Le silence. Un silence oppressant.

Avec un infime goutte à goutte qui le brise. Ploc ploc. Mais d'où est ce qu'il vient ? Ploc ploc.

Il se répercute en écho dans mon crâne. Unique bruit dans ma prison.

Unique stimulation sensorielle, étant donné que mes yeux clairs sont pressés contre un linge, si fort qu'ils sont profondément enfoncés dans leurs orbites. Ploc ploc. Mais d'où est ce que ça vient ? Une fuite dans le plafond ? Je suis trempée. L'eau coule sur mon visage, mon corps, dans mes cheveux. A moins que ça ne soit ma propre sueur.

Mon corps entier, qui tremblait auparavant, est insensible au froid et à sa position. Mes bras sont retenus, levés, par des menottes qui enserrent mes poignets. Mes pieds et mes genoux nus trainent au sol, dans la saleté et la poisse.

J'ai mal partout. Je ne peux plus supporter la douleur qui me lance dans chaque parcelle de mon corps. Je veux partir. Je n'ai aucune idée du temps écoulé depuis mon arrivée ici.

Heures ? Jours ? Semaines ? Le noir de mon champ de vision me fait perdre la notion du temps.

Ploc ploc. Et ce goutte à goutte incessant...

Je sens l'eau tracer des sillons dans ma peau et glisser dans ma bouche. Un haut le cœur me surprend. C'est amer. Ça a un gout de fer.

De sang.

Ça a un goût de sang.

La lune de sang scintille parmi toutes les étoiles. Le crépuscule n'est qu'un gigantesque miroir de tout espoirs et rêves du monde entier.

Je baisse les yeux.

Ma chemise de nuit, trop courte, ne recouvre pas mes jambes nues, qui se balancent dans le vide.

L'air glacé transperce tout mon corps, secoué de violents frissons. Mais, étonnamment, une douce chaleur envahit mon cœur et mon estomac. Mes lèvres s'étirent légèrement, cachées par mes longs cheveux blonds.

Assise sur le rebord de la fenêtre, je surplombe du troisième étage, toute la cour et les bâtiments d'Arshley. Quelques arbres, éparpillés un peu partout, se dressent dans l'obscurité.

Avec la hauteur à laquelle je suis, je perçois, très loin, des landes désolées se poursuivre, infinies. Je sens les effluves humides de la nuit, mêlées au désinfectant et au ciment. Ces odeurs si particulières m'ont toujours été familières. Il n'y a vraisemblablement rien d'anormal à cela. Je suis pratiquement née dans le centre. Je n'ai aucun souvenir remontant plus loin.

Je lève mon regard à nouveau vers la lune. La teinte cuivrée que l'astre recouvre n'est visible que très rarement. La prochaine fois, ça sera dans de nombreuses années. Quel âge aurais-je alors ? Peut-être que je ne serais plus ici. Je secoue la tête pour chasser cette pensée qui me resserre le cœur. Je n'ai aucune envie de partir. Ici, c'est ma maison !

Je tends mes doigts vers le ciel, comme si ce simple geste pouvait me projeter tout près de cette balle intrigante. Sa lumière illumine mon visage pâle et mes membres devenus fantomatiques. Sur mon poignet, le bracelet TDV clignote d'un signal vert. Je l'observe un temps, lui et toutes ces cases remplies de chiffres et notations. Il est si large qu'il prend la moitié de mon avant-bras. Je laisse tomber ma main mollement sur mon ventre. Un énorme poids pèse dans mes poumons et ma gorge.

Demain est une journée importante. Elle déterminera mon présent, mon futur et celui de beaucoup d'autres enfants. Demain une grande partie de nous va partir pour laisser place aux nouveaux arrivants. Les plus aptes et les mieux qualifiés au programme resteront et les autres...eh bien je crois qu'ils resteront dans les villes. Je grimace de dégout à cette seule pensée. Je suis contente de ne pas y habiter. Mais il n'y a pas de raison de s'inquiéter. Après tout, les instructeurs m'apprécient et cela est encore plus vraie pour les infirmières. On me dit souvent que je suis l'un des meilleurs éléments. Oui je suis l'enfant modèle. Pas de raison de se faire du souci. Pourtant... Si le docteur se trompait en voyant mes analyses ? Je remonte un pied sur le rebord et pose ma tête sur mon genou. Non. Après tout, on me connaît depuis longtemps. Et je suis l'une des plus petites du centre. J'ai 6 ans et demi. Certains grands ont jusqu'à 15 ans, ici. Je ferme les yeux quelques secondes et baille à m'en décrocher la mâchoire. Il faut que j'aille me coucher si je veux être en forme pour demain. Je me retourne vers l'intérieur d'une chambre désaffectée. Je bondis sur mes pieds dans un claquement sec qui se noie dans le murmure du vent. Je referme la fenêtre et avance à pas feutres dans la pièce. Il y a deux lits délaissés au milieu, où sont déposés des ustensiles que je reconnais sans pour autant savoir leurs noms. Mes pieds foulent la poussière du sol dans une sensation cotonneuse.

J'atteins la porte et abaisse la poignée le plus doucement possible. Au moment où je me faufile dans le couloir, j'aperçois une ombre disparaitre derrière un mur. Je cours pour en connaitre l'origine mais je ne vois rien. Il fait bien trop sombre et même le clignotement vert à mon poignet ne parvient pas à m'éclairer quoi que ce soit. Je rejoins l'allée principale, baignée de la lumière lunaire et fait défiler les chambres, les blocs, les labos sous chacun de mes pas. Il n'y a pas un bruit, hormis celui de mes pieds contre le sol froid. Je descends les escaliers et arrive à l'étage en dessous. Il n'est pas tellement différent d'en haut. La même architecture, les mêmes murs. La même disposition. Mais ici et là ce ne sont pas de salles de scanner mais des classes et des dortoirs que l'on trouve. Je finis par atteindre le mien. Je tire les draps de mon lit et m'y glisse. Une douce chaleur étreint mon corps et je pose ma tête sur mon oreiller, faisant abstraction des ronflements et froissements de drap.

J'ouvre mes yeux pales à 6 heures tapantes. Je n'ai jamais compris pourquoi, il y a comme une horloge dans ma tête. Mais cela vaut mieux que les coups de matraque et gueulantes de la chef instructrice, Mme Grendärt quand on ne se lève pas assez vite. D'ailleurs, lorsqu'elle arrive juste après que j'ai réveillé Mickael, elle a l'air encore de plus mauvais poil que d'habitude. Elle déchaîne toute sa rage sur les lits des enfants qui se redressent comme des piquets à son passage. Au moment où elle tourne les talons, son regard rencontre le mien et je vacille sous l'effet de ses yeux petits et noirs. J'ai l'impression qu'elle s'est retenue de me sauter à la gorge.

Peut-être qu'elle n'a pas apprécié ma petite sortie d'hier soir. Ce n'est pas comme si je désobéissais vraiment, personne ne m'a interdit de le faire et ce n'est pas la première fois. Tout le monde le sait. Enfin je pense. Sinon à quoi ça sert le GPS intégré sur mon bras ?

Je regarde l'agitation autour de moi. Les gamins se bousculent, courent, enfilent leur tenue réglementaire... Moi, j'ai déjà mis soigneusement la mienne ; une veste orange et un large pantalon blanc. J'ai aussi mangé mon sandwich énergisant et avalé mes deux pilules.

Ce n'est pas le cas de tout le monde ici et j'attends patiemment que la cohue se calme. Mickael, lui est presque prêt. C'est normal, je l'ai réveillé en avance.

Si dans cinq minutes, nous ne sommes pas en bas, ça va barder. Pourtant, pas question d'y aller toute seule. Je ne veux pas me retrouver en tête à tête avec Madame Grendärt. Et puis Mickael me ferait culpabiliser de ne pas l'avoir attendu. Il y a deux ans, il est arrivé au centre ayant pour seule occupation de chouiner à longueur de journée. Il ne suivait pas bien les activités, faisait toujours tout de travers...En fait il n'arrivait pas à suivre le rythme. Pour moi ça a toujours été la même chose, il n'y a rien d'autre dans ma tête. Mais Mickael n'était pas le seul à être dans ce cas-là. Tous en fait l'étaient et ceux qui ne s'y faisaient pas ne convenaient pas au programme. Alors ils étaient réorientés. Vers les villes. Mickael ne l'a pas été. Dans le dortoir son lit a toujours été le voisin du mien.

Nous finissons par quitter le dortoir en trottinant. Dans le mien, l'âge va d ans. Et dans ceux que nous voyons tout le long du couloir c'est le même principe. Nous sommes regroupés par âge. A travers les portes, je vois les plus grands enfiler encore leur tenue. Ils sont à la traîne. Nous on descend les escaliers au pas de course en faisant défiler les étages au fur et à mesure. A cette heure-ci, les salles sont encore vides, les instructeurs sont encore dans leurs appartements. Nous passons devant le grand réfectoire tout en bas et franchissons la porte de sortie. Une bourrasque de froid nous percute mais nous restons campés sur nos pieds devant Madame Grendärt.

- Vous êtes en retard, annonce-t-elle d'un ton sec

Elle nous fusille tour à tour du regard pour finalement se retourner et marcher à grandes enjambées. Nous sommes obligés de courir à moitié pour la rattraper. Nous arrivons au deuxième bâtiment, complètement identique au premier. Nous le connaissons parfaitement lui aussi. Nous y allons très régulièrement. Nous pénétrons à l'intérieur. Il y a l'accueil, l'ascenseur, les escaliers. Nous montons prestement les marches pour arriver au premier étage. Des couloirs s'allongent encore, comme dans le premier bâtiment. Au-dessus des portes, des indications sont écrites mais je ne sais pas lire. Nous nous arrêtons devant l'une d'elle et Madame Grendärt la pousse sans ménagement et entre, avec nous sur ses talons.

Elle claque sa main robuste sur l'interrupteur qui se met grésiller. Des lumières blanches nous aveuglent immédiatement. Elles nous permettent néanmoins d'observer une vaste salle, complètement vide. Seule l'encadrure d'une nouvelle ouverture est visible, à notre opposé.

Mais au grand étonnement d'une certaine partie de nous, nous restons plantés au milieu de la pièce. On semble attendre quelque chose mais personne n'ose ne serait-ce que lever les yeux de ses pieds. Madame Grendärt n'est en aucun cas patiente et nous n'ignorons pas la manière dont elle pourrait tuer le temps. Contrairement aux autres, je ne suis pas nerveuse. Je ne tords pas mes doigts, ne me ronge pas les ongles. Je ne joue pas non plus avec mes cheveux. Aucun tic ne vient perturber mon visage impassible. Mais alors qu'est-ce que c'est cette oppression dans mon ventre ?

Moi je connais déjà toute cette situation. Je sais ce qui va se passer et qui nous attendons depuis maintenant deux bonnes minutes. Madame Grendärt s'est mise à faire des allers-retours et chaque seconde est désormais marquée de son pas lourd.

Mais la porte que nous avons franchi plus tôt finit par s'ouvrir pour laisser place à une équipe particulière. De toute ma vie ici je n'en ai jamais vu une autre. Elle est composée de quatre personnes. Trois hommes et une femme. Les deux premiers hommes, je sais qui ils sont. Il y a d'abord M. Hermann, fondateur du programme. De recherche sur notre maladie. La trentaine, il a des cheveux noirs exactement comme ses cheveux. Il est fraîchement rasé et impose le respect par sa seule assurance. Le second homme n'est autre que M. Argent. Soixante ans, cheveux poivre et sel, barbe et favoris, yeux métalliques. Son costume bleu porte un emblème sur son torse. Et cet emblème, je l'ai toujours su, c'est celui du gouvernement. Lui c'est l'inspecteur qui vérifie que le programme n'est pas dangereux et qu'il marche. Du moins c'est ce que j'ai compris. Le troisième et la femme sont beaucoup plus jeunes. Environ 25 ans. Eux ils prennent des notes, énoncent les chiffres, calculent. Je crois qu'ils analysent et trient les sujets qui restent ou partent. Cette équipe va nous prendre chacun notre tour pour faire une série de tests. Ils vont reprendre notre dossier et notre progression. Je semble être la seule à savoir ça. La dernière fois qu'il y a eu un triage, c'était il y a deux ans, avant que Mickael arrive. Il fallait faire de la place car beaucoup d'enfants étaient arrivés en même temps que lui. D'autres, au fil des années, étaient venus grossir le nombre des dortoirs. Je fixe intensément l'équipe qui s'entretient à voix basse avec Madame Grendärt. Celle-ci finit par s'en aller et M. Hermann nous explique la procédure. Nous allons être appelés un par un par ordre alphabétique. Nous ne devons pas nous inquiéter. C'est ce qu'il dit mais moi je ne le crois pas. Les autres ne le savent pas mais moi je sais où iront ceux qui ne réussissent pas. L'équipe au complet sort par la deuxième porte avec le premier dans l'ordre alphabétique. J'ai le temps. Il y a pleins de noms avant le mien. Je balaie la grande salle d'un regard. Nous sommes à présent complètement seuls. Il y a un silence de mort puis... sans se concerter tout le monde se met à parler en même temps. La pression se relâche d'un seul coup. Des rires s'échappent même dans l'air, cristallins et volatiles.

Au bout de dix minutes, la femme ouvre la porte et appelle le deuxième nom. Ce manège se répète encore et encore jusqu'à ce que ça soit mon tour.

- "Elizabeth Hetchler" énonce-t-elle.

Je me lève aussitôt. Mickael me regarde partir apeuré. Il n'a pas vraiment envie que je m'en aille mais il craint encore plus la femme alors il ne dit rien. Je la rejoins et nous marchons dans un long couloir, peu éclairé. Les bruits s'étouffent et finissent par disparaitre complètement. Je détaille ce nouvel environnement puis l'observe-t-elle. Elle est si grande sur ses talons aiguilles que je suis obligée de pencher la tête en arrière pour ça. Je dépasse son bassin d'une tête seulement.

Elle porte une chemise blanche et une jupe droite qui lui donne une certaine rigueur. Sa peau blanche devient légèrement rosée sur les pommettes et ses grands yeux sont d'un bleu marine captivant. Enfin, ses cheveux fins et noirs délimitent son visage d'un carré plongeant. Elle ne pose pas une seule fois son regard froid sur moi. Nous atteignons une nouvelle porte qu'elle ouvre sans aucune hésitation. Je pénètre à sa suite dans ce qui semble être une mini-infirmerie. Une grande personne y est déjà, habillée entièrement d'une blouse blanche. Et quand je dis entièrement, c'est...entièrement. Son visage est à peine visible derrière le plastique transparent.

Je crois que je sais ce qu'il va se passer. Je commence à paniquer.

Aïe. Une douleur aigüe survient dans le creux de mon bras, au moment même où la porte blindée se referme lourdement. J'avais vu juste. C'est bien ça.

La stagiaire est sortie et l'infirmière, une fois qu'elle a retiré l'énorme aiguille de ma veine, s'enfuit presque en courant à sa suite.

Elle a raison. La combinaison ne suffit pas à la protéger. C'est bien trop dangereux.

Mon cœur s'accélère et ma respiration devient erratique.

Je ferme les yeux en essayant de me calmer mais mon corps ne m'obéit plus. Le produit commence déjà à faire effet. Mes bras tremblent. Mes jambes aussi. Je déteste cette sensation d'impuissance où j'ai conscience que je n'ai plus aucun contrôle.

A vous je peux le dire, vous n'allez pas le répéter, hein ? Je devrais normalement me laisser aller mais je ne peux pas m'empêcher de tout retenir. J'ai peur de ce qui va arriver. Je ne suis pas prête.

Mais plus je lutte, plus ça devient difficile. Les gouttes de sueur perlent sur mon front et mes ongles sont enfoncés profondément dans ma chair.

Mais déjà, ça y est. Je sens que j'ai atteint le seuil maximum. Mes barrières cèdent et l'énergie contenue sort comme une explosion. Ça part et ça vient, partout, occupant tout l'espace. Comme un champ de force.

Des objets se mettent à flotter. Ils bougent par eux même comme s'ils avaient une volonté propre. Comme si ce qui les anime avait une volonté propre.

Tout se percute, tout se casse. Les sons, les couleurs...ça va trop vite...et ça me donne mal à la tête. Très mal.

Je veux que ça s'arrête. Je veux que ça s'arrête maintenant. Mais ma volonté n'a aucun effet et j'ai honte. J'ai l'impression d'être mise à nue devant tout le monde. Devant l'équipe, cachée derrière cette vitre opaque en face de moi.

Alors pourquoi ils ne font rien ?

- Assieds-toi.

La voix a retenti dans la pièce, me faisant sursauter. La grosse machine qui se balançait devant moi s'est encastrée dans le mur.

- Assied toi devant la table, répète la voix

Je remarque pour la première fois depuis que je suis ici, la table en métal, fondue dans le sol. Une chaise, dans le même modèle y est placée parallèlement.

Je m'avance, hésitante, évitant une décharge bleue et une boite rectangulaire. Je m'assois sur la chaise sans que le déluge de couleurs et bruitages n'est baissé. Je balaie le plafond du regard et aperçoit l'interphone qui me commande.

- Pose la tête contre le dossier de la chaise et suis la bille rouge avec les yeux, demande le directeur

J'exécute la première indication puis cherche une bille rouge dans l'espace de la pièce. Mais alors que je constate qu'il n'y en a visiblement aucune, la chaise sur laquelle je suis appuyée se plie et deux bandes de métal viennent encercler ma tête et bander mes yeux, me privant du même fait de la vue. Une brève décharge dans mon crâne m'arrache un cri de surprise, surprise qui devient stupéfaction lorsque le flash blanc de la décharge se transforme en l'image nette d'une bille rouge. Tout est projeté dans mon esprit et je ne peux que contempler, émerveillée. Car après avoir suivi une simple bille des yeux, des images se mettent à défiler dans mon esprit. Le centre. Des gens. Des oiseaux. Je me sens bien. Un parfum de plus en plus fort rentre dans mes narines et ma gorge. Lorsque la machine me desserre les paupières, j'ai néanmoins le temps d'apercevoir une fumée blanche brouiller mon champ de force, avant de sombrer dans le sommeil.

Du gaz.

Bip Bip.

J'ouvre les yeux subitement et relève la tête. Une main froide la rabat contre le lit, me faisant sentir pour la première fois les électrodes branchés partout sur mon corps.

La femme-stagiaire s'affaire au réglage de la grosse machine qui donne les fréquences. Ce sont des nombres qu'elle inscrit sur son bloc note.

Après m'avoir retiré tous les fils, elle m'emmène dans une mini-infirmerie où une infirmière prend la relève. Elle me pèse, me prend la tension, mesure la longueur de mon tronc, mes bras, mes jambes, ma tête. Elle examine mes yeux, mes oreilles, ma réaction au toucher. L'équipe au complet a rejoint la pièce et les deux stagiaires écrivent chaque chiffre énoncé.

Ensuite...la routine. Les tests médicaux qu'on fait tout le temps.

Scanner. Prise de sang. Analyse d'urine. Prélèvement de peau. Effort physique.

Bien sûr, comme c'est un contrôle officiel, il n'y a pas les essais.

Mais le dernier examen me surprend. Je l'avais oublié.

- Age ?

- 6 ans.

Je regarde la pince sur mon doigt qui détecte les mensonges.

- Et demie, je rajoute en me redressant un peu

Je jette un regard à la vieille dame assise derrière le bureau. Elle me fixe étrangement, préparant sans doute la suite des questions. A sa droite, un écran projette mon cerveau.

Parce que oui, j'ai encore des fils sur ma tête. Étonnant, hein ?

- Est-ce que tu aimes le centre d'Arshley ?

- Oui.

- Pourquoi ?

Je réponds et attends la prochaine question. L'entretien se déroule ainsi, nous parlons de tout et de rien si bien que j'ai un moment l'impression qu'elle veut simplement parler à quelqu'un car elle s'ennuie.

A la fin, elle prend des grandes feuilles de papier et me demande de deviner ce que représentent les tâches. Comme ce n'est pas moi qui les ai faites et que je ne vois pas du tout ce que ça peut-être, je regarde autour de moi pour trouver des idées. J'invente à tout bout de champs mais je crois qu'elle s'en rend compte car elle soupire et repose les feuilles. Elle m'en tend d'autres mais celle-ci sont remplies de tableaux, de questions, de calculs. A chaque fois elle me lit l'énoncé et je dois donner la réponse. C'est fatiguant et long. Je saute pratiquement de joie quand elle repose la dernière fiche.

Nous avons terminé, annonce-t-elle

L'équipe me demande de me lever et je les suis à une nouvelle salle, où les enfants déjà passés attendent. Le directeur, l'inspecteur, les deux stagiaires, s'en vont et nous nous retrouvons seuls. Il n'y a pas Mickael mais je reconnais quelques-uns du dortoir. Et d'autres plus âgés avec qui je m'entends aussi. Ils sont moins bébés et plus marrants. Je m'assois avec eux et nous discutons des examens. Enfin de toute façon ce qui va surtout avoir un impact, c'est notre dossier. S'il est dit que nous sommes violents et chahuteurs, nous ne risquons pas de rester.

- Vous aussi vous avez eu le test de psychologie ? demande une fille, Lola

- Ouai même qu'ils m'ont trouvé une autre maladie, répond Thomas d'un air très secret

Il fait une brève pause, savourant son petit effet puis déclare d'une voix modifiée :

- Je suis un psychopathe !

Il tend les bras devant lui et prend un air menaçant. Enfin il essaye mais ça ne marche pas du tout.

Tout le monde s'esclaffe de rire. Vexé, il boude un peu mais un sourire naît sur ses lèvres. Il s'élargit de plus en plus puis sans prévenir, Thomas s'élance sur nous avec un cri de guerre et fait des chatouilles à toutes les personnes qu'il voit. Après la surprise, le groupe réagit et l'une des plus grandes batailles de chatouilles qu'il m'ait été donné de voir commence. Je me sens poussée, plaquée, je me tords en rigolant sous les assauts mais je n'entends même pas mon rire dans les cris et l'agitation.

Lorsque, essoufflés, nous nous écroulons par terre, la porte s'ouvre et un nouvel enfant apparaît. Sans réfléchir, nous nous explosons de rire. Si seulement l'équipe pouvait s'imaginer le bazar d'il y a dix secondes à peine ! En attendant, ils nous regardent comme si nous étions devenus fous. C'est peut-être le cas, après tout.

Mais moi, je me demande toujours ce qu'est un psychopathe. Quand je pose la question, bien après que le directeur, l'inspecteur et les stagiaires soient partis, l'hilarité reprend et les grands m'ébouriffent les cheveux ou me donnent une grande claque dans le dos. Du coup personne ne me répond et je ne sais toujours pas ce que ça veut dire. Je croise les bras et me mure dans le silence, boudeuse. Ignorant les moqueries bien qu'elles ne soient pas vraiment méchantes. Bien qu'elles soient plutôt gentilles et attendries.

Si j'avais su ce qu'il allait se passer par la suite, peut-être que je n'aurais pas fait la tête. Après tout, c'était l'un des derniers bons moments avant que tout bascule.

Avant que tout ne change.

Une larme glisse et se mélange au sang séché sur ma joue. Mes yeux sont toujours bandés, je n'ai pas vu la lumière depuis une éternité.

Si seulement j'avais su plus tôt. Mais qu'est-ce que j'aurais pu faire ?

Un air de musique tourne dans ma tête et je ne peux m'empêcher de fredonner les paroles à voix basse. Ma gorge me brûle à chaque mot. C'est sûrement dû au fait que je n'ai pas parlé depuis des jours. Ou alors au feu qui se répand dans chaque parole que je prononce.

Un...astre... de pourpre...

Un...astre...de sang...

Caché... par...les...nuages...

Et...sa...lumière... ne... faiblit... pas...

Ne...faiblit... pas... comme...vous...

Gueulez...battez...

Saignez... tuez...

Vous...barbares...et...bouchers...

Et ...vos... assauts...

Jamais...n'atteindrons...

La...lune...inaccessible...

Et...sa...belle...teinte...

Jamais...ne...foncera...

Au...point...de... disparaître