C'est le milieu de la nuit. J'ai été punie parce que je me suis battue avec des garçons à l'école qui m'appellent « blaireau » toute la journée parce que je suis petite, j'ai des lunettes rondes et du poil noir au menton. Je me retourne dans mon lit encore et encore en pensant à eux. J'ai mal. Je me dis que c'est peut-être mes os parce que je grandis, ce qui est normal à 11 ans. Mais ça fait encore plus mal que d'habitude. Je transpire, je pleure, je crie « Ça brûle ! Ça brûle ! ». Tout mon corps est en feu ! J'ai l'impression que je vais vomir et me retourner comme un gant ! C'est alors que ma mère surgit dans ma chambre, arrache mes couvertures et me tire du lit en grognant des gros mots. Sous les yeux de mon père qui demande ce qui se passe, nous sortons et traversons le jardin, en pyjamas et pieds nus. Elle me pousse dans la cabane à outils avant de verrouiller le loquet. Dans le noir, au milieu des pelles et des araignées, je tambourine à la porte en bois:

« Maman ! Maman ! Qu'est-ce que tu fais ? Ouvre !

-Ne t'inquiète pas Maeva, ça va aller. Surtout, ne résiste pas.

-Ouvre-moi ! Maman, j'ai peur ! J'ai mal ! Ça brûle !

-Je sais, ma chérie. Ça va pas durer. Maintenant, écoute-moi bien. Tu vas rester là toute la nuit. Je reviens demain matin. Là, je t'expliquerai tout. Je dois y aller.

-Où tu vas ? Maman, reviens ! Maman ! Papa ! Au secours ! »

Tandis que je continue d'appeler, j'entends ma voix qui se transforme et j'en prends peur. Mes sanglots deviennent monstrueux. J'ai l'impression que ce n'est pas moi. Ma vision se trouble et je me dis que je vais mourir. C'était ma toute première transformation.

Aujourd'hui, j'ai 19 ans. Je suis en première année de fac en socio à Grenoble. J'ai toujours mes lunettes rondes, je suis toujours petite puisque je fais au moins une tête de moins que tout le monde mais, heureusement, je n'ai plus de duvet noir depuis que je prends soin de l'épiler tous les week-ends. Quel dommage en revanche que je n'ai toujours pas le droit de me battre car certains mériteraient que je me transforme rien que pour eux.

«Maeva ! Ma meilleure copine ! Dit une voix dans mon dos en retirant mes lunettes.

Seungri, mon tyran personnel depuis trois mois, me sourit en serpentant immédiatement son bras autour de mes petites épaules suivi de ses deux copains qui ricanèrent en se passant mes lunettes de main en main alors que nous passions ensemble le portail.

-Putain, je vois rien du tout avec ! La vache ! S'enthousiasma l'un d'eux en les enfilant si brutalement, les deux poings sur les branches, que je m'inquiétai qu'il ne les abîme.

Tous trois n'étaient pas difficiles à repérer, surtout leur chef. Beau gosse avec sa stature de mannequin, mâchoire aiguisée en lame de couteau et regard pénétrant, mais aussi égo surdimensionné, jean diesel, Hyundai sport et Apple watch grâce à papa au pays, zéro cerveau. Et j'avais fait l'erreur de coucher avec lui il y a trois mois.

-Ça va ? T'as passé de bonnes vacances ?

-Ça va, répondis-je tandis qu'on me laissa récupérer mes lunettes, maintenant tordues. Je suis désolée, il faut que j'y aille. J'ai un examen qui va commencer dans dix minutes...

-Pas si vite, te presse pas, dit-il en resserrant sa prise tandis que j'essayais de me dégager. Je te dis à peine deux mots et hop, tu fous le camp ! C'est vexant ! J'ai juste un service à te demander.

Un devoir à me faire faire ? Un bouquin à la BU à chercher ? Un putain de sandwich à aller lui acheter ? Depuis cette fameuse fête où on s'est « rencontrés », je savais que je devais m'attendre à tout avec ce connard qui sent comme s'il se douche à l'Hugo Boss tous les matins. « Sors, viens avec nous, ça va te décoincer », on m'avait dit. « Lâche-toi, on s'en fout, c'est ta nuit », on m'avait dit. On voit que c'était pas eux qui se retrouvaient avec des photos d'eux la culotte sur les chevilles avec un grand sourire bourré sur la carte SIM de quelqu'un depuis trois mois.

-Il faut vraiment que j'y aille. Ma classe est de l'autre côté du campus…

-Je sais. Mais d'abord, laisse-moi t'acheter un Sprite. La machine est juste là.

Je fus étonnée de la bonté du geste. Pour éviter un autre retour « trop drôle », je ne posai pas de questions et insérai la pièce qu'il me tendit dans la machine avant de lui donner la canette qu'il avait choisie. Il la refusa d'un geste de la main.

-Bois-la. C'est pour toi.

-Merci.

-Attends. Avant ça, laisse-moi te l'ouvrir…

Ce disant, il me la prit des mains, la dégoupilla des siennes parfaitement manucurées, cracha dedans puis mélangea le tout avec le mégot de cigarette que son aîné était en train de fumer avec un sourire d'imbécile heureux. Le troisième, avec des yeux ronds, se mit à applaudir avec lui comme deux singes devant une banane tandis que leur chef me tendit la canette.

-Santé.

Evidemment, il me filma. Avec un petit regard suppliant, je tentai de plaider ma cause, mais l'œil impartial de sa caméra et son regard ferme en disaient autrement. Avec un dernier soupir, j'avalai les premières gorgées du cocktail dégoûtant d'une traite et crachai les suivantes dont le gaz m'était remonté dans le nez. Satisfaits, tous les trois baissèrent leurs téléphones et s'éloignèrent.

-Bonne rentrée, princesse. » Répondit Seungri avec un petit sourire en coin avant de me tourner les talons, satisfait de la sienne tandis que ses laquais ne cessaient de le congratuler.

Dans ma main, j'écrasai la canette qui se froissa comme un mouchoir avant de la propulser vers la poubelle, manquant de la renverser, ce qui attira deux-trois regards vers moi avant que je ne mis à foncer. De tout le campus, je devais être la seule de mon âge à ne pas essayer de me faire remarquer ! Il me restait trois minutes pour parcourir trois cent mètres quand, à force de zigzaguer entre les groupes, je rentrai de nouveau dans quelqu'un, faisant tomber au passage mes lunettes aux branches désarticulées.

« Pardon ! Je t'avais pas vu ! Je m'exclamai en reculant. Ça va ? Je t'ai fait mal ?

Décidément, je serais maudite jusqu'au bout aujourd'hui ! Tandis que, dans une brume floue, je les cherchais à quatre pattes, je fus surprise quand je tombai sur une main qui me les tendit, en sécurité dans sa paume. Quand je les remis en place, je me redressai pour apercevoir la tête de la personne que j'avais bousculée. C'était un garçon, asiatique, sans doute en Erasmus lui aussi et peut-être coréen comme Seungri, excepté qu'il ne portait ni habits de marque ni bijoux clinquants. En revanche, il était définitivement aussi beau, non par la ressemblance, mais au charme qui émanait de lui, du moins dans mes critères. J'avoue avoir toujours eu un faible pour les étudiants étrangers. Peut-être parce que je suis certaine qu'ils n'ont jamais entendu parler de moi, peut-être aussi parce que j'imagine qu'ils sont aussi paumés que moi… Celui-ci était plus petit que Seungri, bien qu'il me dépassait encore d'une bonne tête, mais aussi plus musclé avec un torse ferme et de larges épaules que surplombait un visage étrangement enfantin. Il avait la tête ronde, une bouche ronde, un petit nez rond et de larges yeux noirs perçants sous des mèches poil de carotte en bataille, comme des brindilles de paille roussie, tandis qu'ils me regardaient, encore étonné du choc de notre collision.

-C'est pas grave, dit-il avec un agréable accent. En examen, toi aussi ? Bonne chance !

-Merci. Toi aussi ! »

Tandis que nous reprenions chacun nos chemins, la façon dont son nez se fronça et ses lèvres fines se retroussèrent malicieusement quand il sourit m'aurait presque fait fondre sur place si je n'avais pas été autant en retard.

Quand j'atteignis enfin le bâtiment et passai ses portes, l'amphi dans laquelle j'entrai émettait encore un rassurant bourdonnement. Tout le monde était déjà installé mais bavardait encore, stylos prêts et copies encore retournées tandis que la dernière, la mienne, m'attendait sur le bureau des examinateurs. Avec un timide pardon, je la pris et repérai heureusement Gaëlle qui m'avait laissé un siège libre à côté d'elle. Avec une souplesse de ninja, je m'insinuai dans les rangs et pris place. La question habituelle ne se fit pas attendre :

« Qu'est-ce qui t'a pris autant de temps ?

-Devine qui j'ai rencontré en cours de route, répondis-je avec un rictus grincheux.

-C'était quoi, cette fois ?

-Canette au glaviot.

Tandis que les autres grimaçaient, le soupir de mon interlocutrice ne se fit pas attendre non plus.

-Pourquoi tu vas pas t'en plaindre à son département comme tout le monde ? Je comprends pas.

-Je veux pas en faire une affaire d'état, marmonnai-je. Je peux me débrouiller toute seule.

-Si tu le dis. Tu fais ce que tu veux, meuf, mais moi à ta place...

-Silence ! La coupa la voix du surveillant à la hauteur de notre rang. L'épreuve va commencer !

En braves petits soldats, chacune de nos deux cents têtes se baissa aussitôt sur sa copie, le pouce sur la tranche de la feuille, prête à la retourner. Du coin de mon œil, j'aperçus néanmoins le sourire de Gaëlle.

-Bonne rentrée, Mève. »

D'un seul geste, toutes les copies se retournèrent et le décompte des deux heures commença.