Rose

« Rose, on t'attend! »

« J'arrive! » dit-elle en nouant rapidement mais soigneusement ses ballerines.

Encore en retard. Encore en train de rêver à cet homme aux yeux noisette. Elle n'avait pas le temps d'y réfléchir, elle devait courir pour ne pas être encore plus en retard.

Cinq heures plus tard, elle échangeait ses chaussons de danse contre une paire de vieux souliers et un châle avant de rejoindre les combles où M. Pierre avait choisi de lui donner des cours de chant. Il était aveugle mais, en compensation, son ouïe était surnaturellement développée et ne laissait passer aucun chevrotement dans les notes les plus aigües.

« Cher petit rossignol, tu es en retard. » dit M. Pierre en ébouriffant un peu plus les deux touffes de cheveux au-dessus de ses oreilles. « Enfin… c'est ta faute : tu n'avais qu'à ne pas être aussi bourrée de talents ou à te consacrer à un seul art. En plus, je parie que tu n'as pas pris le temps d'avaler une bouchée. »

« Manger avant de chanter… »

« Je ne t'ai pas dit de t'empiffrer. » la gronda-t-il amicalement. « Mais je ne te ferai pas travailler dans cet état sans que tu aies pris quelques bouchées. J'ai fait des rescapés de mon déjeuner. »

Il indiqua l'assiette avec un croissant et une pomme sur le coin de son bureau et elle les dévora avec un sourire, se disant que les croissants français étaient décidément savoureux. Il la fit ensuite travailler durant quelques minutes ses gammes et sa vocalise habituelle, puis il la força à donner toute son énergie à la mélodie. À la toute fin, épuisée et en sueur, Rose s'étonna de son ambition de lui faire chanter le rôle d'Olympia.

« Parce que tu as le même ton qu'elle pour commencer. Et qu'il est toujours bon d'avoir une doublure en cas d'accident. »

Rose blêmit : « Je ne suis pas du calibre de… »

Il l'interrompit d'un petit claquement de langue : « Nul ne sait comment la roue doit tourner, mais je te prédis un avenir magnifique, chère Rose. Je ne sais pas d'où te vient ce talent, mais quelque muse a certainement bercé ton enfance. Allez, ouste, du vent à présent. »

Rose retrouva le dortoir des danseuses où elle s'écroula de fatigue. Une heure plus tard, une de ses compagnes la réveilla et elle courut dans l'atelier de couture pour le dernier essai du nouveau costume de ballet avant le souper. Elle passa ensuite les deux heures suivantes à réparer ses chaussons et à recoudre les déchirures de sa meilleure robe tout en bavardant joyeusement avec ses amies. Finalement, quand la consigne d'extinction fut donnée, Rose se coucha, mais trembla longtemps sous la fine couverture.

Elle avait peur de s'endormir. Comme chaque fois, elle se concentra sur son passé, des petites choses qui prouvaient que ce qu'elle vivait dans ce théâtre n'était qu'un jeu de rôle, qu'une façon de retrouver le Docteur : sa chambre dans l'appartement de sa mère, Mickey, Jack, Sarah Jane, Discovery Channel qui ne valait rien à côté des aventures avec le Docteur, les chips, les jeans. Et lui. Son visage. Elle avait l'impression qu'elle avait oublié un détail. Du bleu…. Une boîte bleue. Une étrange chose qui était plus grande à l'intérieur et qui voyageait dans le temps. Avec lui. Une fois, ils avaient dansé ensemble sous les yeux d'un capitaine Jack envieux.

Elle se mordit les lèvres au moment où des visions de chorégraphies la submergèrent. Les théâtres. La scène. Les applaudissements. La musique, partout la musique. Les dorures des glaces, des lustres et des costumes fantaisistes.

Elle repoussa la sensualité de la danse, les vibrations du chant qui voulaient s'imposer immédiatement après.

Le Docteur, il fallait penser au Docteur. Il le fallait… Mais le passé lui semblait de plus en plus fantomatique, irréel, éphémère.

Elle se mordit les mains jusqu'au sang : elle avait découvert que la douleur fermait son esprit ces pulsions artistiques et rendaient plus concrètes le passé. Mais elle ne pouvait résister longtemps et jamais durant la nuit. L'autre devait déjà la guetter, prêt à lui murmurer de nouvelles instructions. La somme de connaissances qu'il lui implantait chaque nuit masquait petit à petit ses vrais souvenirs et il devenait de plus en plus difficile de résister à cet appel de sirène que son corps, tout doucement, commençait à désirer autant que son esprit.

« Tout va bien. Tout va bien, Rose. Ne t'inquiète de rien. » chuchota la voix douce et frêle à l'oreille de la jeune fille.

Rose renifla, se retourna et continua à dormir. De temps en temps, elle frissonnait et gémissait, mais ne se réveilla pas. Son corps était épuisé. Le travail ne manquait pas et la voix la gardait plongée dans les rêves.

Au moment où les serviteurs allaient s'occuper des bêtes à l'écurie et où les cuisiniers se réveillaient pour pétrir le pain de la journée, le chuchotement s'affaiblit et s'interrompit doucement. Rose se redressa en sursaut, glacée de peur et le souffle court.

« Docteur? »

Sa voisine de lit grogna : « Arrête t'appeler ton médecin. Tu vas finir par me rendre folle. Et c'est moi qui vais en demander un. Recouche-toi… une heure avant de se lever. »

Rose se rallongea et essaya en vain de se réchauffer, se demandant tout de même pourquoi elle avait besoin d'un docteur… Elle s'aperçut qu'elle fredonnait tout bas un air qu'elle ne se souvenait pas avoir appris et se mit à pleurer.