Prologue écrit par Shinamaryllis
Souvent, j'ai l'impression que ma vie traverse des périodes à thèmes, comme quand on lit le chapitre d'un livre. Chacun aurait un nom et détaillerait précisément ma vie... Ou plutôt le semblant de vie que j'ai. Pourtant, j'ai des amis, une famille à l'écoute, des rêves et quelques économies, mais apparemment, ça ne suffit pas pour qu'on me foute la paix.
Je m'appelle Masuda Takahisa. Nom plutôt courant. Assez pour être un simple anonyme dans une foule de gens. Et j'ai 25 ans depuis quelques mois. Le quart de siècle, l'âge d'or de la jeunesse, quand on veut tout tester, tout essayer, tout voir et tout vivre. Aujourd'hui, j'ai signé un contrat comme on en signe plein au court d'une vie, sauf que le mien atteste que je vais partager une super maison avec un coloc que je ne connais pas. Oui oui, une maison, et pas un vulgaire appart. Mais ça, c'est parce qu'on est deux à payer le loyer. Jamais je n'aurais pu m'offrir une magnifique vue sur l'océan, un grand jardin, ma salle de bain perso et un superbe écran plat avec mon minable salaire de laveur d'assiettes au resto du coin.
Mon coloc, que je vais rencontrer cet après-midi, a apparemment une ambition aussi démesurée que l'est ma passion pour la grande cuisine. Il veut devenir une rockstar. Rien que ça. Bon, je l'ai eu à peine une demi-heure au téléphone et il m'a l'air plutôt sympathique. Ça casse pas des briques non plus, hein, mais ça passe. On verra bien avec le temps si on arrive à se supporter. Il est plus âgé que moi aussi, il vient de fêter ses 27 ans. Je l'imagine bien dans une salle blindée de potes, les baffles crachant une musique bien trop métallisée pour mes pauvres oreilles délicates, et des tables recouvertes de bouteilles d'alcool.
Oui, d'accord, je l'ai jamais vu. Mais on se fait toujours une impression du physique de quelqu'un avec sa voix et ce qu'on sait. Je l'imagine grand, genre beau gosse athlète et séducteur, bourré de testostérone, et pensant plus avec ce qui pend entre ses jambes qu'avec son cerveau. J'espère juste qu'il ne ramènera pas trop de filles chez nous, j'ai pas envie de foirer mes études studieuses de cuisine à cause d'un fou de la drague. Mais bon, c'est lui qui m'a proposé de payer les trois quarts du loyer pour que j'aie le moins de dépenses possibles. Je suis chanceux au moins pour ça.
Je suis arrivé devant notre baraque de rêve. C'est lui qui a les clefs et qui va nous ouvrir. J'ai lu sur le prospectus qu'elle donnait directement sur la mer et que grâce à sa forme en U, on serait tranquille chacun de notre côté, pour juste se retrouver dans le salon et la cuisine. Classe, hein ?
Il est en retard. Pitié, faites qu'il soit un minimum ponctuel les prochaines fois...
La façade avant est en pierres apparentes, encadrant une grande porte en bois. Je vois la cuisine par la fenêtre. Mon territoire. Les meubles sont beaux et classieux, les plans de travail en pierre, genre simili-marbre, un lustre moderne éclaire le tout, de l'immense frigo aux deux cuisinières à plaque chauffante. Mon dieu, pas de gaz ! Pas de gaz ! Mes plats vont jamais cuire !
Hum, bon, d'accord, j'en fais trop. Vu la tête de l'engin, je pense que la puissance de feu est assez élevée. Un truc de grands chefs, ça ! Je m'approche de la fenêtre et y colle mon nez. Ah oui, je lis « four à chaleur tournante ». Paradis...
Une voiture vrombit dans la rue, je me retourne. Oh. C'est quoi ce truc ? Il pouvait pas trouver moins voyant comme bagnole ? Ouais, c'est un richou, mon coloc. C'est pour ça qu'il peut se payer le luxe de rêver célébrité et concerts inoubliables.
Une jeune femme sort de la voiture, plutôt jolie et à mon goût. Elle porte un simple pantacourt beige et un dos-nu blanc à motifs rouges, les cheveux coiffés en deux petites couettes derrière la tête. Elle a les jambes longues, j'aime ce physique élancé. Elle me sourit. Je m'approche, les yeux rivés sur elle, avant qu'une deuxième portière ne claque. Je reviens sur terre. Un peu brutalement.
-C'est toi Masuda ?
Lui. Mon coloc. A peine plus petit que moi, gringalet et mince, presque pas un muscle et pas poli pour un sou.
-Bonjour.
Un peu vexé de son manque de respect, je le salue froidement. Non mais. Je veux pas commencer à me faire marcher sur les pieds alors que je le rencontre pour la première fois. Il vient vers moi, ne sourit pas, ne s'incline pas, ne cille pas, et me dévisage, comme si j'étais un pou repoussant.
-Nishikido Ryo. Je suis ton colocataire à partir d'aujourd'hui. J'ai déjà visité la maison, je prends la chambre à droite, que ça te plaise ou non. Attends-toi à ce que je gratte souvent la guitare, c'est mon gagne-pain, et essaie de supporter la chaîne hi-fi, je hais le silence. Après, tu fais ce que tu veux de ton côté, ça me regarde pas.
On me l'a changé ? Il paraissait pourtant aimable au téléphone...
-Ah, une dernière chose.
Il me lance un regard dégoûté.
-Si tu veux pas que je te fasse des réflexions toutes les deux minutes, pense à perdre du poids, ton gras mou gâche le paysage.
Je suis sidéré. Les bras m'en tombent carrément. Bouche bée, je le laisse filer et se diriger vers la porte pour ouvrir, la fille sur ses talons. Jamais je n'ai rencontré une personne qui insulte les autres dès le premier jour ! Mais c'est qui ce type ? Il se croit tout permis parce qu'il paie les trois quarts du loyer ou c'est son égo surdimensionné qui lui donne tous les droits ? Ah, putain ! Je suis en rogne maintenant ! Moi qui étais tout content de voir une si belle cuisine !
Et je ne suis pas gros, merde. J'ai quelques kilos en trop, c'est vrai. Cuisiner tout le temps n'aide pas à garder la ligne. Et si. Vous voulez que je fasse quoi de tous ces restes ? Que je les jette ? Mais ça va pas, non ? Ouais, du coup j'ai tendance à manger un peu trop...
-Alors, gras du bide, tu suis ? Je vais pas faire la visite pour des prunes.
Le salaud... S'il continue, il va le sentir passer. J'ai pas que quelques bourrelets sous mon t-shirt trop grand.
Et je sens que cette nouvelle colocation va être... éprouvante.
