001 : Le flic, la copine et le carbonisé
Autour d'eux, il n'y a que le silence. Un silence de plomb, qui effraierait n'importe qui de normalement constitué. Mais eux n'ont pas le temps d'avoir peur. Pas maintenant. Ils doivent faire leur travail et laisser les sentiments de personnel de côté. Autrement, ils risquent d'avoir du mal à mener à bien leur délicate mission. Le brun qui est en tête de file, pistolet à la main, ne semble pas très satisfait de voir un intrus les accompagner ; car parmi les trois individus armés se trouve ce que l'on peut qualifier, dans le jargon de la police, de "civil". Mais ce civil a tellement fait des pieds et des mains pour les accompagner que les deux représentants de l'ordre ont eu du mal à refuser. Surtout si l'on prend en compte le fait que la femme du groupe est sa petite-amie.
- Nora, tu n'aurais pas dû lui céder.
La trentenaire aux longs cheveux roux et au regard d'émeraude sourit gentiment à son collègue.
- Tu lui as cédé, moi, j'ai juste un peu aidé. C'est toi le commissaire.
L'homme brun soupire, mais ne réplique pas. Cela ne sert à rien d'argumenter avec Nora Wilson, de toute façon, car elle est bien plus obstinée que le commun des mortels. Sa chevelure de feu n'a d'égal que son tempérament bouillonnant. L'homme blond en costume hors de prix, qui ferme la marche, se plaît à écouter, silencieux, la conversation entre le commissaire de police Fries et sa petite-amie.
Ah, Nora. Il la connaît depuis longtemps - peut-être depuis qu'il travaille dans le milieu juridique -, mais ça y est, depuis un an, ils sortent ensemble. Au commissariat du coin, les paris vont bon train concernant la date de leurs fiançailles. Car ils s'aiment, c'est indéniable, mais ils n'ont jamais évoqué très sérieusement un éventuel mariage.
Le hangar est toujours aussi silencieux. Il faut dire que s'introduire de nuit dans la zone industrielle de la Ville Noire d'Unys demande un sacré courage ; d'aucuns disent que c'est le lieu de rendez-vous le plus prisé des dealers de drogue et des braqueurs émérites. Mais le travail n'attend pas. Les deux plus haut-gradés de la police locale ont toujours été des travailleurs zélés veillant au bien des habitants plus que de raison. Tandis que le troisième compte se faire un nom en tant que nouveau procureur général du coin, et ce en accompagnant des officiers sur le terrain, histoire de montrer sa bonne volonté au grand public. Il a toujours été à l'aise avec les caméras et les projecteurs, et sait comment s'y prendre pour retourner les foules.
L'affaire sur laquelle ils enquêtent est des plus banales. Un trafiquant de drogue notoire a finalement été balancé par l'un de ses sbires, qui a indiqué à la police l'emplacement de son stock. Evidemment, il pourrait s'agir d'un piège, mais les représentants de l'ordre ont refusé d'attendre : s'ils n'arrêtent pas ce dealer au plus vite, ils auront du mal à le coincer par la suite. Selon les dires du rapporteur, il se déroulera une transaction le soir-même, au hangar 14-B, vers minuit et demie. Le commissaire Harold Fries consulte sa montre. Minuit et quart. Dans peu de temps, Marcus Gilden sera là, prêt à se faire passer les menottes. La notoriété du nouveau procureur général grimpera bientôt en flèche en ville, et dans le même temps, celle du commissariat local, qui travaille en étroite collaboration avec le bureau du procureur. Oui, c'est le plan idéal pour se faire un nom dans la Ville Noire. Même les policiers les plus droits et honnêtes sont forcés de faire des magouilles pour s'éléver, ici.
- J'entends quelque chose, chuchote Nora, à couvert derrière un mur de béton.
Les deux hommes tendent l'oreille. En effet, ils perçoivent ce qui s'apparente à un son de moteur. Cela doit venir de l'extérieur. Le vrombissement s'arrête, et des bruits de pas, ainsi que des éclats de voix, parviennent aux trois représentants de la justice. Le procureur général semble plus serein que les deux policiers, malgré son manque d'expérience sur le terrain. Oh, il a bien été enquêteur quelques années plus tôt, mais ça n'a pas duré longtemps ; son ascension a été fulgurante. Il repousse une courte mèche de cheveux blonds sur son front pâle et sourit à sa compagne, qui semble s'inquiéter plus que nécessaire.
- Je suis certain que ça se passera bien. Tu verras, on va arrêter ce sale type et je deviendrai célèbre. On s'achètera un immense penthouse en centre-ville.
Le commissaire Fries lui fait signe de se taire : ça y est, les visiteurs sont arrivés. Marcus Gilden, le trafiquant, est un petit homme, qui doit mesurer moins d'un mètre soixante-dix. Il tient un Caninos en laisse. Ses cheveux noirs sont désordonnés sur son crâne, et ses yeux marrons semblent dénués d'expression. Il est vêtu intégralement de noir.
- Il est aveugle... déduit rapidement Nora en observant sa démarche un peu maladroite et le Pokémon qui semble le guider.
L'homme brun hoche doucement la tête. En effet, si on est un minimum observateur, cela saute aux yeux. Derrière Marcus, un homme costaud s'affaire pour rassembler des caisses dans un camion, tandis qu'une magnifique femme d'une quarantaine d'années discute avec le trafiquant.
- On avait convenu cinquante-mille, c'est bien ça ?
Le non-voyant acquiesce lentement, presque précautionneusement, comme s'il craignait que sa tête puisse tomber. La grande brune sort un chéquier de la poche de son long manteau de fourrure et tend un morceau de papier imprimé à l'homme.
- Jack, peux-tu vérifier que le compte y est ? demande-t-il à l'adresse du colosse qui charge des caisses dans le camion.
Le grand homme s'exécute.
- Tout est en ordre, patron.
Le vieil homme - car il doit au moins avoir soixante-ans - sourit de toutes ses dents. Un sourire effrayant, qui dévoile des dents jaunies et un peu tordues. Le genre de vision cauchemardesque qui ferait trembler n'importe qui.
Cachés, les trois observateurs silencieux décident qu'il est temps d'agir, car la femme est retournée dans le camion, et le colosse semble avoir disparu dans la nuit. Il ne reste plus que le terrifiant non-voyant au Caninos, qui semble préoccupé par quelque chose.
- On y va, signale le commissaire Fries tout en se relevant, arme au poing.
Les deux autres suivent aussitôt, serrant précautionneusement leur calibre .45 contre eux, les doigts prêts à appuyer sur la gâchette.
- Qui est là ? panique le vieillard, encerclé par ses opposants. Cani ? Que se passe-t-il ?
Le Pokémon au pelage roux rayé de noir, pour toute réponse, pousse un grognement clairement menaçant. Nul doute que si l'un des trois s'en prend à son maître, il n'hésitera pas à se déchaîner.
- Marcus Gilden ? demande Nora, bien que déjà certaine de la réponse.
Le trafiquant reprend un peu de sa contenance et hoche tranquillement la tête, comme s'il n'avait rien à se reprocher.
- Que me voulez-vous ?
Sa voix est terriblement désincarnée, fantômatique. Comme si ce type était revenu d'outre-tombe. Le procureur général ne peut retenir un tremblement. C'est assez pour que le Caninos sente sa peur et ne se mette à cracher une petite gerbe de flammes dans sa direction. Les événements s'enchaînent à une vitesse effrayante. La joue droite de l'homme blond commence à brûler. Il hurle, d'une voix à faire pâlir la mort. Il souffre. Nora se cache les yeux, elle fond en larmes dans les bras du commissaire, qui peine à garder le contrôle. Fries fait sortir son Carabaffe, qui s'empresse d'éteindre la flammèche qui continue à faire crier l'homme de loi.
- Gilden s'est enfui ! peste l'homme brun, les dents et les poings serrés.
Mais Nora ne l'écoute pas. Elle a les yeux rivés sur l'homme de sa vie, qui se tient péniblement debout, la tête baissée, ses mèches blondes désordonnées, et empestant le sang et la chair brûlée. Lorsqu'il lève la tête, elle constate l'étendue des dégâts. Sa joue droite est méconnaissable. Une partie de la peau a été calcinée, la chair est rougie par endroits et on voit encore de la fumée grisâtre. Heureusement, ses yeux ont été épargnés. Mais ils ont perdu de leur éclat. Le bleu-gris si étincelant qu'elle a toujours connu s'est terni. Ils garderont tous les deux des cicatrices de cet événement terrifiant.
- William, dis quelque chose...
Le procureur général est enfermé dans un mutisme effrayant. Soudain, sans crier gare, il prend ses jambes à son cou, comme en proie à une folie étrange. Il ne peut pas rester avec eux. Il n'est plus le même. Cet incident a suffi à ébranler tout ce en quoi il croyait pourtant dur comme fer. Il a entrevu, l'espace d'un instant, la vérité. S'il veut ramener la justice sur la Ville Noire, il va devoir user de moyens plus radicaux.
Il veut oublier le visage sévère mais bon du commissaire Harold Fries, qui l'a toujours soutenu dans sa carrière dans le monde juridique. Mais surtout, il doit oublier celui souriant, magnifique, adorable de Nora Wilson, la femme de sa vie. Car il semble que cette vérité, qu'il n'a fait qu'entrevoir, est plus importante que son bonheur personnel. Un bonheur qu'il ne connaîtra jamais plus. Car il est maintenant l'homme à la joue brûlée. Le nouveau symbole de justice qui régnera sur la ville la plus gangrénée par le crime de tout Unys.
Il a semé ses poursuivants. Il sort son bien le plus précieux de sa poche. Un pokédollar en or massif qu'il a reçu de sa mère, et qui l'a toujours aidé dans ses choix difficiles.
Une rapide impulsion du pouce. La pièce s'élève et effectue de multiples rotations, pour retomber dans sa main. Il a fait son choix. Car la vie est une succession de décisions qui, après tout, peuvent bien être prises à pile ou face.
Ainsi commence la déchéance du procureur général William J. Tillinghast.
