Titre : Shattered 01

                                                                                                       Auteur : Aakanee

                                                                                                  Genre : Drame

                                                                                              Base : Fake

Shattered

(Brisé)

A time to die

(Un temps pour mourir)

  Il devait utiliser chaque parcelle de sa volonté pour ne pas trembler, chaque fibre de son être pour ne pas s'écrouler. Ses muscles étaient bandés à l'extrême, roulant douloureusement sous sa peau alors qu'il serrait si fort ses poings, que ses paumes en saignaient presque, déchirées par ses ongles. Il n'entendait rien, aucune des paroles échangées, aucune des notes nées des doigts habiles du pianiste, rien de l'excitation qui gagnait peu à peu la pièce. Seul un lourd bourdonnement résonnait à ses oreilles, écho du sang qui rugissait à ses veines, violemment battu par son cœur. Et chaque coup semblait marteler douloureusement sa poitrine, coupant presque son souffle.

  Juste tenir.

  Quelques minutes, quelques heures. Juste quelques instants de plus.

  Un frisson parcourut son échine et il ferma un instant les yeux pour tenter de le réprimer. Il était en sueur mais se sentait intérieurement glacé, paralysé par un froid si violent qu'il semblait complètement le pénétrer pour s'étendre à chaque partie de son corps et de son âme. Sa vision était à peine plus qu'un brouillard, un flou épais qu'il peinait à percer. Qu'il ne voulait pas percer. La douleur était trop forte. Beaucoup trop forte.

  Juste tenir.

  Il distinguait à peine les gens qui évoluaient autour de lui, riant, parlant, se serrant parfois la main ou se congratulant gaiement. Américains et japonais se fondaient en une masse tourbillonnante qui lui faisait tourner la tête. Il était conscient parfois d'une main posée presque affectueusement sur son épaule, de quelques regards désolés et de paroles de soutien discrètement murmurées, mais il ne pouvait pas réellement les comprendre. Tout ça lui semblait tellement étranger, presque détaché.

  Détaché. Oui, c'est tout ce qu'il voulait être. Détaché et peut-être même heureux. Il aurait voulu pouvoir rire comme chaque personne présente, il aurait voulu pouvoir se lever et évoluer à leurs côtés, un grand et véritable sourire illuminant son visage. Il aurait aimé pouvoir partager leur joie. Mais il ne pouvait pas.

  Comment aurait-il pu ?

  Comment ?

  Mon dieu, il ne savait même pas pourquoi il était venu, comment il avait pu seulement trouver la force de franchir les portes de son enfer. Comment il avait pu s'asseoir au milieu de cette foule qui le dévisageait parfois étrangement. Il savait qu'il n'avait pas vraiment sa place en ce lieu, surtout aujourd'hui, mais il savait également qu'il devait être là. Qu'il devait voir cet instant. Ce terrible instant où son monde s'écroulerait définitivement.

  Juste tenir.

  Et sourire.

  Oh, il souriait. Il savait qu'il souriait. Il ne savait pas comment, mais il avait réussi à peindre cette expression sur son visage… et à la conserver, bien qu'à chaque seconde qui passait son masque semblait se craquer un peu plus. Mais il savait également que si son sourire pouvait se faire convainquant, son regard trahissant toute sa douleur. Il était presque miraculeux qu'il n'ait pas encore pleuré.

  Mais il ne pouvait pas, il n'en avait pas le droit. Il avait accepté cette fatalité, du moins en apparence et il avait promis qu'il viendrait. Qu'il serait témoin de ce qu'il n'aurait jamais cru pouvoir arriver, même dans ses pires cauchemars.

  Comment avait-il pu en arriver là ?

  Sourire alors que son âme s'effondrait en milliers de pièces coupantes qui l'empalaient un peu plus sur sa misère. Il souriait alors que sa vie avait été dévastée en moins de deux semaines. Piétiné, écrasé, brisé, il n'avait pas assez de mots pour décrire ce qu'il ressentait et pourtant, il souriait, il se l'était promis.

  Juste tenir.

  Combien de temps encore ? Combien d'interminables minutes avant que tout ne soit enfin terminé ? Avant qu'il ne puisse regagner son appartement et s'étendre sous ses draps pour ne plus jamais en sortir. Combien… combien de temps encore avant qu'il ne puisse enfin verser les larmes qui refusaient de couler depuis qu'il lui avait annoncé ? Il n'était même pas sûr de pouvoir y arriver. Il se sentait presque … vidé.

  Juste tenir.

  Un air d'orgue un peu plus fort que les autres attira soudain son attention et il put suffisamment focaliser son regard pour voir les gens gagner leurs places, s'asseyant rapidement et bruyamment sur les bancs de bois d'acajou. Il ne connaissait presque personne et sembla réaliser pour la première fois à quel point cela avait d'importance. Jamais il n'aurait pu être alloué à voir tant de monde, à être présenté à tant de gens. Jamais il n'aurait osé. Tous ces visages dont il n'avait jamais eu le droit de connaître ne serait-ce que le nom. C'est donc tout ce qu'il avait réellement représenté ? La honte ? La faute ? L'interdit ?

  Il se sentit chavirer un peu plus et dut se raccrocher aux accoudoirs pour ne pas s'écrouler. Une vague de nausée l'ébranla qu'il repoussa avec difficulté, laissant dans sa bouche un goût de bile amère qui lui fit monter les larmes aux yeux. Il toussa un peu, ignorant les quelques regards qui se braquèrent sur lui et tenta de se redonner contenance avant d'oser seulement relever la tête. Ses yeux se fixèrent alors sur deux billes bleues et profondes, pleines d'une étrange tristesse et un petit sourire désolé, presque torturé, naquit sur le visage trop jeune qui lui faisait face. Oui, si jeune, perdu, tellement incertain sur un avenir qu'il n'était plus capable d'anticiper. Et il n'avait rien à lui offrir pour le consoler, car sa peine était plus terrible encore. Peut-être pour la première fois, il l'admira réellement en le voyant soutenir son regard, malgré la souffrance qu'il savait le hanter et il lui sourit sincèrement, toute rivalité envolée. Puis le jeune homme se tourna vers sa compagne qui avait attiré son attention et l'instant fut perdu. A jamais. Son sourire s'effaça alors quelques peu, pour reprendre sa fausse mimique et sa vision se fit à nouveau floue. Il se redressa lentement et reprit une position décente et discrète, avant de fermer les yeux et laisser ses pensées dérivées.

  Dérivées vers un autre monde. Ce qui avait été. Ce qui aurait pu être. Ce qui aurait du être. Le plaisir d'une discussion. La douceur d'un sourire. La fraîcheur d'une paume effleurant sa joue au réveil. La taquinerie de lèvres venant jouer sur son cou. L'intensité d'un corps pressé contre le sien, mêlé si intimement qu'il ne pouvait plus se différencier. Tant, trop d'émotions, perdues, bafouées.

  Et la douleur qui ne voulait plus le quitter.

  Peut-être une minute tout au plus avait passé avant que l'orgue ne joue à nouveau cette marche qu'il avait tant souhaité ignorer et ne le sorte de ses souvenirs. Il se força à regarder, craquant ses yeux brûlants pour le voir déjà présent, attendant calmement devant l'autel de soie beige. Il semblait angélique… comme toujours, habillé d'un simple smoking noir relevé d'un chemiser blanc et d'une rose rouge piquée à la poche de son veston. Et tellement innocent, si fragile qu'il voulait seulement le prendre dans ses bras et le serrer contre lui. Qu'il voulait seulement…

  Seulement pouvoir encore le toucher.

  Il sentit le sang couler de la paume de sa main, mais ne fit rien pour l'en empêcher et se força à rester calme et immobile.

  La salle s'était enfin tue, sinon quelques chuchotement de-ci, de-là et seul résonnait maintenant l'air qui avait plus lieu de Marche Funèbre à ses oreilles que de carillons de joies. Et le temps sembla presque se figer. Pendant un trop court instant, leurs regards se croisèrent alors qu'il s'était retourné. Emeraude contre Terre de Sienne. Et il se prit presque à espérer, en voyant les regrets qui teintèrent un moment ses yeux, en croyant encore percevoir la tendresse les illuminer, que tout n'était pas perdu. Il aurait été prêt à faire n'importe quoi à cet instant, n'importe quoi pour lui faire plaisir. Mon dieu, avait-il seulement réalisé à quel point il le tenait en son pouvoir ? Mais il ne lui demanda rien, rien d'autre que ce qu'il lui avait déjà demandé. Ne pas protester, ne pas chercher à le faire changer, juste respecter ses choix et ses désirs. Juste le laisser partir. Le laisser vivre.

  Et c'est ce qu'il fit.

  Juste tenir.

  Il ne se leva pas, ne s'approcha pas, ne posa pas sa main sur sa joue dans l'espoir de réveiller les sentiments qu'il avait cru un jour voir brûler en lui. Il se contenta de soutenir son regard, puis la cascade soyeuse de sa courte chevelure lorsqu'il détourna la tête. Et tout espoir se dissipa complètement.

  Ce n'est plus lui qu'il regardait maintenant, plus lui dont il serrait doucement la main. Ce n'est plus à lui qu'était destiné son sourire. Il l'avait perdu.

  Il regarda le couple, si parfait. Tellement heureux qu'il en avait mal. Elle, maintenant debout à ses côtés, vêtue de sa robe blanche et perlée qui relevait joliment sa taille et mettait en valeur la courbe gracile de son cou. Elle, dont la chevelure soyeuse et blonde tombait en vague dans son dos, agrémentée de petits lys blancs et discrets. « A toi pour toujours ». Elle, dont le sourire semblait illuminer toute la pièce. Tout simplement trop belle.

  Comment aurait-il pu avoir la moindre chance ?

  Il avait seulement… seulement espéré qu'il l'avait suffisamment aimé. Mais apparemment, il s'était trompé.

  Flash

  Il la regarde s'avancer dans le commissariat, timide et presque hésitante. Elle vient juste d'être transférée de la prison du comté. Elle est jeune, peut-être vingt-trois ans tout au plus et déjà perdue dans le monde de la drogue. Du moins, d'après le rapport qu'il a sous les yeux, mais il est difficile de le croire lorsqu'on aperçoit son visage innocent et ses yeux cernés et perdus. Il sait aussi que les apparences sont parfois trompeuses, mais également qu'aucune charge n'a encore été réellement retenue contre elle. Peut-être était-elle au mauvais endroit au mauvais moment, seul l'avenir le dirait. Pour l'instant, il regarde avec un certain amusement son compagnon s'avancer rapidement vers elle pour l'aider à s'asseoir et la rassurer. Il ne changera jamais.

  Les dernières notes de l'orgue s'éteignirent enfin et un silence presque surnaturel se fit dans la pièce pendant quelques instants. Puis le couple se retourna vers l'autel et il regarda le prêtre s'avancer lentement.

  La douleur était telle qu'elle en était presque insupportable.

  Flash

  Jamais il ne l'avait vu se battre avec tant d'ardeur auparavant, travailler avec tant de rage et de désespoir. C'est à peine s'il l'avait vu cette semaine. A peine s'il avait pu le toucher, lui parler. Il avait passé ses jours et ses nuits au commissariat ou dans la rue, cherchant, fouinant, interrogeant. Il avait presque harcelé chaque dealer de leur connaissance, passé de longues heures en sa compagnie pour la rassurer, lui faire répéter encore et encore son histoire, loin de toutes oreilles indiscrètes ou de regards cinglants. Il s'était battu avec tant de force et avait gagné. Il avait prouvé son innocence. Elle était libre.

  Libre.

  Il vient juste de lui annoncer et il la voit se jeter dans ses bras, riant et pleurant. Et pour la première fois peut-être, il se rend compte à quel point ils se sont rapprochés.

  Le sourire qui illuminait son visage était plus douloureux encore, alors qu'il écoutait l'homme d'église prononcer ses paroles sur la beauté et la nécessité du mariage. Sur la joie qu'apporterait cette union dans le cœur de chacun, semblant boire chacun de ses mots. Lui-même les entendait à peine, mais il savait que le prêtre avait tord et qu'il ne trouverait pas de réconfort dans le spectacle de sa déchéance.

  Flash

  Il ne peut empêcher un soupir de soulagement de franchir ses lèvres en sortant de la voiture. Rose et Taicho se sont mis à deux pour le retenir ce soir. Il ne comprend pas pourquoi ce sacré rapport ne pouvait attendre le lendemain. Comme si une journée de planque inutile et solitaire n'avait pas été assez difficile comme ça. Ses muscles sont courbatus et la fatigue l'empêche presque de tenir debout. Enfin, au moins est-il rentré chez lui. Il peut presque déjà savourer le simple bonheur de tenir son compagnon dans ses bras. Il ouvre la porte pour la refermer rapidement, tirant les verrous avec précautions et entend soudain des rires provenant du salon. Curieux, il s'avance en direction de la lumière pour les découvrir tous deux, assis confortablement dans le canapé, si proches qu'il leur est impossible de ne pas se toucher et discutant avec joie d'un sujet dont il n'arrive pas à saisir le sens.

  Tout ce que son esprit semble capable d'enregistrer est le salut vaguement prononcé dans sa direction, avant qu'il ne soit immédiatement oublié.

  _ Et si une personne de l'assistance à une raison quelconque de s'opposer à cette union, qu'elle le fasse savoir maintenant ou se taise à jamais.

  Quelques personnes le regardèrent à cet instant, anxieuses, mais il les ignora et se força à ne pas bouger, même un cil, combien même son cœur et son âme lui criaient de se lever et de protester. Oh oui, il brûlait de les arrêter, il brûlait de faire cesser ce cauchemar, mais il resta parfaitement immobile, le souffle bloqué et le regard brûlant de larmes qui ne voulaient pas couler.

  La personne assise à ses côtés hoqueta légèrement et il parvint à détourner ses yeux de la scène pour voir son expression choquée braquée sur ses poings. Il tourna alors son regard vers ses mains, pour observer avec une intensité morbide le sang qui gouttait lentement sur le sol.  Etrangement, il ne souffrait pas. La douleur de son âme était déjà trop forte. Il ignora une fois de plus sa blessure et reporta son attention sur le dernier acte qui se jouait devant lui.

  Flash

  _ Je suis désolé.

  Il le regarde sans vraiment comprendre. Il sait, il sait qu'il vient de lui dire quelque chose d'important. Quelque chose de très important, mais il n'arrive pas à savoir quoi. Son esprit semble refuser de l'assimiler. Tout ce qu'il sait, tout ce qu'il comprend, c'est qu'il est assis dans leur salon face à son compagnon qui ne veut même plus croiser son regard. Il semble mal à l'aise, presque apeuré, crispé... nerveux. Il l'a rarement vu dans un tel état.

  Pourquoi ?

  Il ne comprend pas.

  _ Qu… quoi ? S'entend-il vaguement demander.

  _ C'est terminé, répète-t-il. Je suis désolé.

  Ah oui, il se souvient maintenant. Il vient de lui dire qu'il l'aime « elle ». Que leur relation était une erreur. Une grave erreur.

  Non, il ne comprend pas.

  Il se sent étrangement engourdi pendant quelques secondes avant que la douleur ne semble finalement le rattraper pour venir écraser son corps et son âme. Si puissante qu'il se demande comment il parvient encore à rester assis. Il n'a même pas la force de protester ou supplier.

  Il ne comprend pas.

  Il le voit finalement se détourner pour gagner leur chambre et s'arrêter sur le seuil, hésitant. Sa main se porte sur la poignée, mais il ne la tourne pas immédiatement.

  _ Je… je quitte l'appartement. Le plus gros de mes affaires a déjà été emporté, je viendrais chercher le reste plus tard.

  Clignant plusieurs fois des yeux, il le voit entrer dans la pièce pour en ressortir immédiatement un petit sac à la main.

  _ Je suis désolé.

  Leurs yeux se croisent un instant, mais son compagnon détourne rapidement la tête pour s'en aller. Il a vaguement conscience de la porte de l'appartement se refermant et pour la première peut-être regarde réellement autour de lui. Il remarque enfin que le vide de certains meubles, de certaines étagères.

  Depuis combien de temps ?

  La réalité l'engloutit finalement et il se laisse glisser sur la couche, incapable même maintenant de bouger. Incapable de seulement pleurer, une simple phrase faisant écho dans son esprit.

  Il l'a perdu.

  Perdu.

  Et il ne comprend pas pourquoi.

  Un tonnerre d'applaudissement se fit soudain entendre et il vit toute la salle se redresser, des cris de joie et des paroles de félicitations aux lèvres. Un tel bonheur qu'il semblait littéralement irradier l'église, se répercutant sur ses voûtes courbées, amplifiant encore son écho. Il n'avait pas besoin de se lever pour savoir ce qui avait déclenché un tel accès de joie, il les avait vus, l'espace d'une seconde, il les avait vus s'embrasser.

  Ses derniers espoirs s'étaient effondrés au même instant. Sa dernière prise sur son ancienne vie, sur ses espérances, son futur. Il ne lui restait plus rien. Il aurait voulu pouvoir réagir, il aurait voulu pouvoir trouver la force de se lever et d'applaudir, trouver la force de les regarder passer et de les féliciter, mais il semblait que même ce dernier bastion de dignité lui était refusé.             Au lieu de quoi, il resta assis sur le banc, les épaules voûtées, le regard vaguement fixé droit devant lui, ignorant les quelques personnes de sa rangée qui le pressaient de se lever pour pouvoir approcher le couple. Il fut vaguement bousculé et sentit l'instant exact où il passa à ses côtés, pouvant presque percevoir son regard glisser rapidement vers lui. Pouvant presque sentir sa pitié, avant qu'il ne poursuive son chemin, sa compagne… sa… femme… à ses côtés, tenant doucement son bras pour la guider.

  Il exhala doucement un air qui lui semblait maintenant vicié. Il pouvait supporter beaucoup de chose, mais pas sa pitié. Jamais. Elle rendait ce qu'ils avaient vécu insignifiant et terriblement faux. Elle rendait ses sentiments sales, écœurants. Elle donnait raison à l'intolérance et à la cruauté.

  Il ne voulait pas de sa pitié. Sa haine, son dégoût, sa colère, ses remords, tout mais pas sa pitié.

  Une main pressa soudain la sienne et il releva la tête pour croiser le même regard azur encadré d'or qu'il avait soutenu un peu plus tôt. L'adolescent serra un long moment ses doigts, incapable de le lâcher, incapable d'abandonner celui qu'il avait cru longtemps détester, les yeux remplis de larmes amères qui roulaient librement sur ses joues. Il essuya doucement les tracés cristallins d'un revers tendre de la main et ouvrit la bouche pour lui parler, mais les mots moururent à ses lèvres lorsqu'il fut soudain arraché de sa vue par la foule pressée d'accompagner les mariés. Il crut l'entendre protester, crier son nom et resta un long moment paralysé, la main encore légèrement levée et tremblante, avant de la laisser retomber.

  Il avait tout perdu.

  Il comprenait à quel point maintenant.

  En l'espace de quelques jours, il lui avait tout arraché, sa vie, sa dignité, son respect, sa joie. Il lui avait volé ses émotions pour mieux les piétinées et les réduire à néant. A moins que ce ne soit lui. Peut-être n'avait-il pas fait ce qu'il fallait, peut-être n'avait-il pas dit les mots qu'il voulait entendre. Peut-être n'avait-il jamais été capable de lui offrir le confort qu'il recherchait désespérément. Après tout que connaissait-il de l'amour, de la famille ?

  Rien.

  Il donnait ses sentiments à sa façon et avait longtemps cru que cela suffisait. Il commençait tout juste à comprendre à quel point il avait eu tord.

  Il finit par prendre conscience du lourd silence qui régnait maintenant dans l'église et regarda autour de lui. Tous les invités étaient partis, suivant probablement les mariés à la mairie avant de gagner la salle des fêtes. Il ne restait plus que lui et quelques novices qui rangeaient rapidement et silencieusement les derniers vestiges de cet événement, candélabres, fleurs, papiers. Leurs mouvements étaient simples et précis, rompus à l'habitude de ces cérémonies, presque gracieux. Aucun n'échangeait la moindre parole, mais tous avaient ce petit sourire satisfait aux lèvres, conscients du travail accompli et de la justesse du serment qui venait d'être échangé. Jamais ils ne sauraient à quel point il pouvait être douloureux pour certains. Jamais ils ne sauraient à quel point leur plaisir pouvait être cruel.

  L'un d'eux, un jeune garçon de peut-être douze ans à peine, s'approcha soudain de lui, une petite grimace inquiète accrochée à son visage angélique.

  _ Vous vous sentez bien, monsieur ? Demanda-t-il doucement.

  La question le fit presque sourire par son innocence et il hocha la tête, n'ayant pas suffisamment confiance en sa voix pour oser parler. Le garçon fronça un sourcil dubitatif, visiblement persuadé qu'il mentait, mais il savait mieux que pousser les gens, aussi accepta-t-il sa réponse et repartit rapidement finir son travail.

  Il le regarda s'éloigner et se força presque à murmurer :

  _ Ca va.

  Jamais une phrase n'avait sonné aussi faux à ses oreilles et un sourire amer et ironique fendit un instant son visage. Il baissa alors les yeux pour regarder ses mains maintenant ouvertes. Le sang s'était arrêté de couler et il pouvait sentir les premiers picotements l'élancer. Il ne s'était heureusement pas trop profondément coupé. Pas que cela ait réellement d'importance d'ailleurs, mais ce serait ça en moins à s'occuper lorsqu'il regagnerait son appartement. S'il trouvait le courage d'y retourner.

  Pour le moment, il n'avait pas même la force de se lever. Il voulait seulement demeurer ici, sans bouger et peut-être, peut-être oublier. Au moins pour quelques minutes. Au moins pour quelques secondes. Etait-ce trop demander ?

  Probablement.

  Probablement.

  Il sentit plus qu'il ne vit, la personne qui prit soudain place à ses côtés et n'eut pas le courage de se tourner pour la regarder. Il n'en avait pas vraiment besoin, il savait déjà qui elle était. Il aurait pu la reconnaître n'importe où, ils se connaissaient depuis si longtemps. Elle prit doucement une de ses mains, inspectant un instant ses plaies et il put presque la sentir froncer un sourcil de mécontentement. Pourtant, elle ne lui dit rien et il lui en fut reconnaissant. Il sentit alors ses doigts se refermer sur les siens dans un réconfort silencieux qu'il accepta sans protester. Combien même l'aurait-il souhaité, il n'en aurait pas eu la force.

  Il ne sut pas combien de temps passa ainsi avant de sentir soudain une main le forcer à relever les yeux. Son regard s'encra alors à celui de son compagnon qui ne lui fit pas l'affront de lui sourire. Son visage exprimait seulement la compréhension et la tristesse, mais pas la pitié.

  _ Dee ? Dit-il simplement. Dee, il faut rentrer maintenant.

  Il hocha distraitement la tête et laissa JJ l'aider à se relever.

***

  Le liquide coula dans sa gorge comme une lame de feu apaisante qui noya un peu plus son esprit. Il but trois goulées avant de reposer la bouteille et la regarder, une grimace accrochée au visage. Il soupira presque de contentement et pencha la tête en arrière jusqu'à toucher le mur. Il était froid au contact de sa nuque et rafraîchit légèrement sa peau brûlante, amenant à ses lèvres un grognement mêlé de contentement et de frustration. Autant cet effleurement glacé apaisait quelque peu le feu qui semblait le dévorer, autant il éclaircissait dangereusement ses idées. Or il souhaitait l'engourdissement que lui procurait l'alcool, le désirait, le cherchait avec avidité, avalant gorgée sur gorgée pour flouer un peu plus son esprit.

  Juste oublier.

  Il but à nouveau avant de reposer doucement la bouteille, regardant distraitement le liquide doré qui descendait trop lentement à son goût et passa doucement sa langue sur ses lèvres. Sa main tremblait presque alors qu'il tenait le goulot, stabilisant difficilement la bouteille, mais sa poigne était telle que personne n'aurait pu la lui arracher.

  Il ferma un instant les yeux, pour les rouvrir aussitôt, refusant de laisser ses démons danser une nouvelle fois devant son regard embrumé. Refusant de laisser ses souvenirs affluer et le dévaster. Ne pouvait-il donc pas oublier ? Au moins pour un temps, juste une nuit ? Non, bien sûr que non, cela aurait été trop facile. Trop facile.

  Son regard se porta sur sa chambre et il laissa un nouveau soupir franchir ses lèvres. La pièce était sombre, baignée par les seuls reflets de la nuit et de la lune, et terriblement silencieuse. Beaucoup trop silencieuse. Les seuls bruits étaient ceux de sa respiration et du scotch qui s'écrasait parfois sur les rebords en verre de la bouteille lorsqu'il en buvait une nouvelle gorgée. Il pouvait aussi percevoir de temps en temps les sons équivoques d'une nuit New Yorkaise, voitures roulant rapidement dans les rues, discussions assourdies de quelques passants, parfois les rires et les insultes d'une bande de jeunes gamins traînant encore dans la rue et le bruit des sirènes au loin, pompier ou police, allant sauver quelques malheureux ou découvrir un cadavre.

  Un espoir. Une tragédie.

  Mais qui saurait le sauver lui ? Qui découvrirait… qui…

  Il eut un petit reniflement ironique et laissa son regard dériver sur la photo froissée et déchirée, étendue à ses côtés. Une autre vie. Une autre époque. Elle avait été prise à peine un mois plus tôt et il lui semblait pourtant que cela faisait des années. Des années qu'il n'avait pas revu la tête blonde et grimaçante qui souriait malicieusement dessus.

  Il regrettait le temps où Bikky venait se chamailler avec lui, le traitant de tous les noms d'oiseaux possibles et imaginables. Il regrettait le temps où il devait venir lui tirer les oreilles car il écoutait la musique si fort que tout l'immeuble en résonnait. Il regrettait cette petite peste plus qu'il ne pourrait jamais le dire. Il s'était un peu retrouvé en lui. C'est son enfance qu'il avait redécouvert à travers son regard. Et il n'avait jamais su à quel point il avait seulement désiré lui offrir la vie que lui n'avait jamais pu avoir. Une famille aimante et compréhensive. Un véritable père. Un soutien. Mais il allait l'avoir maintenant, n'est-ce pas ? Et beaucoup plus stable que tout ce qu'il aurait jamais pu lui apporter. Plus… normale.

  Il but une nouvelle rasade d'alcool et laissa un rire sans vie lui échapper.

  L'ironie de son existence le faisait parfois bien marrer. Il allait finalement devenir ce à quoi il avait cru échapper. Ce à quoi il avait toujours cherché à échapper. Peut-être était-ce sa fatalité, comme celle de perdre tous ceux qu'il avait un jour aimé. Ses parents, son meilleur ami, son père de remplacement et maintenant…

  Quelle heure pouvait-il bien être ?

  Il n'en avait pas la moindre idée. Il avait vaguement conscience qu'il aurait déjà du se coucher, prendre un peu de repos pour affronter la nouvelle journée qui ne manquerait pas d'arriver, mais il choisit de l'ignorer. Se coucher voulait dire dormir et dormir signifiait rêver. Et il ne voulait pas avoir à affronter une fois de plus ces images. Il préférait de loin la torpeur alcoolique.

  Il préférait de loin le vide de son esprit.

  Il leva une main hésitante pour essuyer la sueur qui coulait le long de ses joues. C'était sans doute une des nuits les plus chaudes de l'année. La canicule avait dépassé les quarante degrés à l'ombre dans la journée et la soirée avait été à peine plus fraîche. Sa fenêtre était grande ouverte et il reposait torse nu, assis sur le matelas poussiéreux de sa chambre. Mais il n'en était pas pour le moins brûlant. Il pouvait sentir la sueur couler sur chaque portion de sa peau et accueillait cette torture avec bonheur, car elle contribuait à accentuer les effets de l'alcool.

  Il dandina un instant de la tête et sourit à nouveau avant de d'avaler une longue gorgée dont il savoura le goût légèrement sucré sur sa langue.

  L'alcool appelle l'alcool.

  Il savait que la journée à venir ne serrait pas facile. Ces fortes chaleurs avaient des incidences dramatiques sur les gens, les poussant à bout, les rendant presque fous, leur faisant commettre des actes extrêmes. S'il avait un peu de chance, il tomberait sur un dingue un peu plus habile que les autres qui le tuerait avant qu'il n'ait le temps d'agir. Qui sait.

  Son sourire se fit plus grand. Oui, se serait une fin digne d'un grand policier, mieux… mieux que la déchéance dans laquelle il s'était enfermé.

  N'est-ce pas Jess ! Santé !

  Il finit en une dernière lampée le fond de la bouteille avant d'en saisir une autre qu'il ouvrit rapidement, mais à laquelle il ne toucha pas dans l'immédiat. Il repoussa alors le flacon de verre désormais vide qui alla rejoindre lentement ceux déjà terminés, les bousculant dans un petit tintement aigu qui sembla résonner dans toute la pièce.

  Doux son de l'enivrement, de tentatives désespérées pour fermer son esprit à des tortures qui le détruisaient lentement. Trop lentement.

  Il se laissa finalement retomber sur son matelas, froissant le drap usé qui le couvrait à peine et son poing se serra sur la feuille de papier qu'il tenait à la main avant de la relâcher. Elle retomba doucement au sol et il regretta aussitôt de ne plus pouvoir la serrer. Etrangement la sentir se froisser entre ses doigts rendait la chose moins réelle, moins douloureuse.

  Il devait affronter de nouveaux démons qu'il n'était pas prêt à combattre. Qu'il n'était pas prêt à vaincre. Il y a moins d'une semaine, il avait cru voir sa vie s'écrouler complètement, mais en réalité, elle n'avait réellement pris fin que le jour même à dix heures du matin. Maintenant, il avait véritablement tout perdu.

  Il porta la bouteille à ses lèvres et laissa le liquide couler brutalement dans sa bouche, jusqu'à presque l'étouffer, en avalant plus d'un quart en à peine deux longues et douloureuses gorgées. Malgré une certaine résistance à l'alcool, cette tentative sembla enfin avoir les effets désirés puisqu'il sentit le monde tourner péniblement autour de lui et ses sens se brouiller. Il eut tout juste le temps de reposer la bouteille à terre et de lever une main à son front avant de que le monde ne se ferme définitivement à lui, l'emportant dans son paisible engourdissement, vers un univers sans rêve, sans souvenir, sans rien.

***

  JJ regarda nerveusement la porte devant lui, hésitant à frapper. Il dansait d'un pied à l'autre, cherchant, sans les trouver, les mots justes à prononcer. Que pourrait-il bien lui dire ? Comment exprimer ses regrets face… face à ça ? Il ne savait pas. Il y avait pensé encore et encore, retournant des centaines de phrases dans sa tête, mais incapable de trouver les paroles correctes. Il n'était même pas sûr que ce soit une bonne idée. Il savait que Dee n'accepterait jamais sa pitié. Parler était peut-être alors inutile, dangereux. Mais il savait également qu'il faudrait l'amener à se confier, avant… avant qu'il se s'effondre totalement. Et maintenant, il était là, attendant, fixant la porte depuis presque dix minutes déjà sans pouvoir se décider à frapper.

  Il avait toujours du mal à réaliser ce qui était arrivé. Toujours du mal à accepter ce qu'il s'était dit et fait. Qui l'aurait cru ? Qui s'y serait attendu ? Ils avaient l'air tellement… liés. Inséparables, telles des âmes sœurs. Bien sûr Randy se plaignait souvent des trop grandes démonstrations d'affection de son coéquipier et amant, mais de là à en arriver à cette extrémité. Il ne l'aurait jamais imaginé. Oh, il avait vu l'attachement grandissant que le jeune policier avait immédiatement développé pour Connie dès son arrivée. Il était difficile de ne pas aimer cette jeune femme à l'air perdu et si belle. Mais il aimait Dee !  Il sortait avec lui ! Dormait avec lui, bordel de merde ! Alors comment avait-il pu lui faire ça ? Cela dépassait sa compréhension.

  S'il avait pu avoir Dee pour lui, il ne l'aurait jamais laissé échapper. Il n'était pas seulement terriblement séduisant, mais sous ses airs un peu rustres et pervers, se cachait également une âme sensible et fragile. Randy ne l'avait peut-être jamais vu, mais il le savait. Il avait déjà été témoin de sa douleur. Il le connaissait probablement mieux que quiconque ne pouvait le soupçonner et il savait que ce que lui avait fait le policier était en train de le détruire lentement, le rongeant de l'intérieur.

  Si seulement Randy avait compris à quel point il pouvait l'aimer. Dee n'offrait pas souvent ses sentiments, mais lorsqu'il le faisait, il le faisait totalement. Sans partage, ni retenue. Et Randy avait été un coup de foudre, l'amour de sa vie. Il le savait. C'est pour cette raison que Dee ne l'avait pas mis dans son lit dès le premier soir, car s'il l'avait réellement voulu, il l'aurait pu. Non, il l'avait pourchassé certes, mais doucement, lui laissant le temps de réaliser et d'accepter ses propres sentiments. Lui laissant la liberté de le repousser à chaque instant. C'est également pour ça que lui-même l'avait harcelé avec tant d'assiduité, car il avait tout de suite compris que si Randy venait à l'aimer en retour, il n'aurait plus aucune chance.

  Et il l'avait fait, il avait accepté de se lier totalement à lui. Alors pourquoi ? Pourquoi lui faire ça maintenant ? Il savait qu'il l'aimait, il n'avait pas besoin de l'entendre dire, il pouvait voir cette lueur dans son regard et pourtant, il l'avait abandonné. Qu'avait-il cherché à faire ? Le détruire pour quelques raisons hors de sa compréhension ? Si c'était le cas, il ne doutait pas qu'il y était parvenu.

  Dès l'instant où il lui avait annoncé, il avait vu Dee s'effondrer lentement. Il n'avait pas eu besoin de savoir ce qu'il s'était passé pour savoir qu'il s'agissait plus que d'une simple dispute. Son sourire s'était peu à peu effacé, son regard s'était cerné, ses gestes s'étaient fait moins sûrs, hésitants. Une immense lassitude semblait l'avoir envahi et il avait vu les larmes qui teintaient parfois son regard mais refusaient de couler.

  Après le mariage le commissaire lui avait donné quelque jour de repos et il avait immédiatement regagné son appartement. Il ne l'avait pas quitté depuis lors.

  Il lui fallait maintenant reprendre son travail et sa vie. Il se demandait juste si Dee en serrait capable. Il avait tenté de l'appeler à plusieurs reprises, il était même venu plusieurs fois ici, traversant plus de la moitié de la ville pour s'assurer qu'il allait bien. Mais il n'avait jamais pu obtenir du policier plus que quelques monosyllabes à travers la porte, qui l'avaient uniquement rassuré sur le fait qu'il était toujours en vie. Il ne lui avait pas parlé, ne lui avait jamais ouvert malgré ses demandes. Il ne savait même pas dans quel état il allait le trouver. Il espérait seulement que l'absence prolongée de son ex amant et la reprise du travail l'aiderait à remonter la pente. Mais il en doutait.

  Il ferait équipe désormais. Rose lui avait annoncé la veille et il avait eu du mal à cacher son soulagement. Avoir la possibilité de garder un œil sur lui, le rassurait plus qu'il ne pouvait le dire. Il n'était pas sûr que Dee l'accepterait, mais il n'aurait pas le choix et lui-même avait changé. Il n'allait certainement pas lui sauter dessus toutes griffes dehors et profiter de la situation. Bien sûr, il aurait aimé, mais il n'était ni stupide, ni cruel. Il avait compris depuis longtemps qu'il n'avait sa place auprès du policier qu'en tant qu'ami et collègue. Et il savait que les derniers évènements n'y changeraient rien. Il n'aimait pas seulement Randy, il était amoureux de lui et ce sentiment ne pourrait pas disparaître aussi facilement. Il espérait juste que sa présence pourrait l'aider.

  Il prit finalement une longue inspiration et frappa deux coups brefs au lourd panneau de bois, avant de patienter nerveusement. Une minute passa, puis deux, sans que Dee ne réponde. Il consulta rapidement sa montre. Sept heures. Il aurait pourtant du être réveillé, ils étaient déjà en retard sur l'horaire. Il frappa à nouveau, plus fort cette fois, mais n'obtint toujours pas de réponse de la part du policier. Vaguement inquiet, il recommença, appelant son nom cette fois.

  _ Dee ! DEE !

  Devant l'absence de toute réaction et presque paniqué désormais, il testa la poignée qui tourna avec facilité dans sa main et lui permis d'ouvrir la porte. Aucun verrou n'était mis et il sentit son sang se glacer. Il n'y avait pas de traces évidentes d'effraction, mais certains voleurs étaient habiles et il savait que Dee, comme tout policier, fermait toujours sa porte avec soin.

  Sortant son arme de son holster, il désengagea la sécurité et respira profondément pour calmer sa nervosité avant d'ouvrir complètement la porte et engager un pas prudent dans l'appartement. Il jura mentalement en entendant les gonds grincer douloureusement pendant une seconde et ravala tout juste un soupir de soulagement lorsque aucune balle de vint le cueillir à la tête.

  Le logement était sombre, visiblement plongé dans les ténèbres par les volets hermétiquement fermés et il ne distinguait presque rien de la pièce autour de lui, sinon les formes vagues des meubles. Il se dégagea rapidement la porte, conscient d'être une cible trop facile ainsi exposé à la lumière du couloir et la referma rapidement.

  Pas un son ne se faisait entendre dans l'appartement, pas même une respiration, si ce n'était la sienne. Il aurait voulu appeler Dee, s'assurer qu'il était toujours en vie, mais s'il y avait effectivement un voleur ou un tueur, il ne pouvait risquer de révéler sa position. Le plus doucement du monde, il fit alors le tour de la pièce, inspectant avec précaution chaque ombre et chaque renfoncement qui aurait pu dissimuler un corps, attentif à chaque nouveau bruit. Une fois rassuré sur l'absence de présence dans la pièce, il se dirigea vers ce qu'il supposa être la chambre du policier. Elle était fermée, mais laissait filtrer une légère lueur, probablement celle de ce début de matinée. Lentement, JJ colla son oreille au panneau pour tenter d'entendre quelque chose. Il perçut assez distinctement un bruit de drap froissé pendant quelques instants, puis plus rien. Pas de chuchotements, pas de cris étouffés, juste un silence suffoquant… mais étonnamment rassurant.

  Il ne pouvait en être tout à fait sûr encore, mais les probabilités que quelqu'un se soit introduit chez Dee semblaient désormais presque nulles.

  Prenant une petite inspiration et conservant sa garde, il ouvrit lentement la porte.

  Elle tourna avec une lenteur presque inhumaine, mais parfaitement silencieuse, dans ses gonds, déplaçant à peine un filet d'air discret et sifflant, révélant peu à peu les contours de la chambre. Le parquet tout d'abord, légèrement poussiéreux et usé, fait d'un bois de rainures claires et foncées qui s'emmêlaient librement pour former un patchwork discret mais agréable. Une table ensuite, basse et jaunie par le temps sur laquelle reposaient des monceaux de papiers, dossiers et magasines. Puis le lit, posé à même le sol, couvert d'un drap et d'une couette aux couleurs macabres qui traînaient parfois négligemment au sol. Seul un bras nu dépassait de cette masse compacte, pendant dans le vide, effleurant à peine le parquet ou, parfois, une des nombreuses bouteilles qui le jonchaient. Combien, il lui était difficile de le déterminer, mais probablement assez pour saouler un corps d'armée. Il régnait d'ailleurs dans la pièce cette odeur rance d'alcool sué, mêlée à celle d'un corps qui n'avait probablement pas bougé du lit depuis une semaine maintenant, si ce n'était parfois pour aller aux toilettes, prendre une nouvelle bouteille et peut-être mangé, quoi qu'il en doutait.

  Il s'avança lentement dans la pièce, rengainant son arme et soupirant à la fois de soulagement et de colère. De colère contre lui-même pour n'avoir pas forcé la porte avant, contre Dee pour se laisser ainsi aller, contre Ryo pour lui avoir fait ça.

  Il s'arrêta au bord du lit et regarda un long moment la forme prostrée dedans, hésitant sur la marche à suivre. Devait-il le secouer comme un prunier ou bien le tirer en douceur des draps trempés de sueur ?

  Il opta finalement pour la seconde solution et s'assit avec précaution sur le bord de la couette, avant d'effleurer doucement l'épaule de son compagnon. Si cette option ne fonctionnait pas, il lui resterait toujours le seau d'eau sur la tête.

  _ Dee ?

  Le policier ne réagit pas.

  _ Dee ? Souffla-t-il encore en le secouant doucement.

  Il put enfin tirer un grognement de la forme endormie et se permit un petit sourire qui se transforma rapidement en une grimace de terreur lorsqu'il se retrouva soudain allongé sur le lit, à moitié étranglé par une main puissante enserrant son cou, un bras douloureusement écrasé par un genou et le canon d'un Beretta pointé sur sa tempe, la sécurité ôtée, prêt à tirer.

  _ Dee… croassa-t-il péniblement en fixant les prunelles dilatées de son compagnon.

  Oh God, pensa-t-il en fermant les yeux. Il ne m'a pas reconnu.

  Il sentit la pression de l'arme s'accentuer un peu plus sur sa peau et put presque deviner le mouvement du doigt pressant la gâchette, incapable de réagir, complètement paralysé, persuadé qu'il allait mourir.

  De trop longues secondes passèrent ainsi, avant que le Beretta ne soit désengagé de sa tête et qu'il ne sente Dee se reculer, relâchant la pression sur son cou et son bras.

  Nul doute qu'il garderait des marques.

  _ JJ, Shit ! L'entendit-il juré.

  Il en aurait presque pleuré. Il pouvait encore sentir son corps trembler de peur et de soulagement, alors qu'il amenait une main hésitante à son cou pour en effleurer la peau douloureusement marquée. Il avait failli mourir ! Oh mon Dieu, il avait failli mourir ! Il n'en avait jamais été aussi près, jamais ! Et c'est un de ses meilleurs amis qui venait de lui donner la frayeur de sa vie.

  _ JJ ?… JJ, ça va ? Shit ! Je suis désolé ! JJ est-ce que ça va ?

  Il ouvrit lentement les yeux pour voir le visage de Dee à quelques centimètres à peine du sien, le regard inquiet, presque terrorisé. Etrangement, ce n'est pas son expression qui le marqua le plus, plutôt que la barbe de plusieurs jours qui commençait à dissimuler sa peau. Par réflexe, un peu comme un enfant voulant tester sa découverte, il avança une main pour la toucher, mais Dee se recula avant même qu'il ait pu l'effleurer.

  _ Qu'est-ce que… ?

  _ Désolé, murmura le jeune homme en laissant retomber son bras, éclatant presque de rire à la mine ahurie de son compagnon. Je ne t'avais jamais vu si mal rasé.

  Dee le fixa encore de longues secondes, débattant visiblement sur sa santé mentale, avant de se détendre et laisser échapper un petit grognement mi-exaspéré, mi-amusé.

  _ Putain JJ, souffla-t-il, alors que le jeune homme fermait à nouveau les yeux pour échapper aux dernières vagues de terreur que l'adrénaline faisait naître dans son corps. Ne refait jamais ça. J'aurais pu te tuer !

  _ Je sais.

  _ Abruti !

  _ Je sais.

  Sa voix était à peine un murmure. Oh oui, il ne le savait que trop bien.

  _ On peut savoir ce qui t'a pris ! Bordel, tu devrais savoir mieux que personne qu'on ne surprend pas les gens comme ça ! Surtout pas un flic !

  _ Pour votre information, Dee Latener, dit-il en se redressant. Il est…

  Il consulta rapidement sa montre.

  _ … sept heures vingt-trois maintenant. Cela fait plus de vingt minutes que tu aurais du me retrouver sur ton palier.

  Le policier jeta un coup d'œil injecter de sang à son réveil avant de soupirer.

  _ Shit ! Shit ! Shit !

  _ On peut dire ça.

  _ Désolé, j'arrive tout de suite.

  Il le regarda se lever et hésiter un instant, avant de ramasser une feuille de papier traînant sur le sol et se diriger d'un pas lent et hésitant vers la salle de bain dont il referma aussitôt la porte derrière lui.

  Il la contempla un long moment avant de détourner les yeux et inspecter un peu mieux la pièce… et faire une grimace.

***

  Il put presque sentir la balle passer à quelques centimètres de sa tête et ferma les yeux. Il ne voyait pour ainsi dire rien. La cave était sombre, à peine éclairée par une lampe de faible intensité un peu plus loin sur sa droite qui pendulait lentement, diffusant sa lumière au gré de ses mouvements. Mais celle-ci lui permettait à peine de distinguer une ombre, parfois un mouvement.

  Il était piégé. Enfermé dans une pièce sans fenêtre et remplie d'immenses caisses qui offraient à sa cible le plus merveilleux des terrains de jeux.

  Il sourit. C'était peut-être une belle journée pour mourir après tout.

  Peut-être.

  Il se cala un peu plus confortablement contre le mur humide, rechargeant son arme avec précaution, camouflant au mieux le petit clic signalant qu'il avait bien enclenché le nouveau chargeur et attendit patiemment.

  Un silence de mort planait maintenant les lieux, à peine parfois brisé par le clapotis d'une goutte d'eau s'écoulant du plafond. Plus aucune respiration ne se faisait entendre. Pourtant ils devaient être encore six ou sept, tous attentifs à dissimuler leur présence, policiers et meurtrier, tendus, armés.

  Combien tomberaient encore aujourd'hui sous l'assaut d'une balle perdue ?

  Qui pouvait savoir ? Qui pouvait prévoir ?

  Avec un peu de chance…

  Mais il secoua doucement la tête. La chance n'était pas un facteur sur lequel il pouvait compter. Il lui avait toujours fait défaut. Il faudrait probablement qu'il provoque un peu les évènements.

  Il pouvait sentir l'odeur âcre et écœurante du sang se mêlant à celle de l'humidité, saturant l'air, emplissant leurs poumons à chaque inspiration. Les infectant. Ce qu'il pouvait détester ce parfum cuivré. Il émanait de partout, de chaque corps qui jonchait le sol, immobiles, condamnés, presque tous tués de la même façon. Juste un trou dans la tête, le regard vitreux et le cerveau éclaboussant le sol bétonné.

  Combien ?

  Cinq ? Dix ? Vingt ?

  Il ne savait pas.

  Tous des collègues, parfois des amis. Tous si fiers de porter cet uniforme et maintenant ? Juste quelques veuves et orphelins de plus. Lui ne laisserait personne derrière lui et c'était mieux ainsi.

  Il surprit un petit mouvement sur sa droite et serra un peu plus son arme, manquant presque de la lâcher tant ses mains étaient moites. Mourir oui, mais pas se laisser tuer sans résister. Attendre, juste attendre. Un faux mouvement, un petit bruit de trop. Etre sûr de ne pas se tromper et tirer… en espérant qu'il serait trop lent.

  L'air se déplaça à ses côtés et il se retourna pour pointer son arme sur un visage livide qui faillit pousser un cri. Son doigt effleura la gâchette et il le retint juste à temps pour ne pas tirer une balle dans la poitrine d'un de ses collègues.

  Il poussa un petit juron et abaissa rapidement son arme, essuyant distraitement la sueur qui coulait de son front, regrettant de ne pas pouvoir faire de même avec celle qui glissait, glacée, dans son dos. Le garçon, une toute jeune recrue de son unité pris alors place à ses côtés, si proche qui les pans de son uniforme bleu nuit vinrent effleurer sa veste auburn. Il l'aurait probablement claqué s'ils n'avaient pas du rester discret. N'avait-il donc rien appris à l'école ? Il jura à nouveau mentalement. En quelques heures à peine, il avait failli tuer deux de ses collègues.

  Il regrettait presque à cet instant que JJ ne soit pas à ses côtés pour l'épauler, pour sortir les quelques survivants de ce massacre, du piège dans lequel ils s'étaient eux-même jetés. Comment avait-il pu en arriver là ?

  Il s'en souvenait à peine. Il lui semblait que cela faisait des jours maintenant qu'il était coincé ici à tenter de sauver la vie des quelques bleusailles qui l'avaient accompagné dans cet enfer.

  Oui comment ?

  Il ferma la porte et poussa rapidement le verrou avant de se laisser aller dessus, les mains tremblantes et le cœur battant à lui déchirer la poitrine.

  Il avait failli le tuer !

  Il avait failli le tuer !

  Pendant quelques trop longs instants, perdu dans le brouillard du sommeil et de l'alcool, il ne l'avait pas reconnu et il avait failli le tuer. Merde !

  Il prit une respiration laborieuse et dut s'empêcher de frapper la porte.

  Il avait failli le tuer.

  Putain, de putain, de putain !

  Il se força à calmer sa respiration et reprendre un tant soit peu le contrôle de ses émotions. Autant dire réaliser l'impossible. Sa vie ne semblait aller que de mal en pire.

  Il laissa échapper un petit ricanement sinistre et se redressa finalement pour tituber jusqu'au lavabo et lever son regard sur le miroir qui lui faisait face. Il fronça un instant les sourcils et observa un long moment l'image qu'il reflétait, levant une main hésitante pour en tracer les contours.

  Etait-ce vraiment lui qu'il voyait ainsi ? Il n'en était pas très sûr.

  Probablement.

  Une loque pour une existence en ruine. A quoi pouvait-il s'attendre d'autre ?

  Il aurait aimé pouvoir boire à cet instant et effacer ce reflet d'une trop lourde vérité, effacer les souvenirs qui revenaient le hanter, les mots, les phrases qu'il avait si lamentablement tenté d'oublier. Tout, tout pour ne pas faire face à ce double, à ce qu'il était, à ce qu'il lui restait.

  Il agrippa le bord du lavabo, froissant un peu plus le papier dans sa main et retint à peine le cri de rage et de désespoir qui voulait passer sa gorge. Finalement, il se laissa glisser au sol, accueillant presque avec soulagement le carrelage froid contre la peau brûlante de ses joues, prenant tout juste conscience de la terrible migraine qui ravageait son cerveau, cadeau d'une semaine d'alcoolisme continu.

  Il était pathétique.

  Il resta un long moment ainsi, avant de se rappeler la présence de JJ de l'autre côté de la porte en l'entendant légèrement se déplacer.

  Que faisait-il ici ?

  Ah oui, c'est vrai, il venait le cherchait pour aller travailler. Rose l'avait appelé hier. Peut-être l'un des seuls coups de fil auxquels il avait répondu dans un moment de trop grande lucidité.

  Shit !

  Il n'avait aucun envie d'y aller et affronter le jeune homme après…

  Shit ! Shit ! Shit !

  Il aurait vraiment tout donné maintenant pour une bonne bouteille.

  Ouaip ! Ca aussi il allait en entendre parler. Il n'était même pas sûr de savoir combien il en avait consommé. Mais le jeune homme ne manquerait certainement pas de le lui rappeler.

  La journée pouvait-elle plus mal commencer ? Probablement pas.

  Finalement, il incita son corps à se relever, ignorant les plaintes douloureuses de son cerveau à ce mouvement trop brusque et fit à nouveau face à son miroir, pour en ouvrir le placard et en tirer un tube d'aspirine. Il en prit quatre qu'il jeta rapidement au fond d'un verre qui traînait sur l'évier, avant de le remplir rapidement d'eau.

  Ce ne serait pas trop.

  Il regarda, presque détaché, les bulles se former rapidement et mousser jusqu'à dissoudre complètement les cachets, avant de le saisir et de l'avaler en une gorgée. Il grimaça lorsque le liquide amer passa dans sa gorge mais se força à en finir la moindre goutte avant de reposer un peu trop brusquement le verre, manquant de le fêler.

  Il attendit alors encore quelques minutes d'être sûr que son estomac voudrait bien garder cette nouvelle sorte de liquide, avant de se tourner vers sa douche et d'en ouvrir le jet glacé. Il le laissa se réchauffer lentement, tentant maladroitement de s'extirper de ses quelques vêtements et après quelques essais infructueux, finalement nu, finit par se glisser dessous, laissant l'eau maintenant presque brûlante le laver d'une semaine d'abandon complet.

  Après avoir longuement détendu ses muscles, il attrapa à l'aveuglette une bouteille de savon dont il aspergea une éponge, pour se décrasser complètement. Une odeur mentholée emplit peu à peu la pièce et il s'en servit également pour se laver les cheveux, prenant bien soin à nettoyer chaque parcelle de sa peau.

  Une fois parfaitement décapé, il arrêta le jet et s'extirpa rapidement de la cabine pour s'enrouler dans une serviette et se frotter vigoureusement. Puis, il attrapa quelques vêtements qui traînaient, jean et chemise, qu'il s'empressa d'enfiler, avant de se coiffer d'un coup de peigne et entamer le plus gros du travail : se raser.

  Il n'avait jamais été très chargé en poils, mais une semaine sans y toucher rendit néanmoins le travail fastueux et il fut plus qu'heureux lorsqu'il put enfin appuyer sur le bouton d'arrêt de l'appareil, remerciant silencieusement le dieu qui l'avait fait abandonner le rasoir manuel.

  Il le nettoya rapidement avant de le ranger et jeter un nouveau regard dans la glace.

  C'était mieux.

  Beaucoup mieux.

  Et il en venait à le regretter. Il avait l'air… normal, si ce n'était peut-être ses yeux encore trop dilatés, mais pour le reste… il avait presque le sentiment que rien de tout ce qui le tuait n'était arrivé.

  Il s'écœurait.

  Il allait reprendre gentiment sa vie, retourner au travail, faire son boulot, sourire même, mais au fond, il n'avait plus rien. N'était plus rien. Comment pouvait-il alors paraître tellement… semblable.

  Il n'eut pas le temps de chercher une réponse à cette question, déjà de l'autre côté de la porte, JJ l'appelait.

  Il regarda rapidement sa montre. Huit heures passées. Il était temps de l'affronter.

  Mais rien ne s'était déroulé comme il l'avait imaginé. Lorsqu'il avait ouvert la porte de sa chambre, il avait pu constater que celle-ci était désormais rangée. Les bouteilles avaient disparu, le lit était fait, le magasines et les dossiers étaient parfaitement triés et JJ l'attendait, assis calmement sur une chaise, plus calme qu'il ne l'avait jamais été, mais sans air de défiance ou de colère. Il l'avait simplement salué, ne faisant ni remarques, ni reproches et lui avait expliqué rapidement le déroulement de la journée.

  Il l'avait écouté d'une oreille distraite, trop abasourdi pour réellement se concentrer et inexplicablement fatigué.

  Il aurait aimé, oui, il aurait aimé à cet instant que le jeune homme lui crie dessus, lui demande des explications, le frappe même peut-être. Tout, tout plutôt que la compréhension de son regard qui le faisait se sentir presque plus misérable.

  Il ressemblait trop à Ryo. Beaucoup trop.

  Et à nouveau, il n'avait sentit que le désir de se saouler.

  Le reste s'était quelque peu perdu dans un brouillard. Le silence gêné du trajet jusqu'au commissariat, les regards désolés ou moqueurs de ses collègues, le mal-aise de son supérieur. Tout atténué par la simple douleur d'avoir encore à marcher, vivre et respirer. D'être peut-être trop bien compris, sans  réellement l'être. Et celle, terrifiante, de ne pas pouvoir y échapper, de prendre toute la mesure de ce qu'il était, de ce qu'il avait vécu, de ce qui lui restait.

  Juste un immense vide.

  Et rien pour le combler.

  Il s'était mécaniquement remis au travail, jusqu'à cet appel, cette mobilisation de tous les hommes disponibles pour arrêter un meurtrier qui venaient de faire plusieurs dizaines de victimes à seulement quelques rues de là.

  L'arrivée sur place, les cadavres, les tirs, la course poursuite dans les rues jusqu'à cette cave, spectateur impuissant de trop nombreux morts et une porte qui se bloque. Le jeu du chat à la souris et combien d'hommes encore tombés sous ces coups meurtriers ?

  Il ne savait plus.

  Cela n'avait plus beaucoup d'importance. Il ne ressortirait probablement jamais d'ici vivant et c'est tout ce qu'il voulait. Enfin en finir. Il n'aurait jamais cru avoir une telle opportunité, si vite.

  Juste en finir.

  Le jeune policier près de lui bougea légèrement et il releva la tête pour le voir le fixer intensément, à la fois terrorisé et suppliant.

  Fuck !

  Il ne savait que trop bien ce qu'il lui demandait silencieusement.

  « S'il vous plait, aidez-moi à sortir d'ici en vie ! »

  Mais il ne voulait pas, bordel ! Le sauver voulait dire vivre lui aussi et il n'était pas prêt à pousser son expérience aussi loin. Mais que pouvait-il faire d'autre ? Laisser le gosse mourir avec lui ? Aucune chance.

  Shit !

  Dire qu'il n'avait pas de pot, n'était vraiment pas mentir. Il eut un petit sourire ironique et fatigué.

  Ok mon gars, soupira-t-il mentalement. Je vais te tirer d'ici. Peut-être pourrais-je te convaincre ensuite de me tuer. Nan… aucune chance. On ne flingue pas les héros, pas vrai ?

  Soupirant doucement, il posa une main qu'il voulait rassurante sur son épaule et le jeune homme lui adressa un petit sourire crispé mais étonnamment confiant qu'il ne put s'empêcher de lui retourner. Le môme comptait sur lui plus qu'il ne l'avait imaginé.

  S'écartant alors avec précaution de lui, il s'avança légèrement jusqu'à la caisse la plus proche, jetant un petit coup d'œil furtif à la pièce.

  Pas un mouvement.

  Aucun moyen de localiser l'enfoiré qui les avait entraînés là dedans. Il avait un très mauvais pressentiment. Tout était trop calme.

  Il avisa soudain la porte et sentit son cœur manquer un battement. Elle était grande ouverte. Facile, beaucoup trop facile. Et pourquoi aucun des autres flics ne s'étaient encore manifestés? Il n'aimait pas ça, il fallait qu'ils déguerpissent d'ici au plus vite et malheureusement la porte était leur seule issue.

  Au rythme des balancements de la lampe, il fit un repérage rapide des lieux, cherchant l'itinéraire le plus sûr, offrant le plus de recoins et de zones d'ombres. Une fois établi et la bouche sèche, il revint sur rapidement ses pas pour expliquer la situation à son coéquipier de fortune qui l'accepta sans broncher.

  Dans un sens, il était courageux, il pouvait lui accorder cela. Il était évident qu'il comprenait parfaitement les risques et pourtant il était prêt à le suivre. Il devait aussi savoir qu'il n'avait pas d'autres solutions. Mais son calme n'en restait pas moi impressionnant. S'il survivait, ce qu'il comptait bien lui faire faire, il deviendrait probablement un grand policier.

  Mais pour l'instant, il avait des problèmes plus importants. Comme sortir d'ici.

  D'un petit signe de tête, il l'incita à le suivre et s'approcha alors rapidement de la première caisse, vérifiant une fois de plus l'indication d'une quelconque présence. Ne détectant toujours aucune trace du tueur, il vola jusqu'au recoin suivant, suivit immédiatement de son compagnon, effectuant un roulé boulé pour faire une cible moins évidente.

  Aucun tir n'accompagna leur essai et cela l'inquiéta d'avantage. On aurait dit qu'il les guettait. Si seulement, il avait la moindre idée de l'endroit où il pouvait se trouver. Mais non, rien. Il marchait sur une ligne si fine entre abysse et sécurité que le moindre faux pas pouvait les condamner.

  L'autre déjanté devait bien s'amusé, pour sûr.

  Jetant un nouveau coup d'œil, il ne s'étonna pas de ne détecter aucun mouvement, si ce n'est ceux de la lampe. Le silence était plus pesant encore et l'air presque irrespirable maintenant.

  Il aperçut soudain dans l'un de ses rayons quelques cadavres de plus, la gorge tranchée, les membres désarticulés et grossièrement emmêlés et sut aussitôt ce qu'il était advenu des autres policiers. Inspirant profondément, il se força à ne pas détourner les yeux, mais empêcha le jeune homme à ses côtés de regarder. Deux des corps recouvraient totalement un troisième, donnant à la scène un côté plus macabre encore. Le sang semblait inonder totalement leurs visages déformés de la même expression horrifiée, tournés exactement dans leur direction, comme placés à dessein de cette façon.

  Quelque chose n'allait pas.

  Il était incapable de dire quoi, mais il le sentait. Il s'amusait avec eux.

  Hors de question de le laisser gagner à ce petit jeu.

  Déterminé, il se recula dans l'ombre du mur derrière lui, entraînant son compagnon, pour le longer jusqu'à la caisse suivante. Il avançait prudemment, surveillant le moindre bruit, la plus petite ombre, prêt à faire feu à tout moment.

  Il s'immobilisa soudain en percevant un léger murmure devant lui et fit signe au jeune policier de se baisser et rester parfaitement immobile pendant qu'il poursuivait seul son chemin, plus tendu que jamais. A chaque pas, le son se faisait plus fort, jusqu'à devenir sanglot, puis une forme prostrée au sol, petite boule d'uniforme bleu tremblante et soupirante.

  Encore une jeune recrue, mais aux nerfs visiblement moins solides et complètement débraillé. Sa casquette de travers, la veste ouverte révélant un holster vide et les pieds nus. Que s'était-il passé ?

  Après s'être assuré qu'il ne courrait, à priori, aucun danger, il s'avança rapidement jusqu'à lui et toucha légèrement son épaule. Le jeune homme sursauta aussitôt et s'écarta violemment, laissant échapper un cri apeuré qu'il s'empressa de faire taire en appliquant fortement une main sur sa bouche. Le policier voulut se débattre, mais coincé entre le mur et Dee, il put à peine bouger et ce dernier s'empressa de le rassurer, soufflant à son oreille.

  _ Chut ! Calme-toi ! Je suis aussi policier, ok ? Alors calme-toi !

  Le jeune homme hocha rapidement la tête et il se dégagea pour mieux le regarder. Son regard, terrifié le toucha, mais moins peut-être que tout le sang et les morceaux de chaire qui recouvraient son visage. Il avait du se trouver près d'un de ses collègues, voir amis, lorsque ce dernier s'était fait tuer et en avait été aspergé.

  Pas besoin de chercher bien loin la raison de son comportement.

  Soupirant silencieusement, il fit signe à son premier comparse de les rejoindre ce qui fit rapidement pour s'installer aussitôt près de son collègue et le soutenir.

  Décidément, ce garçon avait du cran.

  Il décida de les laisser se réconforter mutuellement, repoussant loin de lui les souvenirs douloureux de situations passablement identiques où Ryo et lui s'était retrouvé dans le même cas, pour ne se concentrer que sur leur problème.

  Agenouillé dans l'angle de la caisse, il observa attentivement la pièce. Il n'était plus très loin de la porte, une dizaine de mètres tout au plus qu'il serrait probablement facile de franchir, mais quelque chose le dérangeait encore. Une impression, une vision qu'il n'arrivait pas à définir. Et le sentiment d'être mené en bateau. Quelque chose ayant rapport avec la scène précédente.

  Se forçant à nouveau à regarder, il se tourna vers les trois cadavres et sentit son souffle se bloquer dans sa poitrine.

  Non !

  Comment avait-il pu être aussi bête ? Ce nouvel angle de vision lui permettait de comprendre ce qu'il lui avait échappé, de comprendre sa terrible erreur.

  Il les avait condamnés.

  Lentement, priant, il se retourna pour faire face aux deux jeunes gens derrières lui et vacilla légèrement, fermant quelques instants les yeux pour échapper à une vérité qu'il ne voulait pas accepter.

  Lorsqu'il les rouvrit, à peine une seconde plus tard, la scène n'avait malheureusement pas changé et il leva instinctivement son arme, s'attirant le regard amusé du tueur.

  Un policier ?

  Quel idiot il avait été ! Quel flic se baladerait nu-pieds ?

  Stupide ! Stupide !

  Son jeune compagnon était désormais débout, le regard exorbité et suppliant fixé au sien, alors qu'une lame jouait de son tranchant sur les courbes tendres de son cou, tremblant, impuissant, tout comme il l'était.

  Et la seconde suivante, il était à genoux, la bouche grande ouverte, cherchant un souffle qui le fuyait, les mains agrippées à la plaie béante de son cou, dans le vain espoir de stopper l'écoulement, le flot de sang qui se déversait de ses carotides tranchées. Leurs regards ne s'étaient pas quittés, mais à l'espoir s'était substitué l'incompréhension, la colère, la trahison, la peur et enfin la raison.

  Paralysé, il ne put que le voir mourir lentement, que voir se faner la vie de son regard, toute couleur désertant son visage. Il eut un dernier râle, croassement de ses cordes vocales probablement en partie déchirées, avant qu'il ne s'effondre sur lui, sans vie. Il sentit son sang chaud se répandre sur ses vêtements alors que son visage glissait lentement de sa poitrine à ses cuisses, sans qu'il ne fasse rien pour le retenir et qu'il s'immobilise enfin.

  S'était terminé.

  Il ne prit pas vraiment conscience du mouvement devant lui, pas plus que du soubresaut de l'arme dans sa main, avant qu'elle ne retombe, brûlante, dans son dos. Il perçut vaguement un bruit lourd de chute, quelques respirations laborieuses et enfin, le silence.

  Enivrant.

  Il baissa finalement les yeux sur le corps contre lui, laissant tomber une main au sol, alors que la seconde venait caresser la masse ébène qui se répandait sur ses jambes.

  _ Je suis désolé, souffla-t-il doucement. Désolé, désolé, désolé…

***

  JJ jeta un coup d'œil inquiet sur sa droite.

  Dee, prostré sur la banquète près de lui, n'avait pas bougé depuis qu'il l'avait fait monter dans la voiture de police, son front appuyé contre la vitre, le regard perdu dans le vague, les pupilles dilatées à l'extrême. Ses bras enserraient sa taille, comme pour chasser le froid intérieur qui le faisait frissonner. Il ne bougeait pas, ne parlait pas. Pas depuis qu'il avait vaguement expliqué d'une voix monocorde ce qu'il s'était passé à peine une heure plus tôt.

  Il se souviendrait toujours de son regard lorsqu'il l'avait trouvé, agenouillé par terre, berçant le corps sans vie d'un jeune policier, alors qu'un mètre plus loin reposait le cadavre du tueur, une balle dans le cœur.

  Ils n'avaient pas réalisé immédiatement qu'il s'agissait de cet homme. Engoncé dans un habit de flic et le visage maculé, il était presque méconnaissable, d'autant plus dans la pénombre qui régnait.

  God, ils avaient tant tardé à intervenir. Trop tardé.

  Des presque quinze policiers qui s'étaient lancés à sa poursuite dans ce piège à rat, seul Dee en était sortit indemne. Deux autres flics avaient été retrouvés vivants mais grièvement blessés et dans un état encore incertain. Un carnage.

  Pourquoi ?

  Pourquoi lui ? Pourquoi avait-il fallu que ce soit lui ? Pourquoi n'avait-il pas été capable de le retenir ? Il n'aurait jamais du le laisser partir, le quitter des yeux. A peine quelques secondes et c'est un peu plus de sa vie qu'il avait laissé chavirer.

  N'avait-il donc pas assez souffert ?

  Apparemment non.

  Il ne savait pas quoi faire. Il semblait s'être complètement refermé, sourd et aveugle au reste du monde, un pantin de bois inerte entre ses doigts. Il ne réagissait à aucune de ses paroles, à aucune de ses secousses. Comme déjà mort.

  Dee…

  Maudit sois-tu Ryo ! Maudit sois-tu de ne pas être là lorsqu'il a le plus besoin de toi !

  Mais il ne viendrait pas, n'entendrait pas sa supplique, perdu quelque part sur une plage des Antilles, il ne saurait jamais rien de sa détresse. Une détresse qu'il avait en partie provoquée. Pour ce qu'il en savait, il aurait pu tout aussi bien rôtir en enfer, mais pour Dee…

   Il secoua doucement la tête et détourna son regard pour le fixer sur les immeubles qui défilaient lentement devant lui, presque plongés dans un brouillard par la chaleur, alors que la température ne cessait de s'élever.

  Il était à peine une heure passée mais pour lui la journée était déjà terminée. Ou plutôt, elle ne faisait que commencer. Il ramenait Dee chez lui. Rose lui avait demandé de le surveiller, chose qu'il aurait fait de toutes manières, eut-il du lui passer sur le corps si cela avait été nécessaire. Mais le policier était plus fin que cela et avait parfaitement jugé la situation. Restait à savoir jusqu'à quel point.

  La voiture se gara enfin et il sortit rapidement pour aider Dee, devant le soutenir pour ne pas qu'il s'écroule lorsqu'il ouvrit sa portière.

  Il détestait le voir ainsi.

  Avec l'aide d'un second policier, parfaitement au courant des derniers événements, ils le guidèrent lentement jusqu'à chez lui, remerciant silencieusement le ciel de ne pas avoir à grimper les étages à pied, alors que le brun se laissait de plus en plus aller, devant presque être porté. JJ redouta d'ailleurs un instant qu'il ne se soit évanoui, mais son regard était toujours ouvert, bien que totalement perdu.

  Il réussit fort heureusement à ouvrir sa porte sans mal et le policier l'aida à le guider jusqu'à sa chambre, avant de se retirer, compatissant.

  JJ le remercia chaleureusement et referma le verrou derrière lui avant de rejoindre son ami, s'arrêtant sur le seuil de la chambre pour l'observer. Il n'avait pas bougé, affalé sur ses draps, le regard fixant le sol sans le voir. Il aurait aimé pouvoir le secouer, lui crier de sortir de cet état, mais il doutait que cela apporte quoi que ce soit de positif. Il craignait au contraire de le forcer un peu plus à se renfermer.

  Soupirant, il se détourna pour gagner à pas lent la cuisine et préparer un bon café. Il avait besoin de réfléchir.

  La pièce était étonnamment propre, quoi que poussiéreuse et il ne fut pas difficile de comprendre qu'il ne l'avait pas utilisé depuis plusieurs jours.

  Depuis combien de temps n'avait-il pas mangé ?

  Il ouvrit son frigo pour faire la grimace devant son vide désolant et décida de descendre faire quelques achats. Un bon repas ne pourrait pas lui faire de mal et faire la cuisine avait des vertus apaisantes sur ses nerfs. Satisfait d'avoir au moins un objectif en tête, même mineur, il alla rapidement prévenir Dee qui ne réagit pas plus, avant de quitter l'appartement pour gagner la petite épicerie du quartier.

***

  Il entendit la porte se refermer mais ne réagit pas plus. Il n'avait pas la force de bouger. Plus la force de parler et d'agir. Il voulait seulement mourir. Pourquoi avait-il fallu que ce soit ce gamin ? Pourquoi pas lui ? Il ne demandait qu'à vivre, lui… lui qu'à crever.

  Il revoyait son regard, il revoyait le sang qui coulait lentement, accrochant sa chaire. Il en était encore couvert. Il se sentait si sale.

  Il ne connaissait même pas son nom.

  Il avait voulu l'aider, mais il l'avait tué.

  Et il ne connaissait même pas son nom.

  Il n'avait pas cru nécessaire de lui demander alors, il avait été persuadé de pouvoir le sauver. Au moins lui. Au moins lui. Mais il l'avait tué.

  Si sale.

  Il porta la main à sa poche et en tira le papier qui ne l'avait pas quitté. Un monde qui s'était écroulé. Son dernier réconfort, envolé. Juste un petit bout de rien froissé, une éphémère cruelle. Il le relut pour la centième fois peut-être, se perdant dans ses mots.

Monsieur Latener,

Suite à nos nombreux appels sans réponses, nous nous voyons dans l'obligation de vous apprendre la terrible nouvelle par courier.

Au cours de la journée du lundi 16 juin 20.., la Sœur Maria Len a été malheureusement victime d'une crise cardiaque. Malgré l'arrivée rapide des secours, elle n'a pu être ranimée. Nous sommes désolés de vous informer de son décès. Les obsèques auront lieu le vendredi 20 juin à l'Eglise…

  Il rangea la feuille sans avoir le courage de la terminer. Il la connaissait par cœur. Il avait eu tout le temps de l'apprendre depuis deux jours.

  Deux jours…

  Il n'avait même pas pu lui rendre un dernier hommage.

  J'espère que vous êtes fière de moi, ma sœur, j'ai tué un gamin ! Peut-être n'auriez-vous pas du me sauver, accepter de me recueillir. Jess, que ne m'as-tu laissé crever dans cette poubelle. Regarde quel fier policier je suis devenu. Oh God ! Je suis désolé. Tellement désolé.

  Mais les pardons ne servaient à rien. Ils ne rendraient pas ce fils à ses parents, ils ne lui ramèneraient pas Ryo et certainement pas la Sœur… sa mère.

  Tellement désolé.

  Et si fatigué.

  Lentement il se leva, faisant légèrement craquer son jean gorgé de sang séché pour se diriger à pas hésitants vers le tiroir de sa commode. Avec un peu de chance… Ah ! Elle était là ! Il savait bien qu'il devait lui en rester une. La toute dernière.

  Il la leva devant son regard, observant les reflets ambrés qui jouaient sur ses rebords de verre, vagues roulant en rythme. Une bouteille jetée à la mer. Un SOS perdu à quiconque désormais pourrait l'écouter.

  Il défit rapidement la protection de fer, ignorant les petites coupures qui meurtrirent ses doigts, pour ôter le bouchon et, s'en attendre, en boire une gorgée. Le liquide brûla aussitôt son palais, vague de feu qu'il recracha, étrangement dégoûté. La saveur était la même, la sensation toujours égale, mais il n'en voulait pas. Ne pouvait pas. Il savait que cette fois, il ne trouverait pas son salut dans la perdition.

  Ne pouvant plus contenir la rage et la frustration qui le consumaient, il l'attrapa par le goulot avant de l'envoyer se fracasser dans un bruit de tonnerre sur le mur opposé. Elle explosa en millier d'étoiles, faisant jaillir son contenu doré en gerbes qui tâchèrent mur, parquet et meubles. Il s'écroula alors à terre dans des sanglots incontrôlables, trop faible pour pouvoir les retenir et demeurer sur ses jambes. Ils lui déchiraient presque la poitrine, brûlant ses poumons, trop de pleurs contenus, trop de souffrances et des milliers de larmes qui dévalaient maintenant ses joues, l'empêchant presque de respirer.

  Il en avait assez. Il voulait que tout ça s'arrête.

  Quelqu'un… pitié…

  Mais il n'y avait que lui dans les méandres de son appartement soudain trop grand, presque effrayant.

  Seul, toujours tout seul.

  Ses sanglots baissèrent juste assez d'intensité pour lui permettre de se relever et il se dirigea en titubant vers le verre brisé avant de s'écrouler dessus, ignorant la douleur des morceaux effilés pénétrant ses chaires. Il ramassa l'un des plus gros, testant mécaniquement son tranchant, le regard noyé de larmes qui ne voulaient plus s'arrêter, mais souriant. Souriant de ce sourire ironique et amer.

  Ce n'était pas ainsi qu'il avait imaginé sa mort. Pas d'une façon aussi pitoyable.

  Comme toute ma vie.

  Mais il ne lui restait plus que cette solution à présent. Il n'avait plus son arme, confisquée pour vérification et aucune corde à disposition.

  Il se demanda furtivement s'il souffrirait longtemps mais éventa la question. Cela n'avait pas réellement d'importance. Il raffermit alors sa prise sur le verre et d'un geste précis trancha profondément le fils de sa vie avant de s'occuper rapidement de l'autre poignet pendant qu'il en avait encore la force.

  Il lâcha finalement son arme de fortune, réalisant avec ironie qui l'alcool lui avait finalement bien offert ce qu'il désirait et regarda avec fascination son sang se reprendre autour de lui. Il coulait si vite et était si rouge. Il ne voyait presque plus que cette couleur rubis.

  Rapidement, il sentit la monde vaciller autour de lui, perdant peu à peu de sa substance et avec lui, la force de ses souvenirs et de ses visions. Il se sentait étonnamment léger et si calme.

  Libre.

  Enfin.

  Il entendit à peine son nom crié et ne sentit jamais les deux bras puissants qui l'encerclèrent alors qu'il s'écroulait.

  Libre.

***

  JJ vérifia rapidement qu'il n'avait rien oublié et lança un petit sourire au vendeur alors qu'il sortait l'argent pour payer. Ce dernier lui rendit rapidement sa monnaie avant de lui tendre son sac qu'il accepta volontiers et il le salua avant de sortir, rattrapé aussitôt par la lourde chaleur qui écrasait la cité en comparaison de l'intérieur climatisé de la boutique.

  Il poussa un petit soupir et descendit du trottoir pour rapidement traverser la rue après s'être assuré qu'il ne risquait pas de se faire écraser. Une fois arrivé de l'autre côté, il retourna immédiatement dans l'ombre des immeubles et marcha d'un bon pas jusqu'à celui de Dee pour en gravir deux à deux les marches et pénétrer dans son hall frais et sombre.

  Il appela alors l'ascenseur et salua d'un petit sourire une vieille dame sui sortait sur son palier en l'attendant. Cette dernière dut lui trouver un air voyou, car elle grimaça de peur avant de refermer rapidement sa porte, le faisant froncer un sourcil et regarder sa tenue. Il n'avait pourtant pas l'air d'un junkie. Soupirant, il secoua doucement la tête d'amusement et entra dans la cabine qui venait de s'ouvrir. Malgré les sacs qui encombraient ses bras, il parvint à appuyer sur le petit bouton de l'étage et regarda patiemment les portes se refermer avant qu'il ne se mette en mouvement.

  Le mécanisme était assez vétuste, donc lent et il lui fallu presque deux minutes pour atteindre le palier. Il prit donc son mal en patience et attendit qu'il arrive cahin-caha au bon étage pour en sortir et gagner rapidement l'appartement. Sur le seuil, il posa l'un des sacs pour sortir la clé et déverrouiller la serrure, avant de l'ouvrir et pénétrer dans l'entrée, après avoir repris ses courses et poussant la porte du pied pour la refermer.

  Il se dirigea ensuite vers la cuisine en sifflotant, déposant ses achats sur le comptoir et de les déballa pour les inspecter d'un regard critique. Il y avait toutes sortes de légumes : tomates, courgettes, salades, quelques beaux morceaux de viande et des fruits frais, pommes et poires. Il rangea rapidement le tout au frigo, abaissant légèrement sa température à trois degrés pour assurer une bonne conservation et commença à explorer plus attentivement la pièce à la recherche des casseroles et autres instruments nécessaires.

  Le tout ne lui avait pas pris plus de cinq minutes et il s'apprêtait à ouvrir un nouveau placard lorsqu'un bruit provenant du salon attira son attention.

  Dee ?

  Abandonnant immédiatement son occupation, il se redressa et fit rapidement chemin à travers la pièce jusqu'au séjour. Il fit à peine un pas plus loin que le seuil avant de se figer, horrifié.

  Non !

  Non, ce n'était pas vrai, ce…

  Dee… Dee, genoux à terre, dans une marre de morceaux de verre, les mains levées devant lui déversant rapidement son sang de coupures nettes aux poignets.

  Non !

  _ DEE !

  Il  le vit partir en arrière et se précipita pour le saisir juste avant qu'il ne touche terre.

  _ NON !

  Il aurait du le savoir, il aurait du le comprendre ! SHIT !

  Agissant sans réfléchir, il déchira un long pan de sa chemise, employant toute sa force à craquer le tissu résistant pour en bander chacun de ses poignets, compressant le plus possible le flot de sang.

  _ Non, non, non, non ! Dee, merde !

  Il l'allongea ensuite avec précaution, cherchant immédiatement un pouls à son cou et s'écroula presque de soulagement en sentant le battement faible et irrégulier, mais bien présent. Il se précipita alors sur le téléphone et composa le 911, trépignant presque d'impatience en attendant qu'un interlocuteur veuille bien le prendre, ignorant du sang qu'il laissait partout sur les meubles.

  Une voix lui répondit enfin et le reste ne fut plus que flou et cauchemar.

***

  Berekely frappa deux coups rapides au bureau du commissaire avant d'entrer sans y être invité, refermant avec précaution la porte derrière lui. Il prit aussitôt place sur le fauteuil qui l'attendait et fit glisser silencieusement vers son supérieur le fin dossier qu'il tenait en main.

  Taicho releva un sourcil étonné.

  _ C'est tout ?

  _ Pour l'instant oui.

  L'homme d'âge mûr poussa un petit soupir et prit la pochette, feuilletant rapidement les quelques notes qu'elle contenait avant de la reposer.

  _ Je vois… combien de temps ?

  _ Impossible à savoir.

  _ Merde !

  Rose acquiesça silencieusement, ôtant ses lunettes pour les nettoyer distraitement visiblement préoccupé.

  _ Je présume que toutes les précautions ont été prises ? Demanda son aîné.

  Nouvel acquiescement.

  _ Mais vous ne pouvez pas vous empêcher de vous inquiéter.

  _ Tout comme vous. Il y a toujours un risque.

  _ Je sais.

  Un lourd silence tomba entre les deux hommes, perdus dans leurs pensées. Se fut Berekely qui le rompit le premier.

  _ Et la catastrophe d'aujourd'hui ?

  _ Le maire est sur mon dos. Seize policiers tués. Quatre autres dans un état grave. Vingt-deux victimes innocentes. Le compte est lourd.

  _ Le tueur ?

  _ Un employé de banque, ce qu'il y a de plus respectable. La chaleur…

  Le policer eut un sourire sardonique en remettant ses lunettes.

  _ Et demain, nous serons les horribles monstres qui avons osé tuer ce pauvre homme pris d'un léger coup de folie.

  _ Probablement.

  Taicho se laissa aller en arrière sur son fauteuil, se massant les tempes.

  _ Le téléphone n'arrête pas de sonner depuis une heure.

  Rose secoua doucement la tête. Il était inutile de commenter cette remarque.

  _ Et Dee ? Demanda-t-il.

  _ Je ne sais pas, JJ n'a pas encore appelé. Il…

  Le téléphone sonna à cet instant, coupant son élan et il le décrocha en grognant, prêt à fusiller le moindre journaliste qui aurait le malheur de se retrouver à l'autre bout du fil.

  _ Quoi ?… Oh, Adams, justement nous parlions de vous… Hein ?… Bon dieu JJ moins vite, je ne comprends rien !...

  Rose le vit peu à peu pâlir et se redressa alerte et inquiet. Cela ne pouvait rien signifier de bon.

  _ QUOI ?!? Hurla soudain le commissaire en se levant. Ok, ok, calmez-vous ! JJ, calmez-vous, j'arrive tout de suite.

  Il s'empressa de saisir un crayon et un papier.

  _ Lequel est-ce ?… D'accord. James, je serais là dans un petit quart d'heure, vous gardez votre calme, ok ? Bien. A tout de suite.

  Il prit à peine le temps de reposer son téléphone avant de se précipiter sur son manteau, cherchant frénétiquement ses clés de voiture et jurant comme jamais, le corps secoué de tremblements.

  _ Commissaire ? Tenta doucement son cadet qui s'était approché.

  Il fut tétanisé de le voir se retourner presque en larmes. Il le vit alors prendre deux inspirations pour se calmer avant de parler.

  _ Je dois aller à l'hôpital, je vous laisse le soin de faire tourner la maison. Et trouver moi Diana ! Il faut que je lui parle immédiatement !

  Il allait sortir de son bureau, lorsque Rose l'arrêta, main sur la poignée.

  _ Taicho ?

  L'homme se retourna lentement.

  _ Que se passe-t-il ?

  Un long moment passa sans qu'il ne parle et lorsque enfin il put trouver la voix pour s'exprimer, celle-ci résonna, macabre, aux oreilles du policier.

  _ Dee a tenté de se suicider.

***

    Murs blancs. Chaises blanches. Blouses blanches. Et perdu au milieu de cette asepsie, quelques couleurs, comme fanées, délavées et un étrange silence fait de ces bruits que l'on n'ose pas écouter. Ordres aboyés, sanglots désespérés, bip strident d'un tracé sans vie ou affolé, gémissements de douleurs et tant d'autres encore.

  Trop.

  Incapable de penser. Juste des images, justes des sensations. La vision de ses mains noyées de ce liquide carmin maintenant séché, étendues sur ses genoux, ne pouvant s'en détacher.

  Et le froid de sa peau, la couleur bien trop cendre de ses lèvres, son souffle à peine échappé.

  Il ne voulait plus y penser.

  Il regarda autour de lui la population perdue de la même douleur, de tout âge et de tout sexe. Près de lui, cette fillette, en larmes serrant contre elle un amas de fausse fourrure impossible à identifier, très droite, tremblante et pourtant si digne. Si douce. Accompagnée de sa mère. Il ne voulait pas la regarder. Plus loin, un homme terrassé, écroulé contre le mur, la tête entre les mains, un médecin agenouillé à ses côtés mais qui ne peut déjà plus rien. Et combien d'autres encore ?

  Des dizaines ?

  Ils auraient pu tout aussi bien être des milliers.

  Et le tic tac agaçant de la pendule au-dessus de lui, marquant chaque seconde écoulée, si lente. L'impression que des heures ont passé alors qu'à peine quelques minutes se sont égrainées.

  Attendre.

  Le regard fixé à un point invisible du sol.

  Attendre.

  L'esprit prêt à exploser. L'envie de savoir. La peur d'entendre. Le désespoir. L'espoir. Infime, jamais bousculé par la douleur d'un autre. Le besoin de si raccrocher.

  Et attendre.

  Encore.

  Pourquoi ? Pourquoi avait-il fait ça ?

  Il le savait. Bien sûr, il savait. Ryo, ce policier et…

  Il froissa la feuille de papier qu'il tenait entre son poing serré. Celle qui s'était échappée de sa poche lorsque les brancardiers l'avaient soulevé.

  Il aurait voulu pleurer.

  Et soudain devant son regard, deux chaussures légèrement tachées.

  Il releva la tête pour découvrir le visage fatigué d'un médecin.

  Un battement de cœur manqué.

  _ Monsieur Adams ?

  Un hochement de tête. Incapable de parler. Incapable de respirer.

  _ Il est sorti d'affaire.

  JJ manqua presque de s'effondrer, reprenant un souffle difficile, mais à l'air étonnamment léger.

  _ Les… coupures étaient profondes, mais pas suffisamment pour toucher les muscles ou les tendons et grâce à votre intervention rapide, il n'a pas perdu trop de sang. Il est pour l'instant sédaté, mais devrait se réveiller d'ici quelques heures. Nous pensons pouvoir le laisser sortir rapidement de l'hôpital. Demain je pense, cependant nous ne serions trop vous conseiller, si ce n'est de le faire hospitaliser dans notre service de psychiatrie, de recourir assez rapidement à l'aide d'un psychothérapeute en ville.

  JJ hocha rapidement la tête.

  _ Oui, oui… merci. Merci.

  _ Je fais juste mon travail vous savez.

  _ Je sais.

  _ Bien, si vous n'avez pas d'autres questions je vais vous laisser. Il va être transférer dans une chambre du service de médecine au troisième étage dans le quart d'heure à venir. Vous pouvez y aller.

  _ Merci.

  Le médecin lui adressa un petit sourire encourageant avant de rapidement se détourner, l'ayant déjà probablement oublié pour s'occuper de nouvelles urgences. Mais ça n'avait pas d'importance. Il était sauvé.

  Encore tremblant, il se laissa aller en arrière, fermant les yeux, digérant doucement cette simple phrase.

  Il était sauvé.

  Il ne savait pas s'il devait rire ou pleurer. Il ne comprenait tout juste à quel point il avait été près de le perdre. Quelques minutes à peine. Quelques toutes petites minutes et il aurait serré dans ses bars le cadavre froid de la seule personne qu'il ait jamais réellement aimé.

  Il en avait la nausée.

  Mais je ne te laisserais pas faire ça deux fois, Dee. Je ne te laisserais pas me quitter. Pas si je peux l'en empêcher.

  Sa stupidité avait déjà failli lui coûter trop cher. Il n'avait pas osé le pousser, ne l'avait pas suffisamment surveillé, compris. Mais les choses allaient changer, drastiquement. Dut-il y employer tout son énergie, il allait l'aider. Il allait le forcer à vivre, à trouver une raison de vivre, quelque qu'elle soit. Il se le jurait.

  Il sentit soudain une main sur son épaule et ouvrit un œil pour découvrir le visage horriblement inquiet de son ami et supérieur.

  _ Commissaire.

  _ JJ, souffla le quadragénaire, n'osant poser la question qui lui brûlait les lèvres.

  _ Il va s'en tirer, dit alors simplement le jeune homme, ne pouvant s'empêcher de sourire doucement à la mine soulagée de Taicho qui s'effondra aussitôt sur la chaise à ses côtés.

  _ Comment ? Demanda finalement ce dernier.

  _ Le verre d'une bouteille.

  Il se contenta de hocher la tête.

  _ J'ai trouvé ça, dit soudain JJ en lui tendant le papier.

  Son aîné lui prit délicatement des mains et le parcourut rapidement, jurant dans sa barbe avant de soupirer. Il garda cependant silence. Il n'y avait rien à dire.

  _ Je vais avoir besoin de vacance, le prévint le jeune policier après un long moment. De très longues vacances.

  _ Accordées.

  _ Merci.

  Le commissaire se contenta de renifler, déniant ces remerciements pour une réponse qui lui semblait parfaitement normale et posa une main réconfortante sur son bras.

  _ Vous devriez rentrer.

  _ Pas tant qu'il ne s'est pas réveillé.

  Taicho laissa filer son premier sourire amusé et un brin machiavélique.

  _ Où est-il ?

  _ Médecine, troisième étage.

  L'aîné acquiesça lentement et un nouveau silence se fit entre eux, uniquement brisé par l'arrivée de Rose, essoufflé.

  Il les dévisagea un long moment avant de faire remarquer :

  _ A vos têtes, j'en déduis qu'il est vivant et hors de danger.

  Les deux hommes grimacèrent un petit sourire et le policier soupira de soulagement.

  _ Bien.

  _ Vous avez fait ce que je vous aie demandé ? Demanda soudain le commissaire.

  Rose hocha brièvement la tête.

  _ Oui et il n'y a rien à faire. C'est trop tard, ils ne peuvent rien arrêter.

  _ Bien, ce n'est pas grave.

  Berekely le dévisagea étrangement, surpris presque choqué, alors que JJ demandait :

  _ Mais de quoi parlez-vous ?

  _ De rien, sourit tristement le commissaire. De rien. Vous devriez plutôt monter vous occuper de Dee. Prenez tout le temps qu'il vous faut. Ramenez-le chez vous. Ne le laissez jamais seul. Occupez-vous de lui et ramenez-le-nous uniquement lorsqu'il ira mieux.

  Le jeune homme acquiesça lentement avant de se lever et saluer les deux hommes pour gagner d'un pas rapide les ascenseurs.

  _ Alors, c'est ça, remarqua Rose en le regardant s'éloigner.

  _ Hunhun…

  _ Vous pensez réellement que ce soit une bonne idée.

  _ Je ne sais pas, mais c'est la seule solution qui nous soit offerte. Peut-être… peut-être sortira-t-il enfin un bien de toute histoire.

  _ Je l'espère, soupira Berekely. Je l'espère sincèrement, car viendra un jour…

  _ Je sais.

***

  Dee regarda un long moment la chambre, détaillant  sans vraiment s'en rendre compte chaque contour, chaque meuble. C'était… simple. Calme et simple.

  Un lit double, une commode, une immense bibliothèque remplie de livres de toutes sortes et une salle de bain personnelle. Le tout bercé de couleurs pastelles, mais chaudes, jaune, orange, parfois saumon. Le drap du lit était vert d'eau, claire et léger, se mariant parfaitement avec les autres teintes, alors que les meubles, essentiellement fait d'osier, apportaient une petite touche de simplicité toute campagnarde.

  Tout ceci était étrangement hors caractère. Il n'aurait jamais imaginé ça. Tout frôlait tellement la perfection.

  _  C'est pas un trois étoiles, je sais, mais je pense que ça devrait aller, lança une voix qui se voulait amusée derrière lui.

  Il se tourna vers JJ et se força à sourire avant de hocher imperceptiblement de la tête.

  _ Bien, alors je crois que tu peux t'installer.

  Hésitant, il fit un pas dans la pièce, puis un deuxième.

  Près du lit se trouvait un sac… son sac, contenant probablement ses affaires, provenant selon toutes vraisemblances de son appartement. Il était à moitié ouvert et laissait deviner des vêtements, mais également des CD, quelques magasines et il ne savait quoi d'autre encore. En d'autres circonstances, il aurait probablement grogné à cette intrusion forcée dans son intimité, mais maintenant… maintenant, il n'en avait tout simplement pas le courage, ni l'envie.

  Il s'avança finalement jusqu'au lit pour s'asseoir dessus, restant immobile quelques instants avant de se glisser en boule sous les couvertures, regard opposé à la porte et fermé en une ligne hermétique. Il ne voulait pas voir, il ne voulait pas entendre, il ne voulait pas ressentir. Rien.

  _ Bien, murmura finalement JJ, visiblement mal à l'aise mais développant chaque once de volonté pour ne pas le montrer. Je vais faire à manger. Le repas devrait être prêt d'ici vingt minutes.

  Il attendit encore quelques instants qu'il réponde, mais comprenant qu'il n'obtiendrait plus rien de lui pour l'instant, il se détourna finalement, laissant la porte grande ouverte derrière lui.

  Dee se serra un peu plus entre les draps, frissonnant, glacé malgré les températures une fois de plus, catastrophiques de cette journée. Il toucha inconsciemment les pansements de ses poignets et trembla plus encore.

  Pourquoi ? Pourquoi devait-il l'avoir sauver ?

  Il se souvenait encore de la douleur, le forçant peu à peu à sortir de son sommeil forcé, groggy. Il avait tout de suite compris qu'il était encore en vie et avait voulu hurler. Mais il n'avait pas pu. Il avait alors senti l'odeur si particulière qui l'entourait, fait d'antiseptique et de javel et avait ouvert lentement les yeux, découvrant sa chambre d'hôpital, furieux et désespéré.

  Il avait à nouveau laissé ses larmes couler, silencieuses.

  Il faisait nuit. Les fenêtres, aux stores non baissés, laissaient passer la lumière fantomatique des réverbères, éclairant tout juste son environnement, laissant deviner les contours des quelques meubles et autres instruments de surveillance. Une lueur diffuse provenait également du couloir d'où il pouvait parfois voir passer une infirmière ou un médecin à pas posés.

  Il avait alors voulu bouger pour se rendre compte qu'il était attaché, le milieu de ses avant-bras sanglés pour éviter de toucher ses pansements. Une mesure de précaution pour être sûr qu'il ne cherchait pas à nouveau à se tuer.

  Il n'avait pas cherché à se débattre, pas cherché à se libérer. A quoi cela aurait-il servi ? Il avait laissé sa tête retomber sur l'oreiller et seulement alors avait remarqué la forme à ses côtés, assise sur une chaise, les bras sur le bord du lit et son front reposant dessus, visiblement endormie.

  Il n'avait pas été difficile de la reconnaître, même dans l'obscurité et il avait cru sentir son cœur s'arrêter lorsqu'elle s'était étirée. Deux billes marron l'avaient alors longuement dévisagé, puis il s'était redressé brusquement, comme pris par surprise, la bouche ouverte sur des mots qu'il était incapable de prononcer.

  Il avait cependant fini par reprendre contenance et lui avait adressé un petit sourire.

  _ Bonjour Dee, avait-il murmuré, dégageant de son front une petite mèche qui retombait sur ses yeux.

  Il n'avait rien dit, se contentant de l'observer, s'attendant presque à le voir s'enfuir. Mais il était resté, laissant sa main courir doucement dans ses cheveux en un mouvement régulier. Il aurait voulu le haïr pour l'avoir sauvé, au lieu de quoi, il s'était senti doucement glisser dans les bras de Morphée, étrangement réconforté.

  Le lendemain, enfin, le jour même, avait été moins évident. Les médecins avaient failli le garder car il refusait de parler, de s'expliquer. Au moins trois psychiatres étaient venus le voir sans résultat et il avait fallu toute l'habiliter de JJ pour les convaincre de le laisser rentrer avec lui et non pas l'enfermer. Il n'arrivait pas à savoir s'il lui en était reconnaissant ou s'il devait le détester.

  Il était désormais chez lui, enterré sous les draps de sa chambre d'amis, sans avenir, sans envie et certainement pas celle de vivre.

  Combien de temps maintenant avant qu'il ne soit libre ?

***

  JJ se retint de soupirer en le voyant, une fois de plus, jouer distraitement avec les céréales de son bol sans y toucher. Cela faisait maintenant près de deux semaines qu'il avait « emménagé » chez lui et les choses n'avaient pas beaucoup progressées. Elles étaient même tombées dans une sorte de rituel qui commençait à l'agacer.

  Chaque journée se répétait presque à l'identique. Le matin, il devait le réveiller, le forcer à sortir du lit et l'accompagner à la salle de bain. Après l'avoir laisser régler seul ses petites affaires matinales, il l'aidait à se doucher, s'habiller, se raser, devant presque parfois s'exécuter à sa place. Puis il le traînait dans la cuisine où l'attendait un petit déjeuné qu'il picorait à peine, avant de gagner de lui-même le séjour pour s'installer sur le canapé et ne plus en bouger, son regard vide tourné vers les fenêtres.

  Chaque tentative d'attirer son attention, chaque essai de le sortir de son état presque comateux se terminait inlassablement par un échec, combien même il pouvait y mettre toute sa volonté et toute sa bonne humeur.

  Le même numéro se répétait au déjeuner et dans l'après midi, ainsi qu'au dîner. Et pourtant il refusait de laisser tomber. Il n'y avait guère que le soir que le chose s'arrangeait quelque peu, lorsqu'il préparait son lit pour la nuit et installait parfaitement les draps, puis l'aidait à se glisser dessus et éteignait la lumière avant de s'asseoir près de lui. Il lui caressait souvent les cheveux, parlant doucement de choses si banales qu'il y prêtait lui-même à peine attention, le berçant de sa voix. Souvent alors, Dee venait s'installer contre sa jambe, laissant tomber pour un instant son masque de détachement, pleurant parfois et serrant presque toujours sa main, si raccrochant avec l'énergie du désespoir. Cette même énergie qui lui faisait espérer qu'il n'avait pas encore tout à fait abandonné. Qu'il avait encore une chance de le ramener.

  Il s'endormait alors et il le veillait souvent pendant de longues heures avant d'aller lui-même s'étendre et chercher un repos qui avait du mal à trouver, sachant que le lendemain amènerait son même lot d'efforts inutiles.

  Mais aujourd'hui les choses allaient changer. Il pensait enfin avoir trouvé le petit rien qui le ferait sortir de son mutisme.

  Il le regarda encore quelques instants tenter vainement d'attraper une céréale, puis se leva et retira son bol sans rien lui demander, faisant tinter sa cuillère qui lui échappa des mains pour tomber à terre. Il ne prit pas la peine de la ramasser, s'attirant le regard choqué de son compagnon, qu'il ne releva pas, et jeta rapidement son contenu avant de rincer le bol et le faire sécher sur l'évier. Il fit de même avec son verre et ses couverts, ne touchant toujours pas à la cuillère et nettoya rapidement la table d'un coup d'éponge, sans prêter pas attention au fait qu'il pouvait le mouiller.

  Dee finit par se lever et s'écarter pour le laisser travailler et après une courte hésitation, alors qu'il ignorait toujours son regard interrogateur et peut-être un peu blessé, il se baissa et ramassa le couvert pour le nettoyer.

  JJ se sourit à lui-même. Le premier pas venait d'être franchi. Restait le plus difficile.

***

  Il regarda, étonné, le quartier où il était parvenu à le traîner. Il n'arrivait plus à se rappeler pour quelle raison il avait accepté de le suivre. Peut-être le ton de sa voix, étonnamment autoritaire ou bien son expression déterminée. Allez savoir. Toujours est-il qu'il était parvenu à lui faire mettre le nez dehors, certes non sans mal, mais il en restait intérieurement impressionné. Il n'avait jamais soupçonné une telle volonté. Quoi qu'il n'aurait pas du s'en étonner, après tout, il n'avait jamais abandonné ses sentiments, même après qu'il se soit officiellement mis avec… Ryo.

  Ryo.

  Pensez au jeune homme le faisait encore souffrir plus que de raison et prononcer son nom… était tout simplement au-dessus de ses forces. Il semblait vivre chaque jour dans la douleur de son départ, de sa trahison et dans l'ombre de ses propres démons. Un visage qui refusait de le quitter, le son d'une voix qu'il avait tant de mal à se rappeler et tant d'autres encore. Tant d'autres qu'il aurait préférés oublier.

  Il se haïssait.

  Inconsciemment, il passa ses doigts sur les pansements de ses poignets.

  Une infirmière était venue lui refaire la veille, lui annonçant que les fils pourraient être ôtés dans une petite semaine. Elle lui avait dit qu'il garderait des cicatrices, peu visibles, mais bien présentes. Si seulement elle avait sut combien cela lui importait peu.

  Juste une humiliation de plus.

  Quelle importance ?

  Il vivait encore dans l'idée de pouvoir échapper à la prison de souffrances qu'il s'était bâtie, mais JJ ne lui permettait pas. Il avait mis sous sceller tout objet qui pourrait constituer le moindre danger, le forçait à voir quotidiennement une psychothérapeute devant laquelle il restait parfois des heures sans parler avant qu'elle ne décide de clore la séance. Il faisait tout pour être d'humeur enjouée, cherchait chaque moyen de le stimuler, le réconfortant au plus profond de ses nuits. Et pourtant, il refusait de le laisser le soigner. De le laisser le toucher. S'il ne pouvait pas avoir la paix, alors il voulait la souffrance, il voulait qu'il en vienne à le détester, le dépiter. Qu'il le laisse s'en aller. Mais il s'y refuait. Il refusait de laisser partir, le laisser en finir.

  L'aimait-il donc à ce point ?

  Il ne pensait pas le mériter.

  Ils s'approchèrent finalement d'un bâtiment défraîchi mais encore solide, vaguement familier dans sa forme, et eurent à peine le temps de faire trois pas avant qu'une petite tête rousse et pâle n'apparaisse soudain devant eux, hurlant son nom pour se jeter dans ses bras.

  Il vacilla sous ce poids inattendu, se rattrapant de justesse, alors que l'enfant se boudinait contre lui, ronronnant presque de plaisir. Il cligna plusieurs fois des yeux, ayant encore du mal à comprendre, lorsque d'autres garnements firent leur apparition, criant son nom tout aussi fort et qu'ils ne le reconnaissent enfin. Il referma instinctivement un bras autour de la fillette, pendant que les autres enfants sautaient autour de lui, chacun réclamant une petite attention et, pour la première fois peut-être en plus d'un mois, il sourit.

  Ils étaient tous là, tous les enfants de l'orphelinat, réunis autour de lui, pépiant à tout va de cette joie communicative qui le fit rire. Il n'eut pas même le temps de réfléchir avant qu'ils ne l'entraînent aussitôt dans leurs farandoles de jeux et de questions, tous plus heureux de le voir et de pouvoir enfin passer un moment avec lui.

  Il oublia tout en une seconde, ses problèmes, ses souffrances, pour ne vivre que dans l'instant d'être à leur côté.

  Jamais il ne vit le sourire soulagé et heureux de son ami, jamais il ne soupçonna la terreur qui l'avait un moment habité avant de le voir sourire.

  Ce fut probablement l'une des plus belles après-midi de sa vie.

***

  Il se glissa rapidement sous les couvertures, laissant JJ le border comme à son habitude. Il lui semblait soudain étrange de se laisser faire ainsi comme un enfant. Mais il appréciait en même temps ces attentions, le réconfort silencieux que lui apportait ces simples gestes.

  Pour la première fois peut-être, il se sentait mieux.

  La journée était passée trop vite à son goût. Il lui semblait tout juste avoir à nouveau effleuré la vie, même pour un court instant. Il pouvait presque la sentir brûler entre ses doigts et répugnait maintenant à la laisser s'échapper une nouvelle fois.

  Il ne savait pas comment, mais JJ était parvenu à lui insuffler le petit plus qui lui avait fait tant défaut ces dernières semaines, cet espoir qu'il avait cru perdu. Il n'était pas encore sûr de savoir comment le saisir, mais il le voulait. Le désirait.

  Il savait que ce ne serait pas facile, que la route serait longue jusqu'à la surface, mais peut-être, peut-être maintenant, avait-il une chance.

  Il sentit les doigts de son compagnon jouer dans ses mèches et se retourna, le fixant enfin droit dans les yeux. Si clairs et si purs. Si plein de cette tendresse qu'il avait refusé de reconnaître, d'accepter, mais qu'il était désormais prêt à goûter. Il lui devait tellement. Tellement.

  Il lui sourit doucement.

  _ Merci. Merci, JJ, souffla-t-il enfin.

  Le jeune homme lui sourit en retour avant de déposer un rapide baiser sur son front, son souffle chaud glissant doucement sur sa peau.

  _ James, dit-il en se relevant.

  _ Quoi ?

  Il caressa doucement sa joue.

  _ Appelle-moi James.

  Dee acquiesça lentement avant de se laisser aller sous son frôlement et pour la première fois depuis longtemps, s'endormit en paix.

A suivre…