noir posé sur une chaise, si rarement revêtu et trop souvent dans de tristes circonstances. L'estomac noué, elle eut un discret reniflement, battit des paupières dans l'espoir de reprendre contenance. Et à contrecœur, elle se leva, prit l'uniforme d'apparat du NYPD et en s'efforçant de ne pas faire le moindre bruit, s'enferma dans la salle de bains.
Douche, habillage, léger maquillage, toutes ces tâches plus qu'habituelles eurent le don de lui faire penser à autre chose, même si ce ne fut que très temporaire. En dépit de son manque d'entrain, elle finit par être prête. Fidèle, son miroir lui renvoya l'image d'une femme brune, les traits tirés, le teint pâle, l'œil éteint. Sur ses cheveux bouclés, exceptionnellement nattés et relevés sur sa nuque, elle déposa la casquette assortie à l'uniforme, l'arrangea avec détachement.
Elle revint d'un pas rapide et silencieux dans la chambre, ouvrit avec précaution sa vieille boite à bijoux, dont l'intérieur du couvercle était décoré d'une photo de ses deux parents. Elle répondit avec amertume à leur sourire radieux, et tira de la boîte la bague montée en pendentif qui avait jadis appartenu à sa mère. Elle garda l'anneau au creux de sa paume quelques instants, le caressant du bout des doigts avec une tristesse révérencieuse, puis l'accrocha à son cou, le cacha sous la chemise blanche. Elle retourna auprès du lit, prit sur la table de nuit la grosse montre noire que lui avait donné son père et qu'elle ne quittait jamais, ainsi que son badge et son Glock dans son étui. Alors qu'elle fixait l'arme à sa ceinture d'un geste habitué, elle posa enfin les yeux sur l'homme dans son lit, profondément endormi. Elle le scruta un long moment, comme indécise, puis sortit de la chambre.
Elle savait que Josh était de garde ce jour-là, et donc qu'il n'allait pas tarder à se lever. Mais elle n'avait aucune envie d'être là à son réveil. Il ne lui avait pas demandé si elle voulait qu'il l'accompagne, et elle-même ne le lui avait pas proposé. Cela avait toujours été ainsi, entre eux : chacun sa vie.
Elle avait beau dire, parfois, cela lui pesait. Vraiment. Mais à quoi bon en parler ? Dingue de son boulot, il n'était pas prêt à faire des sacrifices, et elle non plus, d'ailleurs. C'était ça qui lui avait tout de suite plu dans leur relation : pas de contraintes, pas d'obligations…
Aujourd'hui, elle commençait à s'apercevoir que ça ne suffisait peut-être pas.
Alors qu'elle traversait le salon baignée de la lueur naissante de l'aube, une vibration étouffée lui parvint. Dans la poche de sa veste négligemment jetée sur un fauteuil, elle trouva son portable qui lui signala deux appels en absence : un de Lanie – qui en habituée avait renchéri d'un texto dans lequel elle lui affirmait sa présence – et un autre d'un numéro inconnu. Elle écouta le message vocal lié, et une voix féminine, familière bien que curieusement humble, se fit entendre.
- Beck', c'est Maddie. Je viens tout juste d'apprendre la nouvelle par les journaux…Tu m'avais dit tout ce que cet homme avait fait pour toi, je suis désolée. Vraiment… On ne s'est pas beaucoup vues ces derniers temps, mais sache que tu as tout mon soutien. N'hésite pas à passer un de ces soirs. Au Q3, tu sais qu'il y aura toujours une table pour toi… A bientôt, Kate.
Elle baissa son téléphone, la gorge nouée. Madison Queller1… Tout aussi bien meilleures amies que grandes rivales, elles avaient été très proches au lycée. Les aléas de la vie – et la mort de Johanna Beckett – les avaient séparées, chacune ayant choisi des facs et des voies radicalement différentes. Ironie du hasard, c'était également un meurtre qui les avait réunies presque deux ans auparavant, lorsque le chef cuisinier du Q3, restaurant huppé dont Maddie était propriétaire et gérante, avait été retrouvé assassiné. Plusieurs fois depuis la résolution de cette affaire, les deux femmes s'étaient retrouvées autour d'un verre de vin millésimé, dans le cadre aussi tendance que chaleureux du célèbre restaurant, fermé et silencieux après le dernier service de la soirée. Une atmosphère propice aux souvenirs d'autrefois et aux aveux longuement réfléchis.
Debout dans le hall d'entrée, elle était perdue dans ses pensées depuis déjà plusieurs minutes, quand retentit une sonnerie stridente de réveil depuis la chambre. Sans un bruit, elle rassembla ses affaires et quitta l'appartement.
Le cortège jusqu'au cimetière, la cérémonie, tout se passa sans anicroche, dans une atmosphère lourde et terne, à l'image de son état d'esprit. Elle qui croyait avoir déjà versé toutes les larmes de son corps ces derniers jours – la plupart du temps quand elle était seule chez elle – la tristesse la prit de nouveau à la gorge à l'entente des pleurs des deux filles de Montgomery. Ce n'était pas la première fois qu'elle assistait au spectacle désolant d'un enfant orphelin ou d'une veuve éplorée, digne et raide alors qu'elle recevait le drapeau américain en guise de condoléances. Et pourtant, elle ne put soutenir cette vision cette fois-là, et détourna les yeux.
Quand vint le moment pour elle de faire son éloge funèbre, elle crut que sa voix enrouée ne s'élèverait jamais plus haut qu'un murmure. Que dire dans un moment pareil de toute manière ? Qu'importe ce qu'elle pouvait raconter à cette assemblée, cela ne rendrait pas justice à l'homme qui lui avait ouvert les portes du NYPD…
Jamais elle n'oublierait la première fois qu'il lui avait adressé directement la parole, elle, un simple agent de terrain qui outrepassait ses fonctions en fouillant dans les vieux dossiers des archives : intraitable, il l'avait tout bonnement jetée dehors. Quand son officier supérieur l'avait convoquée dans son bureau le lendemain, elle avait cru sa dernière heure en tant que flic arrivée. Quelle n'avait été sa stupeur d'apprendre qu'un capitaine de la Police Criminelle l'avait remarquée et lui proposait un poste à l'essai au 12e District !
Quelles avaient été les réelles motivations de Roy Montgomery ce jour-là ? Former une recrue prometteuse pour en faire l'un des meilleurs éléments de son équipe ? Se racheter de son erreur passée ? Ou bien garder un œil sur elle, au cas où lui viendrait l'idée de rouvrir l'enquête sur le meurtre de sa mère ? Il emporterait la réponse dans sa tombe. Mais elle supposait – même, elle en était intimement sûre – que quelles que puissent être les raisons qui l'avaient poussé à l'embaucher au 12e, un profond respect mutuel et même une certaine affection s'étaient construits entre eux. Le sacrifice de Roy d'ailleurs l'en attestait…
Perdue dans ses souvenirs, elle prit une longue inspiration et commença son discours. Après quelques hésitations, les mots vinrent tout seuls, fluides, chargés d'émotion mais profondément sincères. Roy avait certes fait des erreurs par le passé, mais il avait consacré tout le reste de son existence à se rattraper, à traquer les flics véreux, à tenter le tout pour le tout pour résoudre chaque affaire qu'on lui soumettait. Même à la lumière des derniers rebondissements dans l'enquête « Johanna Beckett », elle ne pouvait pas – ne voulait pas – lui en tenir rigueur.
Montgomery avait toujours vu clair en elle : il avait su lui donner les moyens pour transformer sa hargne et sa soif de justice en qualités indéniables et recherchées pour un lieutenant de police. Il avait fait d'elle ce qu'elle était aujourd'hui, quelqu'un dont elle pouvait être fière…
Au détour d'une phrase, elle se souvint d'une remarque de Castle, et eut un regain de force. Chose étrange, lorsque l'écrivain était tombé la veille sur les brouillons de son discours, elle n'avait pas songé un seul instant à le lui retirer des mains. Après avoir lu les premiers mots et compris de quoi il s'agissait, il avait levé des yeux à la fois interrogateurs et coupables vers elle, prêt à lui rendre son manifeste. À la stupeur de l'écrivain, elle lui avait demandé de continuer, et de lui dire ce qu'il en pensait.
Profitant d'un temps mort dans son éloge, elle lui adressa un bref coup d'œil. Immobile et attentif à quelques pas d'elle, il inspirait une élégance curieusement austère dans son costume noir. Il croisa son regard, et le coin de ses lèvres frémirent, comme en signe d'approbation, d'encouragement. Comme toujours, et avec une force nouvelle qui l'étonnait, sa simple présence la rasséréna. Dire que si l'écrivain était là aujourd'hui, c'était grâce à Montgomery. Elle lui devait tant… Maintenant que leur capitaine n'était plus, la présence de l'écrivain au commissariat risquait d'être remise en question. Et c'était sans compter leur dispute quelques jours auparavant, sur laquelle ils n'étaient pas encore revenus. Castle allait-il se plier à sa demande et quitter l'équipe une fois les funérailles terminées ? Après de tels évènements, elle ne pouvait s'y résoudre.
Roy avait eu raison : il était peut-être temps pour eux d'aller de l'avant…
Après cette pause peut-être un peu plus longue que nécessaire, elle rompit le contact visuel avec Castle, et reprit son discours d'une voix plus forte mais paradoxalement moins sûre, portée par l'émotion.
Une détonation étouffée lui parvint. Et c'est alors que le monde bascula.
- KATE !
À l'appel vibrant d'effroi de Castle, elle sentit une pression brutale sur son sternum, fut comme projetée en arrière, le souffle coupé. Un battement de cœur, puis absolument tout s'effaça sous la sensation implacable et fulgurante, qu'elle avait souvent imaginée mais jamais ressentie pleinement.
La douleur. Vrille brûlante et intenable d'une balle fusant dans sa chair. Son corps liquéfié, son sang figé dans ses veines, son cri de souffrance étouffé avant même d'avoir passé ses lèvres.
Un éclair, et elle était maintenant allongée sur le dos, incapable de reprendre son souffle. Elle essaya d'inspirer, follement, vainement, voulut porter une main à sa poitrine mais qui retomba à son côté, tremblante. Son cœur battait à tout rompre, ses gestes, sa voix et même jusqu'à sa respiration, elle ne contrôlait plus rien. En proie à une panique silencieuse et animale, elle crut tomber en arrière, comme attirée hors de son corps peu à peu inerte, agonisant. Contact empressé et salvateur, une main se glissa sous sa nuque, une autre lui serra l'épaule avec empressement. Eperdue elle ficha son regard dans les yeux bleus qui la surplombaient, et lui communiqua sans mots sa stupeur, sa douleur, sa terreur. En réponse à son interrogation muette, il la supplia de s'accrocher, de rester consciente…
« Je t'aime, Kate… Je t'aime. »
Les mots résonnèrent sans fin dans son esprit tourmenté, malmené par la souffrance, morcelé par l'épuisement. À la fois incrédule et transportée par cet aveu, elle essaya de tenir bon, de soutenir son regard, de murmurer qu'elle aussi, elle l'aimait. Pour elle qui hésitait depuis des mois, c'était soudain si clair, si douloureusement simple ! Comment avait-elle pu tergiverser aussi longtemps ? Elle mieux que personne aurait pourtant dû savoir que la vie ne faisait pas de cadeau. Maintenant qu'elle était certaine de ses sentiments, tout irait bien…
Mais malgré tous ses efforts, sa vue se brouilla, et l'obscurité la submergea. Avec horreur elle sentit son corps s'alourdir, s'engourdir. La chamade affolée et désordonnée de son cœur ralentit, et son ouïe peu à peu fut saturée de son chant sourd et laborieux. Son souffle s'amenuisa…
Au loin, comme plongée dans une eau obscure et profonde, elle crut entendre sa voix étouffée, altérée. Avec l'énergie du désespoir elle voulut s'y raccrocher, mais très vite perdit totalement pied. Une immense tristesse l'envahit à l'idée d'avoir laissé filer sa chance, encore une fois. Trois ans qu'elle le fuyait, qu'elle se cachait derrière le meurtre de sa mère pour éviter toute relation un peu trop poussée. Si seulement elle avait su se départir de toute cette rancune, si seulement elle avait pu réaliser à temps qu'elle passait à côté de l'essentiel !
Si seulement elle pouvait tout recommencer… Leur histoire aurait pu être si différente…
Sur ce dernier regret, le néant l'engloutit.
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Near-Death Experience
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« Expérience de Mort Imminente », traduit de l'anglais « Near-Death Expérience » (abrégés EMI ou NDE).
Ensemble de sensations vécues par certains individus lors d'un coma avancé ou d'un état transitoire de mort clinique.
Terme regroupant de manière non exhaustive les phénomènes antérieurs ou concomitants à une tentative de réanimation médicale, soit des expériences de décorporation, de persistance de conscience au sein d'un corps immatériel dit corps astral, de déplacement le long d'un tunnel obscur, de vision d'une lumière intense, de rencontre avec des personnes décédées voire des « êtres de lumière », ou encore de remémoration en accéléré de sa propre existence, accompagnée souvent d'une prise de conscience.
Expérience à connotation mystique, la plupart du temps décrite par les sujets comme « lumineuse » ou « agréable ».
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Témoignerait d'une possibilité de survie de la conscience à la disparition du corps physique.
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- Papa !
La lame siffle une dernière fois, pénètre la chair dans un bruit mouillé et écœurant avant de ressortir, luisante de sang. Le corps s'affale sur le bitume et reste inerte, au milieu d'une flaque de sang sans cesse grandissante.
- PAPA !
Prostrée contre un mur, la jeune femme appelle encore une fois d'une voix suppliante et chargée de sanglots. Choquée, elle ne songe guère à s'enfuir quand l'homme au couteau enjambe son père et s'approche d'elle d'un pas lent.
- Debout, souffle-t-il de derrière la cagoule qui masque ses traits.
Elle ne réagit pas, agitée de sanglots convulsifs et silencieux, ses yeux écarquillés rivés sur le corps immobile comme si elle s'attendait à ce qu'il se relève à tout instant. Elle se recroqueville davantage, son bras blessé serré contre elle, indifférente à son propre sang qui coule, rouge, poisseux, dont la senteur métallique lui soulève le cœur.
- J'ai dit : debout, l'invective l'homme qui la surplombe désormais.
Comme elle ne répond pas, il se penche et l'empoigne par le col de son manteau, la relève avec brutalité. Elle parait prendre conscience de sa présence – de ce qu'il a fait – et paniquée se débat en hurlant des mots à peine articulés. Sans ménagements l'homme la plaque d'une main contre le mur, lui coupant le souffle. La lame de son couteau se pose sur la gorge palpitante de la jeune femme, qui se crispe de tout son être mais n'émet plus le moindre son. L'homme la contemple alors, vaguement curieux, et après quelques interminables secondes elle rouvre les yeux, se plonge malgré elle dans ceux bleus et glaciaux de son agresseur. Avec une légère stupeur, il lit en elle non seulement le chagrin d'avoir vu périr son père et l'effroyable terreur à l'idée de mourir à son tour, mais aussi une lueur inattendue dans de telles conditions : celle de la haine. Une témérité stupide et qu'il trouve néanmoins admirable chez quelqu'un d'aussi jeune : elle quitte à peine l'âge controversé de l'adolescence.
- Tu lui ressembles bien…
Elle a un sursaut, interloquée. Il appuie davantage la lame, et elle referme les yeux, ne peut retenir un gémissement alors qu'insidieusement le métal entaille la peau. Sans se préoccuper du sang qui marbre la gorge frémissante de sa proie, il se penche et lui murmure à l'oreille.
- Je te laisse la vie sauve, à une condition : dis à Beckett – et seulement à Beckett – qu'elle devrait arrêter de mettre son nez dans les affaires des autres si elle ne veut pas se retrouver toute seule. Elle est intelligente, elle comprendra.
La jeune fille réprime à grand-peine ses tremblements. Elle étouffe un sanglot plaintif quand enfin la lame quitte sa gorge meurtrie. L'homme a un ricanement sous sa cagoule.
- Mais juste au cas où, je vais lui donner de quoi réfléchir davantage…
La main gantée de l'homme se referme soudain sur la gorge de la jeune fille et la maintient fermement contre le mur. Le souffle coupé, celle-ci recommence à se débattre, faiblement, cherchant en vain à inspirer un peu d'air. Au loin retentissent des sirènes, signe que ce cauchemar va bientôt prendre fin. Pourtant l'assassin de son père brandit à nouveau le couteau devant ses yeux exorbités, comme un avertissement.
- Ne bouge pas si tu veux survivre.
Et avec horreur, Kate, dix-neuf ans, sent la pointe de la lame percer ses vêtements avec une facilité terrifiante, avant de s'enfoncer purement et simplement dans son abdomen. Elle veut hurler, à perdre haleine, lutter, échapper à cette souffrance sans nom, mais demeure paralysée d'effroi sous le regard de son agresseur.
« Ne bouge pas, ne bouge pas… »
Une fois, deux fois, trois fois. La lame frappe, lente, précise, méthodique. Ses cris de douleur s'étranglent sous la poigne de l'inconnu, qui l'étouffe peu à peu. Des étoiles de souffrance et de panique dansent devant ses yeux. Un voile de torpeur l'englobe. Les prunelles glacées de l'assassin la vrillent sans pitié, avant de disparaître dans l'obscurité.
- C'est la faute de Johanna. Garde ça en tête, Kate.
Bientôt l'inconscience l'emporte, salvatrice.
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1 Dans l'épisode 22 saison 2, la mort d'un chef cuisinier renommé amenait transitoirement Beckett à soupçonner l'employeur du défunt, Madison Queller, une de ses meilleures amies perdue de vue après le lycée.
