Chapitre 1: Benvenuti in Italia
- A votre droite, une représentation Della Nona Antica, ainsi nomme-t-on la femme qui accueillait les comédiens à leur arrivée. La Nona, contrairement à ce que son nom pourrait supposer, était une femme d'importance, vous savez...
Temperence retint à peine un bâillement. Elle ignorait ce qui était le plus ennuyeux, de la visite, du guide, ou du temps étonnamment pluvieux qui s'était abattu sur cette région - pourtant réputée ensoleillée.
L'homme, qui continuait à répéter des propos dénaturés de toute passion, se mit à traduire en Anglais, puis en Italien ce qu'il venait de dire. A sa grande surprise (et frustration), Tempe vit que la plupart des touristes hochaient de la tête avec un intérêt presque crédible.
Avisant un morceau de rocher, probablement un ancien muret impérial, elle se faufila discrètement hors du lot et s'assit avec un soupir d'aise, repassant en mémoire les étranges circonstances qui l'avaient amenée au coeur de l'Italie.
Originaire de Suisse, elle avait gagné ce séjour à Florence au moyen d'un tirage au sort régional, ce qui lui laissait fort peu de flexibilité dans le choix de ses activités et logements. Si cela n'avait tenu qu'à elle, la visite historique se serait faite en une heure, et les promenades découvertes dans la ville et les environs auraient occupé tout le reste du séjour - hélas, des esprits sans aucun doute malintentionnés avaient eu l'air d'estimer que comprendre a signification de chaque catacombe ou pot brisé des environs relevait du luxe absolu : elle passait des journées entières à visiter musées, cathédrales, et vestiges en tout genre.
De part et d'autres du théâtre romain, divers groupes de nationalités différentes s'entretenaient sur tel ou tel monument. Un éclair illumina le ciel.
Soudain, plusieurs rires retentirent, attirant l'attention de la jeune femme. Impressionnée par ce bruit en parfait décalage avec le reste du décor, elle trouva la force de se relever et de contourner les ruines pour en trouver l'origine.
De l'autre côté d'une palissade indiquée comme réservée aux "Visites Privées" et gardée par deux molosses type Mafieux italiens, se tenait un groupe de touristes américains. En leur centre, une superbe créature - fine et élancée, au regard profond et aux dents d'une blancheur éclatante, leur présentait une fresque à demi effacée avec un accent italien chantant. Elle portait une robe rouge moulante qui la rendait ravissante en diable.
Temperence se permit d'étudier attentivement la silhouette de cette femme – comment quelqu'un pouvait-il être aussi parfait ? Elle était si grande – au moins une tête de plus qu'elle – et si mince (sans doute deux tailles de moins), que c'en était injuste. Ses cheveux bruns brillants étaient également plus longs et plus épais (Tempe, elle, les avait châtain et juste en dessous des épaules, longueur maximale avant qu'ils ne commencent à s'abimer) – son visage parfait, au moins aussi angélique que celui de la jeune femme, avec en plus une dimension fatale et séductrice que Temperence ne s'imaginait pas posséder un jour. Une femme pareille aurait du faire mannequin ou actrice, pas guide touristique – ce qui sous-entendait qu'elle était peut-être, en plus, intelligente. Une idée repoussante en soi.
Néanmoins ce constat détestable n'essuyait en rien le fait que cet autre groupe de touristes avait l'air définitivement bien plus sympathique que le sien. Elle essaya de le rejoindre en toute discrétion, lorsque soudain un miaulement retentit. Elle se redressa et tourna la tête, cherchant de partout cet appel. Alors, au loin, une petite silhouette frêle et sombre redressa la queue, l'appelant du regard.
La jeune femme soupira.
Depuis sa plus tendre enfance, Temperence bénéficiait d'un lien privilégié avec la gente animale. Bébé, elle attirait les chats, chiens, oiseaux, à chaque seconde, ce qui avait fini par intriguer puis terroriser sa première mère, qui l'avait abandonnée après être entrée une nuit dans sa chambre et hurlé en découvrant une dizaine de pigeons nichés au-dessus du berceau. Puis à cinq ans, elle avait compris comment communiquer avec ces animaux, leur intimer de faire des choses, les effrayer ou les rassurer. Elle avait appris à les apprivoiser d'un regard, d'un sourire, d'une parole. Le jour où son deuxième père avait essayé de la frapper pour lui inculquer "la normalité", un chien avait surgi de chez les voisins, sautant par la fenêtre, et lui avait arraché une partie de la main. Cela avait marqué son départ de sa seconde famille.
Puis, dès l'adolescence, alors qu'elle virevoltait entre une troisième famille tachée de la sociabiliser, un centre de dressage animalier où elle effectuait un stage, et l'orphelinat auquel elle appartenait, elle s'était mise à « percevoir » les animaux. Elle sentait leur présence à des centaines de mètres aux environs, parfois même plus. Depuis ce jour, elle ne s'était plus jamais sentie seule, faible ou anormale - elle était reliée à ce monde, d'une manière parfaitement privilégiée et enchanteresse. Et elle en était fière.
Néanmoins ces connexions hors normes avaient également des inconvénients: elle ne pouvait résister à l'appel d'un animal, pas plus qu'un humain ordinaire ne pourrait résister à l'appel d'un bébé ou d'un être aimé.
Avec un petit grognement frustré, Temperence s'éloigna de tous les groupes et alla aborder le chat, qui sortit de la villa romaine en trottinant, jetant des coups d'oeil réguliers à l'humaine pour s'assurer qu'elle le suivait bien.
Il finit par quitter la ville et l'entraîna à la campagne. En fait ravie de ce changement de décor, Tempe se mit à courir – le chat accéléra, et elle s'enfonça dans les champs florentins avec délectation.
Il était passé trois heures du matin, lorsqu'enfin elle regagna enfin la cité de Florence. A bout de forces, elle entra à son hôtel, et se laissa tomber sur le lit.
Aux premières lueurs de l'aube, elle avait fait ses bagages et informé l'hôtel que, non, elle ne souhaitait pas continuer à bénéficier de ce séjour gratuit – mais un grand merci aux organisateurs, vraiment – et que oui, elle allait continuer son exploration de la région en solitaire.
Elle passa les trois jours suivant à arpenter les différentes villes de la région, puis décida de revenir sur Florence pour les deux derniers soirs. Elle choisit un hôtel central de qualité un peu supérieure à celui proposé initialement par le tirage au sort. Tandis qu'elle faisait la tournée des magasins de souvenirs pour ramener quelques broutilles à une ou deux collègues, elle découvrit avec excitation que se tiendrait le soir-même, à quelques pas de son hôtel, un grand Gala de Bienfaisance au Teatro della Pergola. Elle avait déjà entendu parler plusieurs fois du Tenor Paccinelli, et son imprésario lui avait même une fois révélé qu'il aurait souhaité un jour les faire chanter ensemble.
En effet Temperence, depuis tout temps, disposait d'une voix magnifique. Par le chant elle avait attiré moult animaux, et à force de pratique, elle avait fini par accepter de se faire entendre par quelques humains également – qui lui avaient assuré qu'elle possédait un organe hors norme et des octaves de toute beauté. Alors uniquement intéressée par son métier de bénévole à la SPA, WWF et autres organismes de défense des animaux, elle avait tout de même passé sans grande conviction des auditions, et avait rapidement été repérée par un jeune imprésario chercheur de talents. Tous les cinq ou six mois elle interprêtait le rôle de divers personnages dans des opéras : parfois une âme en peine, parfois une héroïne amoureuse, ou parfois – comme ce serait le cas dans quelques semaines, et elle s'en réjouissait chaque année, le rôle de la Mort lors de la représentation à Rome d'un vieux conte nordique. Il fallait bien avouer que chaque représentation lui rapportait entre cinquante et soixante mille euros, somme dont elle usait avec parcimonie le reste de l'année pour payer ses vêtements, son alimentation, son appartement, ses assurances – bref, le prix de sa passion de bénévole.
Avec un sourire enthousiaste, elle observa en détail l'affiche qui annonçait ce gala de bienfaisance. L'entrée était ouverte à toute personne vêtue de circonstance, et au moyen d'une contribution minimale de 100EUR. Les photos des décors, du ténor, et des tenues – robes de soirées et costumes – faisaient véritablement envie, aussi Tempe décida-t-elle d'orienter sa séance shopping vers des robes d'un genre un peu différent.
Elle se baladait depuis plusieurs heures et venait, les bras chargés de sacs de vêtements, de se poser à une table en terrasse, lorsqu'elle prit le journal qui avait été nonchalamment laissé sur la chaise voisine. Elle ne parlait que très peu Italien, mais le titre de la première page était assez révélateur : un troisième accident tragique, de bus, ici même à Florence, avait emporté trente touristes au fond d'une falaise escarpée qui bordait la mer. Les eaux profondes avaient, semblait-il, fait disparaître la majorité des corps… Quelle ne fut pas sa stupeur lorsqu'elle reconnut, sur la photo en seconde page, la belle guide touristique à la robe rouge.
Temperence, qui n'éprouvait véritablement de compassion que pour la gente animale, s'étendit dans sa chaise en réalisant que, finalement, il y avait bien une justice dans ce monde.
Le Gala de Bienfaisance commençait à 20h, tous les invités pouvaient accéder au buffet de verrines et antipasti dès 18h30 – Temperence, qui n'y allait véritablement que pour le spectacle – prit un délicieux encas végétarien et s'y rendit juste avant le début du concerto. Elle avait revêtu une robe bleu marine légèrement décolletée et qui lui masquait le haut des bras, ample à partir des hanches et descendant jusqu'aux chevilles. A contre-cœur (elle détestait marcher avec des talons), elle avait également opté pour des chaussures ouvertes hautes de dix centimètres – elle ne serait pas à l'aise, mais ce rehaussement mettrait clairement la robe en valeur. Elle s'était fait une multitude de petites tresses – elle avait appris à les faire très rapidement lors de sa dernière mission humanitaire de sauvegarde des animaux en Afrique – qu'elle avait nouées dans un chignon plus épais que raison. A ses oreilles, deux boucles noir et or assorties aux chaussures – sa folie du jour.
Elle venait d'être orientée vers un rang parfaitement bien situé, et s'apprêtait à s'y asseoir au milieu, lorsque soudain un jeune homme aux joues rouges vint s'entretenir avec son placeur. Il bafouillait et semblait totalement alarmé. Alors le second garçon qui lui avait gentiment proposé de s'installer là, revint au pas de course et se fondit en excuses italiennes, lui désignant trois rangées plus bas.
Elle ne comprit pas tout ce qu'on lui disait, mais à priori le premier placeur avait commis une erreur : ces places étaient réservées.
Avec un soupir, elle répondit en anglais :
- ALL these seats ? Demanda-t-elle, ennuyée, en désignant les trois rangées les mieux placées. I could see some « reserved » papers on plenty of other raws, but not on these ones. You're SURE they have been booked?
- Yes, Miss, I'm sorry. Very sorry. But you need to change of seats, now.
Il jetait des coups d'oeil par-dessus son épaule, comme effrayé, et Temperence leva les yeux au ciel d'agacement. Mais elle céda et accepta de changer d'emplacement.
Elle sortait de l'allée, et les lumières venaient tout juste de s'éteindre – marquant ainsi le début du show – lorsqu'elle vit un groupe d'une dizaine de personnes, avancer dans sa direction. Ils étaient assez impressionnants, tous vêtus de noir, arborant un collier similaire, et Temperence ne doutait pas qu'ils auraient attiré tous les regards s'ils n'avaient pas été placés bien plus en hauteur que le reste des spectateurs, ou s'il avait encore fait jour dans la pièce.
Son regard accrocha tout d'abord le second à entrer dans l'allée : sa peau était si blanche qu'elle paraissait translucide, il avait des cheveux de neige. Devant lui, un homme à la mine plutôt sympathique, mince et aux cheveux bruns, longs et fins. Derrière, le plus grand des trois, un homme aux cheveux bruns mi-longs, et aux traits doux mais renfermés. Lorsqu'il passa devant le signal « issue de secours », la faible lueur verte du néon éclaira ses yeux, qui semblèrent rouges à Tempe.
Ils étaient suivis à distance respectable par quatre autres individus, mais pas comme s'il s'agissait d'un groupe d'amis. Plutôt comme s'il s'agissait d'une escorte, qui aurait été chargée d'accompagner partout cet étrange « trio royal »
L'allure des suiveurs : deux très jeunes gens aux visages angéliques, probablement un frère et une sœur – qui s'assirent un rang en dessous. Puis un grand colosse baraqué qui entra dans le troisième rang inférieur, bientôt rejoint par un homme plus petit et plus mince, aux cheveux coupés très courts, qui portait un long manteau noir. Et qui la regardait fixement.
Pour la première fois de toute sa vie, Temperence sentit son cœur s'accélérer et les poils de ses bras se hérisser. Elle eut l'impression qu'elle courrait un terrible danger sans pouvoir s'expliquer pourquoi. Elle s'apprêtait à sortir de sa propre allée pour partir en courant, lorsque le placeur lui fit signe de s'asseoir – le spectacle commençait, les gens derrière elle se contorsionnaient en soupirant pour voir le décor.
Elle céda et s'installa, mais en biais pour pouvoir apercevoir du coin de l'œil tout mouvement en provenance des allées supérieures. Lorsqu'elle vit le plus baraqué du groupe sourire et se pencher à l'oreille de l'individu aux cheveux courts qui l'avait si bizarrement dévisagée, elle s'enfonça dans son siège. Ils étaient désormais deux à la regarder. Elle observa pensivement quelques choristes prendre place sur la scène, et lorsque les premières notes de musique retentirent, elle risqua un nouveau regard vers les trois allées supérieures. Les sept individus la fixaient désormais, et, s'enfonçant un maximum dans son fauteuil, Tempe se promit de partir dès l'entracte.
Le Tenor Rodrigo Paccinelli avait un coffre impressionnant, à n'en pas douter, mais il chantait avec une telle force que Tempe doutait que leurs deux voix puissent se marier avec une quelconque harmonie. Tout dans sa démarche et son expression faciale dénotait d'un esprit dédaigneux, et elle n'avait pas vraiment envie de le rencontrer. Il lui faudrait demander à Lorne, son imprésario, de revoir ses plans de gloire à la baisse.
Enfin, après une heure de spectacle durant laquelle Temperence n'avait même plus osé se tourner vers les trois rangées du fond, le concerto s'acheva momentanément, et le rideau se baissa. Tout le monde applaudit, et la lumière réapparut progressivement. « Entracte de trente minutes », annonça un vieil homme très élégamment vêtu de noir et blanc.
Fidèle à sa promesse, elle se leva pour partir, appréhendant d'ores et déjà l'instant où son regard croiserait à nouveau ceux, qu'elle n'en doutait plus, s'était sentis observés… Et poussa un gros « houf » de soulagement en voyant que les trois rangées de siège étaient vides. Apparemment le Tenor Paccinelli n'avait pas exaspéré que ses oreilles à elle !
Tout à coup bien plus détendue, elle décida de prendre tout-de-même une coupe de champagne avant de repartir. Tandis qu'elle serpentait entre couples et diplomates, elle aperçut un petit panneau représentant le toit d'une maison, et des étoiles. Le passage à escalier qui semblait conduire au poste d'observation était barré par une chaine fine, mais personne ne semblait faire attention à elle, aussi Temperence décida-t-elle de tenter sa chance et de l'emprunter.
Elle arriva sans encombre au sommet du théâtre, dont la terrasse était en pleins travaux effectivement – dommage, car elle était gigantesque, et surplombait si bien les autres lumières qu'on pouvait observer les constellations à merveille. Elle prit une longue inspiration d'air frais, levant la tête vers le ciel d'un air ravi…
Alors soudain, elle sentit un appel de détresse. Des couinements de chiens retentirent bientôt dans ses oreilles, et elle se tint le crâne d'une main tant ce bruit lui était insupportable. En contre-bas, quelques cris intempestifs commencèrent à résonner – en italien, donc Tempe ne comprit rien, mais apparemment un petit Rockey venait d'abimer un costume du Tenor. Il était couvert de poils bouclés, tout blancs, et avait à peine fait trois pas dans le jardin sous la terrasse, que le gros homme maquillé l'attrapa par la queue – le faisant couiner – puis le souleva par la peau du cou, l'approchant de son visage d'un air furieux.
Temperence sentit son sang ne faire qu'un tour, et avant même qu'elle ne prenne pleinement conscience de son acte, sa voix articula clairement :
- Attaque.
Il s'avéra que le chien, lui, comprenait parfaitement le français. Il mordit violemment le nez du Ténor, qui hurla et le lâcha – bientôt, des gouttes de sang giclèrent dans l'herbe, et un groupe de maquilleurs se mirent à crier comme si le monde s'écroulait sous leurs yeux. Temperence s'esclaffa.
- Maintenant pars, ordonna-t-elle. Quitte la ville, ne t'arrête qu'à Milan. Non, pas par là, près du parking (le chien lui obéit, comme s'il se trouvait à ses côtés, et qu'il comprenait chacun de ses mots) – oui c'est cela. Va, vite, cours. Cours mon ami… (Elle s'esclaffa) Crois-moi, tu viens de rendre un fier service à l'humanité !
Elle acheva sa phrase en trinquant dans le vide, puis tourna vivement les talons… Pour tomber nez à nez sur l'un des grands hommes mystérieux tout vêtu de noir, le plus grand du « trio royal ». Celui-ci, dont l'expression lui avait pourtant semblé celle d'un homme enfermé dans un ennui permanant, la fixait d'un air particulièrement intéressé. Elle sursauta violemment et lâcha sa coupe de champagne – l'inconnu la rattrapa pourtant avec habilité :
- Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous effrayer, dit-il dans un français presque parfait – malgré un léger accent mi grec – mi italien.
Sa voix était rocailleuse comme s'il ne parlait pas souvent, ses yeux définitivement rouges. Pourtant, elle avait à son encontre, une réaction physique bien moins virulente qu'auprès du plus petit aux cheveux courts. Après s'être râclée la gorge, et tétanisée à l'idée qu'il ait pu assister à son petit tour de passe-passe, elle décida de faire profil bas :
- Non, c'est… Krm, c'est moi je… Je ne regarde jamais où je vais… Vous, hm, vous n'avez pas reçu d'alcool sur vos vêtements j'espère ?
Son grand interlocuteur secoua lentement la tête :
- Pas une goutte. Vous permettez ? Demanda-t-il en lui tendant le verre.
- Oui, bien sûr, bafouilla-t-elle en le récupérant. Merci. Beaucoup.
- C'est une terrasse magnifique, n'est-ce pas ?
- Oui, je me sens parfois bien mieux sous un ciel étoilé que dans une salle remplie de monde… Krm… Vous avez aimé le concerto ?
L'homme à la peau pâle lui servit un regard intense, puis il s'accouda à la rambarde pour observer l'horizon et répondit sur un ton de confidence:
- Disons que j'ai trouvé l'entracte plus divertissant.
« Il sait », réalisa immédiatement Temperence. Elle se tourna comme lui face aux jardins du théâtre et aux lumières de la ville, mais son cerveau constituait un maximum de scenari à toute allure. Il n'avait l'air qu'à moitié surpris : ni choqué, ni apeuré, ni envieux… Juste, apparemment, satisfait. Etait-ce vraiment possible ? Ou ne s'agissait-il que d'un masque de bienséance, qui disparaîtrait bientôt, pour faire place à une violente lucidité ou une tentative de manipulation – peut-être allait-il sortir un couteau ou un pistolet de sa longue veste noire, lui intimant l'ordre de le suivre sans quoi il répèterait ce qu'il venait de voir ?
- Je me nomme Marcus, dit-il alors, toujours avec le plus grand calme. Aurais-je l'audace de vous demander votre nom ?
Elle prit inconsciemment une mimique timide, lorsqu'elle répondit :
- Temperence.
- Temperence ? Répéta-t-il d'un ton plus vivant que précédemment. C'est un nom charmant…
- Merci, sourit-elle. Je l'aime beaucoup. Même si… Il ne me va pas si bien que ça, avoua-t-elle en s'abandonnant à un petit rire d'auto-dérision, compte tenu de l'incident de self-control qui venait juste de se dérouler. (Marcus se joignit à elle d'un très léger sourire – et à en juger par la surprise dans son regard, Temperence eut le sentiment qu'il ne souriait pas souvent). Je dois avouer ne pas lui faire bien honneur, encore…
- Certaines qualités se bonifient avec le temps. Vous êtes encore bien jeune, commenta-t-il avec un ton à nouveau légèrement nostalgique.
Sans savoir pourquoi, elle réalisa que lui devait être bien plus vieux qu'il n'y paraissait. Alors il lui tendit le bras :
- Redescendrions-nous ? L'entracte est terminé – et je suis sûr que vous avez envie de voir comment chante un Ténor… Privé de son nez.
Elle rougit mais accepta de poser sa main sur son bras. Elle se sentit électrisée à son contact. Il était si dur et si fort, sous la chemise de soie noire. Le tissu, en plus d'être d'une grande douceur, semblait également très froid, ce qui était plaisant par ces fortes chaleurs.
Alors tout à coup, un sifflement violent se fit entendre – Marcus venait de la lâcher et il tenait dans sa main une seringue, emplie de liquide bleue, à deux doigts de son torse. L'avait-il attrapée au vol ? D'où venait-elle ? Ils étaient entièrement seuls sur la terrasse.
Tandis qu'il relevait la tête et observait avidement un point sur les toits voisins, l'aiguille se désintégra et le contenu du récipient explosa. Temperence recula vivement d'un pas, choquée, mais immédiatement un deuxième, puis un troisième sifflement retentirent bientôt un nuage de vapeur bleu entoura Marcus, qui tomba à genoux dans un grondement rauque.
Un hélicoptère surgit de nulle part, et moins de dix secondes plus tard, une vingtaine d'hommes vêtus de noir et encagoulés firent irruption sur le toit. Temperence essaya d'aider Marcus à se relever, mais celui-ci semblait s'être statufié – et il était impossible à bouger. Son instinct de survie lui dicta alors de partir se mettre à l'abri, et elle se faufila sous une chaise bâchée.
Elle vit que d'autres seringues étaient tirées sur Marcus, qui perdit connaissance. Il fut ligoté avec efficacité, et bientôt fut soulevé du sol – les autres militaires s'accrochèrent eux-mêmes à des câbles, et l'hélicoptère partit. Le raid n'avait duré que deux minutes.
Temperence lâcha enfin une expiration retenue bien trop longtemps, choquée de cette vision, et se dit que malgré sa peur quasi-pathologique de l'individu aux cheveux courts, elle irait essayer de le trouver pour lui expliquer que l'un de ses supposés patrons venait de se faire enlever sous ses yeux.
Alors on tira violemment sur la bâche qui masquait la chaise – elle cria – et la nuit l'envahit.
