Chapitre I
"If you need a friend
I'm sailing right behind
Like a bridge over troubled water
I will ease your mind" *
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Tandis que j'avance dans l'allée menant à la maison de Mark et Lexie, une vague de mélancolie s'empare de moi. Devant mes yeux : un accomplissement. Une belle maison de banlieue. Une maison pour deux. Mark se sera finalement établi avant moi, qui l'aurait cru. Alors que je progresse et monte les marches du perron, je commence à percevoir la musique. La crémaillère a déjà commencé. 20h22. Je n'ai pourtant que 22minutes de retard. Un retard poli. Un retard légitime chez les Montgomery. Je souffle un grand coup, passant une dernière fois la main sur ma jupe noire et mon petit veston gris, avant de sonner.
La porte s'ouvre à la volée, quelques secondes plus tard, et je me retrouve alors devant un Mark plus souriant qu'il ne l'a jamais été.
« Addison ?! »
Il me sert dans ses bras. C'est une sensation exceptionnelle que de retrouver un ami après tout ce temps. Certes, entre Mark et moi ça n'a pas toujours été le grand amour, mais au final, il est l'une des rares personnes que je peux considérer comme ma famille. Je dessers son étreinte et lui rend son sourire.
« Mark ! Tu vas bien ? Je suis désolée j'aurai dû appeler. Enfin j'aurai dû prévenir, je veux dire, que je venais. Et appeler, aussi, plus souvent… » lui dis-je en bafouillant, cherchant mes mots, le regard fuyant. Je pose enfin mon regard sur le sien, sans dire un mot, et ne vois dans ses yeux qu'une grande émotion mêlée à de la joie. « Tu m'as manqué. » j'ajoute enfin, brisant le silence.
« Tu m'as manqué aussi. Viens que je t'emmène voir la maîtresse de maison. »
Il m'attrape par le coude et me guide à travers une pièce déjà pleine de monde, remplie de visages plus ou moins familiers. Lexie se trouve près du buffet, un verre de vin à la main, en grande conversation avec une jeune femme qui m'est inconnue.
« Lexie » l'a coupe-t-il, « j'ai trouvé une revenante… »
« Addison ! » s'écrie-t-elle, l'air visiblement surpris mais aussi réjoui. « Je, je croyais que… » commence-t-elle à bredouiller, ses yeux reflétant une profonde confusion.
« Je sais, je sais… » réponds-je, connaissant le suite. « Je n'étais pas censée venir… mais deux des grosses interventions prévues ont été annulées, et j'ai pas pu résister à la tentation de sauter dans le premier avion pour Olympia. Je suis désolée j'aurais du prévenir… »
Lexie me répond alors que cela ne fait rien, que je suis là, et que c'est le principal. Je sens ses paroles honnêtes. Lexie, du peu que je l'ai connu, m'a toujours semblée être une personne sincère et généreuse. Tout comme Mark finalement. L'homme-pute a beau… être une pute, il reste l'une des personnes les plus sincères que je connaisse. Ces deux-là se sont décidément bien trouvés. Qui aurait pu dire que le dieu du bistouri et la petite interne finiraient, quelques années plus tard, par entamer une nouvelle vie à deux, une petite centaines de kilomètres au Sud de Seattle.
Alors que Lexie part en cuisine avec Meredith, que j'aperçois de loin, Mark s'excuse et me laisse près du buffet pour aller ouvrir aux nouveaux invités. Mes yeux parcourent la pièce brièvement. Ils n'ont pas perdu de temps pour la déco… Mark à toujours eu bon goût en matière d'intérieur. De ce que j'ai pu voir de l'extérieur, la maison à l'air très grande. Un vrai petit nid familial. Mes pensées s'envolent, et je me surprend à me rêver tante de trois petites têtes brunes. Tata Addison. Bien sur, pas leur « vraie » tante, mais Mark est comme mon propre frère, après tout. Après réflexion, peut-être pas. J'ai quand même couché avec lui…
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Une heure plus tard, la fête commence à battre son plein et j'ai pris des nouvelles de la plupart de mes anciens collègues à Seattle. Meredith et Derek, toujours égaux à eux-même, envisagent de prendre un chien, maintenant qu'ils ont enfin une maison à eux. Je reste ébahis devant ce couple qui ne semblera donc jamais pressé par le temps. Le chef est là aussi, avec Adèle. J'apprends qu'il s'est retiré il y a maintenant plus d'un an. J'ai aussi élargi mes horizons en disant bonjour aux « nouveaux », tel Owen, ici présent avec Christina. Ma surprise fût immense de découvrir le ventre bien rond de Christina, enceinte de jumeaux. L'ancienne résidente au cœur de pierre a apparemment de nouvelles priorités dans la vie, et est aussi la nouvelle tête de la cardio à Seattle Grace, ce qui pour ainsi dire m'étonne un peu moins. Dans le jardin, par ailleurs magnifique, j'ai pu converser brièvement avec Karev, lui célibataire et nouvellement spécialisé en obstétrique. Je ne peux réprimer un souffle de fierté de m'envahir en réalisant que j'ai peut-être eu un rôle déterminant quant au choix de cette orientation.
Le soleil se couche petit à petit au dessus des grandes forêts que l'on aperçoit au loin. Je prend place sur un transat et me laisse bercer par la musique sourde parvenant des baies vitrées ouvertes, mon regard observant à sa guise la vie qui continue son cours autour de moi. Une poignée d'enfants court sur la pelouse ; des couples se tiennent par l'épaules, s'embrassent ; des amis rigolent, une flûte à la main, profitant de l'une des dernières belles et chaudes soirées de l'été. C'est alors que s'empare de moi la même mélancolie qui m'avait frappée en arrivant. Ces gens, cette vie devant moi me fait prendre conscience du vide de ma propre existence. 42ans, pas d'enfant, pas de mari, pas même un foutu petit-ami. Une belle maison, certes, mais pas un foyer, pas un cocon. Une belle carrière, oui, c'est peut-être là la seule chose dont je me sens fière, la seule chose dans laquelle je me sens accomplie. Mark, l'incorrigible séducteur, l'éternel célibataire, se construit un avenir. Mon ex-mari poursuit sa route, mes anciens internes vont de l'avant, tombent enceintes. Suis-je la seule à tourner en rond ? Non, je ne tourne pas en rond, je régresse. J'étais mariée, j'ai divorcée. Je suis tombée enceinte, j'ai avorté. Je sens les larmes monter et je tente de les repousser en levant les yeux au ciel. Pas ici, Addison. Pas maintenant. D'un élan désespéré, je fais quelque chose que je n'ai pas fait depuis un moment. Je fouille dans mon sac avec l'espoir d'en trouver. Je pousse un soupir de soulagement lorsque mon poing se resserre sur un paquet de cigarettes et un briquet. Pour m'isoler un peu, je longe la terrasse jusqu'à ce que je parvienne à l'extrémité de la maison, faisant attention de ne pas coincer mes talons dans les rainures du sol parqué. Il fait sombre ici, et je m'en réjouis. J'ouvre le paquet, il reste trois cigarettes. J'en coince une entre mes lèvres et approche le briquet, mon pouce manœuvrant frénétiquement pour l'allumer sans perdre de temps. Alors que la première bouffée emplie mes poumons, je sens un vaste réconfort m'envahir déjà. La fumée me calme. Je tire lentement sur la cigarette, bouffée après bouffée, m'imprégnant de chaque particule volatile, dégustant chaque seconde, lorsqu'un bruit derrière moi attire mon attention.
Appuyée dos au mur, Arizona Robbins, fumant elle aussi. Nos regards se croisent quelques instants, toutes deux silencieuses. Elle expire une bouffée avant de briser le silence :
« Addison. » me salue-t-elle poliment, un sourire léger sur les lèvres.
« Arizona. » lui réponds-je, lui rendant son sourire.
Le silence se réinstalle quelques secondes, avant que je ne dise tout bas en riant doucement, faisant le constat presque à moi-même :
« Vous aussi vous êtes passée du côté obscure de la force… »
« Pardon ? » demande-t-elle, confuse.
Je commence alors à m'expliquer, faisant des grands gestes de la main, détournant les yeux :
« Je dis que vous êtes passée du côté de la force obscure. Vous savez, dans mes souvenirs vous étiez plus le genre souriante à vous sociabiliser dans la foule que fumant toute seule, recluse dans un coin du jardin. »
« Oh. » répond-t-elle simplement, avant d'éteindre son mégot et de l'enfoncer dans un pot de terre.
Un nouveau silence s'installe et je crains que ma petite réplique ne l'ait mise mal à l'aise. Je tente de me rattraper :
« Je suis désolée, je ne voulais pas être indiscrète, ni me mêler de ce qui ne me regarde pas… Vous n'avez pas besoin d'une raison pour vous morfondre dans le jardin, pas que vous vous morfondiez forcément, ni que j'ai besoin de le savoir, d'ailleurs… »
Le pétrin verbal dans lequel je me suis fourrée la fait sourire, révélant ses fossettes. Elle reste là, adossée au mur, à me regarder et m'écouter parler, ou plutôt m'enfoncer… Son sourire me rassure cependant, et je comprends que ma remarque ne l'a pas atteinte plus que cela.
« Je me morfondais. » avoue-t-elle alors simplement. Son honnêteté me stupéfait et je reste sans voix. « Oh. » est alors là aussi la seule chose que je trouve à répondre. Je prend une dernière bouffée de cigarette avant de l'écraser dans le pot, près de la sienne. D'abord hésitante, je pars la rejoindre contre le mur, face au jardin, avant de finalement répondre, un sourire au coin des lèvres :
« Moi aussi, je me morfondais. »
Le silence perce à nouveau, moins gênant cette fois, alors que nous nous baignons dans l'atmosphère lointaine et étouffée des cris d'enfants, des brouhahas des invités, des verres qui s'entrechoquent et de la musique.
« Vous ne devriez pas… » lui dis-je soudain, comme sorti de nulle part.
« Je ne devrais pas quoi ? »
« Vous morfondre. » réponds-je avec désinvolture, un rictus aux lèvres. « Vous êtes chef de la chirurgie pédiatrique, vous êtes jeune, vous êtes belle,…vous avez la vie devant vous… Vous devriez… je sais pas… danser la vie, vous bourrer la gueule ! Faire la fête ! »
Ma tirade la fait rire. Elle se retourne vers moi, en souriant, les yeux pétillants :
« Que je sache, votre situation ne diffère pas vraiment de la mienne… »
« La jeunesse en moins. » réponds-je, l'air blasée, faignant une moue d'ado rebelle.
« Tssss… »
Quelques secondes plus tard, c'est elle qui reprend la conversation :
« C'est quoi, votre raison ? »
« Ma raison ? Pour me morfondre ? » elle fait oui de la tête.
« La vie. Ma vie. 42ans, célibataire, sans enfants, ayant fait le tour des hommes… Je progresse doucement mais sûrement vers l'hospice… » dis-je en rigolant. « J'ai même un chat, maintenant. Milo. Je suis seule, avec un chat. Déprimant, n'est ce pas ? »
« J'adore les chats. » répond-t-elle l'air enjouée.
« Et vous, votre raison ? »
« Idem. Ma vie. 35ans, célibataire, sans enfants, ayant fait le tour des femmes, et sans chat ! » conclue-t-elle en rigolant.
« Avec Callie… ? » je demande, hésitante, ne sachant si je glisse ici sur un terrain sensible. Elle secoue la tête, sans rien dire, et je comprends qu'elles sont en effet séparées. Une petite lueur dans son œil me fait penser que cette histoire a laissé en elle une trace indélébile. A quel point ? Je n'en ai pas la moindre idée.
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Il fait à présent bien nuit dans le jardin, et seule la lumière s'échappant des ouvertures nous laisse entrevoir ce qu'il y a autour de nous. Mentionner Callie n'était probablement pas une bonne idée. Arizona est depuis lors silencieuse, le regard vague, comme perdue dans ses pensées. Je décide de faire repartir le dialogue de façon plus légère :
« Vous avez de la chance d'être lesbienne. » dit-je alors, comme un cheveu sur la soupe. L'effet recherché est immédiat. Arizona éclate de rire, et je sens ses épaules faire de petites secousses à côtés des miennes.
« C'est vrai ! » je continue, « si vous saviez comme les hommes ça craint ! Entre les connards, les immatures, les instables… et les types biens déjà casés ! »
« Et qu'est ce qui vous fait croire que la gente féminine est plus admirable ? »
Sur ces paroles, je me retourne vers elle, distinguant à peine les contours son visage dans l'obscurité et plonge mes yeux dans les siens, faignant d'être outrée par ses propos.
« Parce que ce sont des femmes ! Si vous saviez, sincèrement, combien de fois j'ai souhaité aimer les femmes… Ca doit être incroyable, d'être avec quelqu'un qui nous ressemble, qui nous comprend… »
« Ca a ma foi ses qualités… » répond Arizona, un grand sourire aux lèvres. « Vous n'avez jamais tenté l'expérience ? »
« L'expérience ? Vous voulez dire sortir avec une fille ? Ou sexuellement ? »
« Je sais pas, les deux… » dit-elle, un zeste de séduction aux coins des yeux.
L'audace impudique de sa question me surprend. On ne se connaît pas vraiment, je ne l'ai rencontré que deux ou trois fois auparavant, toujours avec Callie. Amusée, je répond tout de même :
« J'ai embrassé quelques filles à l'université, en de rares occasions ; elles comme moi totalement bourrées, chaque foi. Ca s'arrête là. »
« C'est tout ? Jamais… sans l'alcool ? » me demande-t-elle, le visage doux, rassurant. Je répond non de la tête.
Nos regards se trouvent à nouveaux, et la lueur de ses yeux prend une nouvelle tournure que je n'arrive pas bien à déceler. Son visage est sérieux, presque froid. Seul son regard est plein de vie, plein d'un je-ne-sais-quoi qui me perturbe. Je sens la chose arriver, inévitablement.
« Vous voulez essayer ? » dit-elle alors tout bas, et je sens ses yeux se poser rien qu'un instant sur mes lèvres.
« Vous comptez m'embrasser ?! » je réponds en riant, et je sens le rouge me monter aux joues. L'obscurité est telle, cependant, que je suis persuadée que cela ne se voit pas.
« Je ne sais pas, si vous voulez… » Je distingue de l'amusement dans ses yeux qui parcourent mon visage, et un sourire apparaît sur les lèvres. J'ouvre la bouche pour répondre, mais rien ne sort. Je ne sais que dire. En ai-je envie ? Je ne le sais pas moi-même. Une étrange curiosité me pousse à ne pas m'y opposer.
Avec ses mains, elle se détache du mur et je la sens glisser lentement devant moi. Son dos fait bientôt face au jardin, et son visage au mien. Je distingue à peine ses traits à présent, seuls les contours de ses cheveux ondulant légèrement restent identifiables. Elle se rapproche et nos corps se touchent presque. Tout doucement, sa tête s'avance et ses lèvres entrouvertes frôlent alors les miennes. Elles s'effleurent un moment, et je ne peux réprimer une inspiration plus bruyante. Voyant sans doute que je ne change pas d'avis, sa bouche se presse alors contre la mienne. Arizona m'embrasse, lentement. Je sens sa langue se frayer un passage et j'ouvre un peu plus grand la bouche pour la laisser passer. Le baiser est doux, tendre, lent, et je me surprends à aimer ça. Pendant ces instants, je ne pense plus à rien, je me laisse bercer par ses lèvres dansant sur les miennes, sa langue contre la mienne. Je réalise soudain qu'elle est la première personne que j'embrasse depuis peut-être six mois. Après un moment, elle se retire. Je mets plusieurs secondes à ouvrir les yeux, avec un peu d'appréhension. Elle est toujours face à moi, un grand sourire aux lèvres, dévoilant ses dents.
« Félicitation ! » me dit elle en rigolant, « Vous avez embrassé une vraie femme, et pas une jeune étudiante qui ne se souvient plus de son prénom… »
Ses paroles me font rire. « Génial ! Je peux rajouter ça à mon C.V maintenant ! » Je détourne le regard, continuant à rigoler.
« Certainement ! Vous devriez ! »
« Tu. » lui réponds-je, la regardant à nouveau. Je la voix froncez les sourcils. « Je veux dire, maintenant qu'on s'ait déballé nos vies et même embrassées, je pense qu'on peut passer aussi au tutoiement… »
Elle me sourit alors, les yeux rieurs, hochant la tête.
« Tu viens ? » lui dis-je, la prenant par le bras, « Il commence à faire froid. On devrait rentrer… »
C'est alors qu'à pas lents nous regagnons toutes les deux le reste des invités, côte à côte.
* citation : Bridge over troubled waters, by Simon and Garfunkel
