Avertissement: Le Fantôme de l'Opéra et ses personnages ne sont nullement ma propriété. Ils appartiennent respectivement à Gaston Leroux, Andrew Lloyd Webber, Susan Kay.
Résumé: Il s'agit de l'histoire du Fantôme de l'Opéra récrite par mes soins en mélangeant un peu du film, du livre et de mon imagination. Romance, jalousie, trahison, cape et épée sont au rendez-vous. Erik parviendra-t-il enfin à conquérir sa promise? Raoul se laissera-t-il évincer par un Fantôme? Christine trouvera-t-elle le courage de suivre les élans de son âme? Lorsque la musique, le mystère, la passion se disputent le coeur des amants torturés, l'Amour parviendra-t-il à abattre les obstacles et faire éclater la Vérité au grand jour? Est-ce qu'un Ange peut aimer une Bête?
Source: Le Fantôme de l'Opéra, de Gaston Leroux; ALW's The Phantom of the Opera, de Andrew Lloyd Webber; Phantom, de Susan Kay
Distribution: Gérard Butler_Erik; Emmy Rossum_Christine Daaé; Patrick Wilson_Raoul de Chagny; Miranda Richardson_Mme. Giry...
Note de l'auteur: Cette fiction constitue la version original de mon texte que j'ai traduit (au mieux) en anglais sous le titre "Nor Angel, Nor Ghost". Pour les autre auteurs, si vous relever une similitude avec d'autres oeuvres, je m'en excuse, étant donné que ce n'est aucunement fait exprès. J'écris et lis depuis quelques années et il arrive que certaines de mes idées soient similaires à celles d'autres auteurs. Alors, encore une fois, je m'en excuse. Ne le prenez pas mal! Autrement, vous pouvez toujous vous souvenir que seuls les meilleurs sont imités! N'hésitez pas à laisser un petit message, il sera apprécié! Votre dévoué serviteur, Taedium Vitae.
~ Tædium Vitæ ~
Ni Ange, Ni Fantôme
« Il ne m'a manqué que d'être aimé pour être bon ! »
Le Fantôme de l'Opéra, Gaston Leroux
~ Chapitre 1 ~
– L'Opéra Populaire –
=======================
Paris, 1879
=======================
Le Palais Garnier, royaume de la musique, du rêve, de l'illusion et de la démesure, témoin d'innombrables tragédies qui se déroulaient autant sur scène que dans les coulisses, gardien de mille secrets et mystères, berceau de romanesques et dramatiques amours souvent interdits, trônait majestueusement dans toute son opulence au milieu des grands boulevards de Paris, la Ville des Lumières. L'Opéra Populaire, comme les Parisiens aimaient le nommer, était le fleuron de l'architecture et de la modernité. Sous son masque classique et fastueux de marbre, de dorure et de sculpture se cachaient des kilomètres de poutres d'acier capables de supporter la fournaise d'un incendie, destin trop souvent réservé aux théâtres qui fourmillaient de tuyaux de gaz alimentant les feux de la rampe. Certains disaient qu'il s'agissait d'une ville dans la ville avec ces milliers de portes, ces centaines de pièces, de greniers, de réduits, de placards, ces divers riches foyers, son imposant et inoubliable Grand Escalier, ces dix-sept étages dont cinq s'étendaient sous terre et son obscur lac artificiel. Ce palais de marbre et d'or était pour beaucoup un chef-d'œuvre architectural connu dans le monde entier. Un pareil lieu de magie et de splendeur comportait inévitablement son lot de rumeurs, d'anecdotes, d'histoires et de légendes.
Le Fantôme était le plus ancien de ces mythes. L'Opéra était son domaine, du haut de la Lyre brandie par Apollon jusqu'aux profondeurs lugubres du lac souterrain. Quiconque osait pénétrer dans le labyrinthe de son royaume prenait le risque de ne jamais en resurgir. Tout le monde le savait, depuis le plus petit rat au plus haut directeur, sans oublier les machinistes, éclairagistes, couturières et autres ouvriers qui travaillaient dans cette formidable fourmilière. Tous le connaissaient, mais nul ne se mettait d'accord sur son apparence. Certains parlaient d'une ombre sans visage vêtue de noir, d'autres d'un gentilhomme masqué en tenue de soirée et un machiniste qui prétendait avoir eu le hasard de le croiser au coin d'un couloir décrivait un spectre squelettique à tête de mort et à la peau aussi jaune qu'un vieux parchemin. Personne ne savait d'où il venait, ni qui il était. Il faisait simplement partie de l'édifice depuis le premier jour de son inauguration. De rares vieux ouvreurs racontaient même qu'il hantait déjà le monument durant sa construction.
Toutefois, il était un fait sur lequel chacun s'accordait. Ses directives, quelles qu'elles soient, devaient être suivies à la lettre ou un malheur s'ensuivait fatalement. Bien que souvent sévère, colérique et désagréable, il était aussi de bon conseil et d'un pertinent jugement pour ce qui était de la gestion de l'Opéra. Une rumeur tenace circulant parmi le corps de ballet disait qu'il connaissait tout de la musique et qu'aucune œuvre lyrique n'avait de secret pour lui. D'autres prétendaient même que Monsieur Poligny s'était plus d'une fois reposé sur les ordres et la connaissance infinie du Fantôme pour améliorer les mises en scène, l'orchestration et les chants de plusieurs compositions.
Le Fantôme régnait en maître dans cet univers d'apparence et de rêve. Il était pour certains un sujet de plaisanterie utilisé pour effrayer les ballerines et pour d'autres, il s'agissait d'un nom tabou qui était évoqué comme une malédiction ou la marque du Diable qu'il valait mieux taire. Il aiguisait la curiosité des jeunes et suscitait l'angoisse chez les anciens, mais tous savaient qu'il fallait respecter et craindre le pouvoir du Spectre et de son lasso magique. Malgré sa réputation de tyran infâme, il savait faire preuve de tempérance et de magnanimité. Il était considéré que nulle âme pure, innocente et loyale n'avait à redouter son courroux. Seuls ceux qui osaient le défier, le moquer ou s'aventurer dans son domaine du lac s'exposaient à connaître un sort malheureux et parfois même funeste. Plus d'un accident avait été imputé au Fantôme et il était soupçonné d'être responsable d'au moins un décès au sein de l'Opéra. Tout le monde avait entendu parler de l'histoire de ce charpentier qui avait eu l'audace, aux premiers jours du théâtre, de s'approcher du lac souterrain et qui avait été retrouvé mort sur la rive du côté de la rue Scribe. Lorsque le corps fut découvert, quelques gendarmes affirmèrent avoir entendu la voix d'une femme chantant des lamentations comme si une pleureuse se tenait aux abords de ces eaux sombres. L'affaire fut classée en tant que noyade accidentelle, mais les employés comprirent sans le moindre doute que l'entrée du royaume des Ombres où séjournait le Fantôme était farouchement gardée. Plus d'une fois, le chant ensorceleur d'une femme fut entendu sur les rivages de ces eaux mortelles. Rapidement, tous surent qu'une sirène habitait ces lieux, protégeant le domaine du Spectre en noyant les imprudents dans les profondeurs obscures du lac. De ce fait, le soupirail de la rue Scribe fut scellé et condamné depuis ce jour afin d'éviter qu'un quelconque curieux ignorant n'essaye de s'infiltrer dans cette caverne meurtrière. Il existait une autre entrée dans les tréfonds du cinquième sous-sol de l'Opéra, mais elle était presque impossible à trouver, si bien que son existence, après plusieurs années, n'était rien de plus qu'un souvenir dans la mémoire des aînés.
Au fil des années, le Fantôme devint un simple habitué de l'Opéra au même titre que les comtes, barons et autres bourgeois arpentant l'édifice les soirs de gala. Chaque employé était accoutumé à sa présence qui leur semblait aussi redoutable que familière. La direction s'était accommodée de ce Revenant auquel elle avait vite compris qu'il fallait obéir sans rechigner si elle ne voulait pas donner des représentations dans une salle maudite. A leur arrivée à la tête de l'Opéra, Messieurs les directeurs Poligny et Debienne n'avaient guère cru à cette histoire de Fantôme et avaient négligé ses menaces et ses revendications. Mais après la première soirée d'ouverture au cours de laquelle se produisit plus d'incidents qu'il ne s'en passait en une année et un mois à subir des représailles hargneuses au quotidien, les administrateurs reconsidérèrent leur opinion. Dès lors, ils ne tentèrent plus de défier le Revenant et se plièrent à la moindre de ses exigences, instaurant ainsi une paix relative au sein de l'Opéra. Il était préférable d'accorder quelques concessions sans gravité à un Fantôme que de risquer diverses catastrophes qui assurément causeraient la ruine de l'Académie de Musique. Après tout, la réservation permanente d'une loge et une simple mensualité semblaient être un prix dérisoire à payer pour obtenir un climat de sérénité au sein de cet édifice déjà suffisamment chaotique même sans Fantôme.
X X X X
Encore vêtue de son simple costume de ballerine, de ses chaussons de danse et ses longs cheveux blonds attachés en une queue de cheval négligée, Meg gravit les larges escaliers qui la conduiraient au vaste couloir où s'alignaient les loges des chanteuses et de la danseuse étoile de l'Opéra. Lorsqu'elle atteignit la dernière marche, un courant d'air froid balaya sa nuque, lui glaçant le sang et figeant sa respiration. D'une agile pirouette, elle se retourna pour n'apercevoir que la pénombre de la galerie déserte qu'elle avait grimpée. Avec une moue troublée, elle resserra son châle autour de ses épaules frémissantes et reprit son chemin en accélérant son pas, persuadée de discerner une présence auprès d'elle.
Meg croyait au Fantôme de l'Opéra et connaissait toutes les rumeurs et anecdotes qui entouraient ce personnage étrange. A son arrivée à l'Opéra en compagnie de sa mère, la maîtresse de ballet, que tous appelaient sobrement Madame Giry, elle n'avait pas cru à cette histoire fantasque d'un Esprit désincarné qui hantait l'édifice. Toutefois, après plusieurs mois à sillonner les coins et recoins du bâtiment, elle avait commencé à avoir des soupçons. A plusieurs reprises, elle avait pu entrapercevoir une ombre énigmatique s'évanouir au détour d'un couloir, des pas mystérieux faire grincer les passerelles au-dessus de la scène ou le bourdonnement d'un orgue invisible résonnant dans les sous-sols du monument. Ses doutes s'estompèrent totalement le jour où elle surprit une rencontre entre sa mère et ledit Fantôme. Elle n'avait rien entendu de leur conversation et avait à peine distingué la silhouette du Spectre, mais lorsqu'elle le vit disparaître dans le mur telle une ombre et que le visage de sa mère pâlit d'effroi, Meg comprit qu'elle venait de confronter le Fantôme pour la première fois. Le lendemain de cette entrevue, Monsieur Poligny avait annoncé à Meg qu'elle était promue au titre de coryphée, et elle s'était demandé si les deux événements étaient liés ou s'il s'agissait d'une grossière coïncidence.
Usant de ruse et de persévérance, elle avait tenté de soutirer quelques renseignements à sa mère pour savoir si le Fantôme avait fait œuvrer sa magie pour la recommander auprès de la direction, mais elle avait refusé de lui répondre. Meg suspectait sa mère de connaître cette créature et même d'être son émissaire, étant donné qu'elle savait plus de choses que quiconque à son sujet et que nombre de ses missives secrètes étaient confiées à ses mains pour les remettre aux directeurs. Néanmoins, Madame Giry niait tout lien avec ce Revenant dès que sa fille la pressait de question et elle la sermonnait sévèrement si elle devenait trop curieuse. Tout ce que Meg avait besoin de savoir était qu'elle n'avait rien à craindre du Fantôme ou de ses méfaits du moment qu'elle demeurait discrète quant à son existence et qu'elle lui témoignait du respect. S'il avait permis à la petite danseuse d'être remarquée et promue, ce Spectre n'était peut-être pas aussi mauvais que les gens le prétendaient.
Arrivée au bout du long corridor, elle ouvrit une modeste porte sur un escalier sombre et étroit qui montait sur une quinzaine de hautes marches qu'elle emprunta d'un pas leste. Elle suivit une galerie mal éclairée et poussiéreuse flanquée de part et d'autre de petits cagibis, placards et réduits où s'entassaient divers vieux articles et accessoires de théâtre dont personne n'avait usage. Finalement, elle atteignit la dernière porte du couloir qui, contrairement à ses voisines, était peinte de motifs de rose et de lierre pour former un artistique entrelacs décoratif. Alors qu'elle levait la main pour frapper à la porte, Meg entendit le murmure cristallin d'une voix féminine suivie par le timbre rocailleux d'un homme, ce qui lui fit écarquiller les yeux de stupéfaction. Après trois brefs coups sur le vantail, elle entra dans la loge et découvrit Christine se levant précipitamment d'une chaise placée devant le grand miroir qui ornait le mur du fond.
- Excuse-moi, Christine ! Est-ce que je t'importune ? bafouilla Meg en scrutant la pièce à la recherche de la source de la voix masculine.
- Non, entre, je t'en prie ! invita la petite brunette.
- Mais tu es seule ! J'avais cru entendre un homme avec toi !
- Un homme ? Dans ma loge ? Marguerite Giry, un peu de décence ! Je ne m'enferme pas en catimini avec des hommes dans mon boudoir ! railla la chanteuse avec un immense sourire jubilatoire, ses yeux pétillant de bonheur de voir sa chère camarade.
En vérité, Meg était la seule et unique amie que Christine possédait dans tout l'Opéra et même dans tout Paris, si bien qu'elles étaient devenues aussi inséparables et complices que deux sœurs. La raison de cet isolement était dû à sa condition ambiguë parmi les artistes. La jeune fille disposait d'un statut quelque peu particulier, étant donné qu'elle était aussi bien danseuse que soprano, ce qui rendait son intégration ardue et problématique. En effet, au sein du corps de ballet, elle était détestée, car elle était considérée comme une prima donna avec sa propre loge aussi inconfortable soit-elle, mais elle était pareillement rejetée par les cantatrices qui la traitaient comme une simple danseuse. Hormis Meg qui faisait fi de ces détails, la jeune femme était totalement esseulée. Les aléas de la vie avaient transformé au fil des ans cette petite fée nordique en une femme solitaire.
Christine n'avait plus aucune famille. Sa mère avait succombé à une virulente pneumonie lorsqu'elle était encore enfant et vivait dans un petit hameau de Suède. Son père, Gustave Daaé, était un simple paysan qui possédait, sans qu'il ne s'en vantât, un talent indubitable pour la musique. Le coup d'archet de son violon était connu à travers toutes les étendues de la Scandinavie et il était toujours sollicité pour faire danser les couples aux noces et aux festins. Mais, le pauvre ménétrier avait été meurtri à jamais par la perte de son épouse et décida de vendre son lopin de terre afin de s'éloigner de ses sombres souvenirs et de chercher la fortune dans les villes en compagnie de son adorable petite fille qu'il chérissait plus que tout. Malheureusement, il n'y trouva que la misère. Le père et sa fillette vadrouillèrent de ville en village, de foire en foire, grattant ses refrains nordiques sur son violon alors que la demoiselle l'écoutait avec extase et l'accompagnait de son chant angélique.
En dépit de leur pauvreté et de leur vagabondage, Christine avait vécu la période la plus heureuse de sa vie. Ils ne possédaient rien de matériel, mais ils connaissaient et estimaient les richesses de l'amour, du cœur et de la musique. Il importait peu à la demoiselle d'avoir des souliers vernis et des robes chamarrées. Elle n'aimait que son père et la mélodie de son violon. Leurs incessants voyages les avaient finalement conduits en France sur les côtes bretonnes où ils flânaient de port en port et dormaient serrés l'un contre l'autre dans le foin des granges. Dans le village de Perros-Guirec tandis que le père jouait sur son instrument l'une de ses mélodies mélancoliques au gré de laquelle sa fille dansait et chantait, ils rencontrèrent un couple de vieux bourgeois qui furent émus et transportés par cette triste litanie et la farandole de cette petite fée nordique au visage d'angelot. Le professeur Valérius se chargea de pourvoir aux maigres besoins de ces deux artistes hors du commun. Il leur offrit l'abri de son toit et la nourriture de sa table qu'ils acceptèrent avec bonheur. A cette époque, le père de Christine sentait déjà poindre l'hiver de son existence et s'inquiétait pour l'avenir de sa fillette. Constamment, il était consumé et tourmenté de l'intérieur par la nostalgie du ciel scandinave et de ces heureux jours qu'il avait partagés auprès de son épouse et de leur petite fille lorsqu'ils avaient été seuls au monde. Plusieurs années de bonheur s'écoulèrent durant lesquelles le père Daaé ne cessa de violoner, de chanter et de raconter des contes et des histoires des pays du froid à sa douce Christine qui s'épanouissait jour après jour. Ses progrès étaient illimités et tous ceux qui la voyaient et l'écoutaient lui promettaient à un avenir glorieux.
Mais ces instants de quiétude furent cruellement anéantis par la mort soudaine du violoniste alors que le professeur Valérius les avait emmenés visiter la capitale. Il fut inhumé dans un petit cimetière de Paris près du parc de Vincennes, près de cette nature qu'il avait toujours tant aimé et qui lui avait tant manqué. De retour dans la demeure de Perros-Guirec, Christine sembla alors avoir perdu sa voix, son génie et son âme en même temps que son père. Durant plusieurs jours elle le pleura, de nombreuses semaines elle demeura muette et d'interminables années elle s'emmura dans sa solitude et son chagrin. Puis, un matin comme tous les autres précédents qui étaient devenus son existence auprès du couple Valérius, elle se décida à entrer au Conservatoire comme son père l'aurait souhaité même si son cœur et son enthousiasme n'étaient plus à ses côtés. Elle partit pour Paris et se sépara des dernières personnes qu'elle considérait comme sa famille. Il lui resta suffisamment de talent pour achever ses études sans grande distinction, se contentant de suivre les cours et de simplement entretenir ce don qu'elle possédait sans chercher à le sublimer. Au cours de ses années d'études, les parents Valérius succombèrent l'un après l'autre à la maladie, abandonnant la jeune Christine qui sembla, dès lors, dépérir un peu plus chaque jour telle une fleur déracinée.
Après quelques débuts médiocres et désabusés dans divers théâtres, elle avait finalement été engagée dans le corps de ballet de l'Opéra Garnier où elle jouait aussi bien les danseuses que les chanteuses occasionnelles, mais elle se sentait davantage comme un spectre qui hantait ces lieux. Elle n'était plus que l'ombre de la joyeuse fillette qui chantait et dansait avec insouciance sur la mélodie du violon de son père au temps de l'innocence.
Debout dans sa modeste loge, Christine regarda le grand miroir au cadre doré encastré dans le mur. Tous ces évènements appartenaient au passé, à une autre époque, à son existence avant l'apparition de la Voix… avant la venue de l'Ange de la Musique. Depuis qu'il l'avait choisie comme disciple pour recevoir la connaissance de son Art divin, sa vie morne et vaine avait été totalement bouleversée. Elle était revenue à la vie. Elle avait l'impression que la lumière brillait à nouveau sur elle, qu'elle n'était plus abandonnée et qu'un Gardien invisible veillait farouchement sur elle. Son père avait tenu sa promesse.
- Viens, Christine ! Il faut nous dépêcher, sinon nous serons en retard et Mère nous punira pour notre manque de ponctualité, avisa Meg avant d'attraper la main de son amie pour l'inciter à l'accompagner.
- Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Où allons-nous ?
Christine suivit sa camarade de quelques pas récalcitrants alors que son attention était toujours rivée sur le miroir comme si elle craignait de le quitter et de ne plus le retrouver à son retour.
- Tu n'as pas oublié tout de même ! C'est aujourd'hui que Messieurs Debienne et Poligny remettent l'administration de l'Opéra aux nouveaux directeurs. La Carlotta s'est proposée pour leur faire un petit discours cérémonial pour les féliciter. Maman veut que tout le monde soit présent, clarifia la ballerine sans cesser d'entraîner Christine dans son sillage.
Finalement, la jeune fille s'avoua vaincue et porta son regard sur Meg qu'elle suivit docilement à travers le dédale de couloirs, de portes et d'escaliers de l'édifice. Après quelques minutes de déambulation, elles atteignirent le foyer de la danse où s'entassaient déjà plusieurs rats et ouvriers du théâtre. Meg repéra rapidement sa mère dans sa longue et austère robe noire vers laquelle elle entraîna Christine. Malgré le regard désapprobateur de Madame Giry, les deux demoiselles lui sourirent innocemment comme si elles n'avaient pas remarqué leur retard. Néanmoins, elles constatèrent en un coup d'œil qu'elles n'étaient nullement les dernières convives. Le chef d'orchestre, Monsieur Reyer, le maître de chant, Monsieur Gabriel et même Madame La Carlotta et Signor Piangi n'étaient pas encore présents, sans oublier les principaux intéressés Messieurs les Directeurs.
Tandis que l'attente se prolongeait indéfiniment, les jeunes ballerines s'impatientèrent et s'agitèrent en babillant, si bien que très vite un tumulte chaotique se répandit dans le foyer. Lorsque les directeurs accompagnés des convives manquants se profilèrent enfin sur le seuil de la salle, ils furent accueillis par une farandole de danseuses qui s'amusaient à se pourchasser en riant aux éclats.
- Eh bien, je constate que nos artistes savent ce que signifie un spectacle de bienvenue ! s'exclama l'un des arrivants à la chevelure et la fine moustache grises en toisant d'un œil appréciateur la nuée de gambettes élégantes qui fuyaient devant eux.
Messieurs Poligny et Debienne se lancèrent une grimace mécontente tandis que La Carlotta levait les yeux au ciel d'un air agacé et dédaigneux. Le corps de ballet tout entier fut bientôt attroupé autour des quatre hommes et sous les rires juvéniles de la petite troupe espiègle dont la curiosité avait été piquée par la survenue de ces nouveaux bourgeois, les deux anciens directeurs cherchèrent désespérément l'aide de la Maîtresse de ballet qu'ils aperçurent de l'autre côté de la pièce en compagnie de sa fille.
- Madame Giry, s'il vous plaît ? appela Monsieur Poligny par-dessus le vacarme des cris et des glapissements.
Aussitôt, Madame brandit sa longue canne à pommeau d'argent qu'elle frappa d'un coup sec et autoritaire sur le sol, faisant instantanément taire les babillages et cesser le chambardement général. Les jeunes filles s'éparpillèrent pour se mettre sagement en rang devant l'immense miroir qui ornait l'un des murs du foyer de la danse sous l'œil vigilant de leur préceptrice.
- Merci, Madame, approuva Monsieur Debienne avant de s'éclaircir la gorge. Comme vous le savez tous, le temps est venu pour Monsieur Poligny et moi-même de mettre fin à notre collaboration au sein de l'Opéra Garnier, annonça-t-il d'un air autant attristé que soulagé. Soyez assurés que ces quelques années passées auprès d'artistes aussi talentueux, travailleurs et généreux ont été des plus enrichissantes, passionnantes, merveilleuses et gratifiantes. Dans la joie ou dans l'adversité, nous sommes fiers de constater que nous avons toujours œuvré main dans la main telle la grande famille que nous formons. Nous espérons que les feux de la rampe ne cesseront jamais de briller pour vous et le fabuleux Opéra Garnier !
A cet éloge, un vacarme d'applaudissement et de sifflement s'éleva de l'assistance que Monsieur Poligny mit plusieurs minutes à faire taire avant de pouvoir continuer le discours que son acolyte avait débuté.
- Nous ne vous remercierons jamais assez pour tous les efforts fournis et tous les triomphe que vous nous avez offert, encensa-t-il en se tournant vers les deux inconnus. L'aventure se termine peut-être pour nous aujourd'hui, mais un autre chapitre commence pour vous. C'est avec joie et confiance que nous vous laissons entre les mains compétentes des nouveaux propriétaires de l'Opéra Populaire, Monsieur Moncharmin Armand et Monsieur Richard Firmin.
A l'appel de leur nom, les deux hommes inclinèrent brièvement leur tête en signe de remerciement et de salutation auquel les ballerines répondirent par de timides révérences et des petits gloussements. Très vite, tous les regards des jeunes demoiselles se portèrent sur ce duo insolite dont elles détaillèrent méticuleusement l'apparence. Monsieur Firmin était de haute taille, l'allure grave et presque hautaine, une épaisse masse de cheveux poivre et sel surmontait son front évasé et une large moustache aux pointes grisonnantes ornait sa bouche étroite. Monsieur Moncharmin semblait être en comparaison le total opposé de son collègue. Malgré sa grandeur parfaitement honorable, il paraissait plus petit et chétif confronté à l'imposante stature de son compère. Il possédait une opulente et luisante chevelure argentée, un visage aux traits simples et joviaux rehaussé par une fine moustache et une mouche sur le menton.
- C'est un immense privilège pour nous de reprendre la direction de l'éminent et vénérable Opéra Populaire. Et nous sommes profondément honorés de vous présenter notre nouveau mécène, commença Monsieur Firmin.
- Le Vicomte de Chagny, termina Monsieur Moncharmin.
Sur le seuil de la porte se profila soudainement un jeune homme au sourire éclatant, au visage séduisant et presque juvénile qu'une longue chevelure mordorée tentait de rendre plus âgé. A cette apparition, une rumeur d'admiration se répandit et s'embrasa dans le corps de ballet comme une trainée de poudre. Il s'avança d'un pas désinvolte et assuré jusqu'aux quatre directeurs dont il serra tour à tour la main en les saluant chaleureusement avant de s'adresser à l'auditoire.
- Ma famille se fait gloire de soutenir les Arts, et particulièrement le célèbre Palais Garnier, déclara-t-il d'une voix agréable et chaude digne d'un ténor. C'est avec enthousiasme et espoir que j'entrevois notre collaboration qui indubitablement continuera à faire resplendir l'Académie de Musique.
Près de sa mère derrière le rang des danseuses, Meg tentait tant bien que mal de se mettre sur la pointe des pieds et de tendre le cou pour apercevoir le beau Vicomte à travers la foule.
- Christine, peux-tu le voir ? Est-il vraiment aussi charmant que tout le monde le prétend ? questionna la petite blonde sans cesser de caracoler.
Après plusieurs secondes infructueuse et silencieuse, elle se retourna pour parler à son amie, mais la demoiselle n'était visible nulle part. Elle s'était simplement volatilisée, disparue dans la nature ou plutôt dans le labyrinthe de l'Opéra.
- Christine ? Où donc t'es-tu encore réfugiée ? bougonna-t-elle avec une moue mécontente.
Si la jeune soprano n'était pas intéressée par ce nouveau bienfaiteur, Meg n'allait pas se priver d'être curieuse et manquer les festivités pour courir après son élusive camarade.
X X X X
Agenouillée sur le sol pierreux de la modeste chapelle, Christine reprenait lentement son souffle après son émoi et sa course hâtive à travers les longs corridors et les hauts escaliers. Quelle surprise ! Elle n'aurait jamais pensé le revoir un jour dans de telle circonstance. Cela faisait douze ans qu'elle ne l'avait pas vu, depuis l'époque où ils s'étaient rencontrés pour la première fois sur la plage de Perros-Guirec. Elle se souviendrait toujours du petit garçon courageux qui avait couru dans la mer pour récupérer son écharpe rouge que le vent lui avait arraché. Raoul de Chagny… Leur amitié avait commencé à l'automne de ses dix ans alors que le jeune noble était en pension chez sa tante où il apprenait les rudiments de la navigation à l'insistance de son père, le Comte Philippe de Chagny, néanmoins il eut vite fait d'abandonner ces fastidieux cours pour se consacrer quotidiennement à sa nouvelle amie, au grand dam de son professeur.
Dès le premier moment de leur rencontre, les deux enfants ne s'étaient plus séparés. Jour après jour, ils gambadaient en riant dans la lande, grimpaient aux arbres tels deux écureuils, ramassaient de gros coquillages entre les galets au bord de l'océan et écoutaient sans se lasser le père Daaé leur jouer ses refrains nostalgiques sur son violon. Mais ce qu'ils aimaient par-dessus tout, c'étaient les histoires fantastiques, les vieux contes bretons et les anciennes légendes du Nord. Presque tous les jours, ils partaient main dans la main et parcouraient les hameaux à la recherche d'une fable. Personne ne leur ferma jamais la porte et chacun avait toujours un mythe à raconter. Les korrigans, les elfes, les fées, les gnomes, les fantômes et autres créatures fabuleuses étaient leurs amis et folâtraient dans leur petite âme rêveuse et innocente. Toutefois, leur moment préféré demeurait toujours celui où ils s'asseyaient auprès du feu en compagnie du père Daaé qui leur contait les histoires les plus merveilleuses qu'ils eurent entendu. Tantôt, c'était triste et tantôt c'était beau, cependant les récits qu'ils chérissaient le plus étaient ceux où l'Ange de la Musique et la petite Lotte apparaissaient.
Durant toute une insouciante année, les deux enfants vécurent chaque instant de joie ensemble, mais à l'automne suivant, leur petite idylle allait être rompue. Le père du garçonnet était tombé malade et il réclamait la présence de son fils à ses côtés. Ainsi, il s'en alla en offrant un baiser d'adieu à la fillette et la promesse qu'il reviendrait très vite auprès d'elle. Trois années s'écoulèrent avant qu'il ne revienne à Perros-Guirec. Le petit garçon rêveur avait grandi et était désormais un jeune homme tandis que Christine, bien qu'adolescente d'apparence, avait gardé son âme fantaisiste et joueuse. Ils n'échangèrent guère plus de trois mots de politesse cependant qu'il demeurait auprès du père Daaé et du professeur Valérius avec lesquels il s'entretint de politique et d'économie. Christine dut se rendre à l'évidence qu'il l'avait oubliée, qu'il avait mûri et que son joyeux compagnon de jeu avait disparu. Le Vicomte resta à peine deux jours à Perros avant de partir à nouveau en laissant sa petite camarade derrière lui, mais elle comprit que cette fois-ci il ne reviendrait plus en arrière.
Même si elle lui en voulait de l'avoir abandonnée sans un mot autrefois, Christine ne pouvait s'empêcher d'être enchantée de le revoir. Il était devenu un charmant et séduisant gentilhomme qui ne devait pas laisser la gente féminine indifférente. Elle était heureuse pour lui, il était devenu l'homme qu'il voulait et avait su trouver sa place et sa voie dans la vie. D'un air songeur, Christine leva les yeux sur le cierge qui brûlait sur le petit autel de métal où l'image de son père était accrochée.
- Père, tu ne devineras jamais qui a resurgi du passé, interrogea-t-elle l'effigie statique et muette. Mon compagnon de jeu, Raoul. Te souviens-tu des interminables heures que nous avons passé tous les trois blottis au coin du feu à t'écouter nous narrer tes vieux contes nordiques ? Ces moments étaient magiques, précieux et bénis. Nous étions seuls au monde. Raoul, mon cher amour d'enfance, soupira-t-elle d'un air rêveur avec un sourire lumineux.
Le silence planait autour d'elle tandis que son regard vagabondait sur la fresque peinte sur le mur devant elle, un ange en prière à l'ample robe blanche et aux ailes dorées. Un souffle passa sur son visage et fit vaciller les bougies avant qu'un murmure ne s'élève dans la chambre exiguë.
- Oh, Christine…
Elle n'avait jamais entendu son nom être prononcé d'un ton aussi anéanti, affligé et triste, mais en même temps si doux et harmonieux. Elle reconnaitrait cette voix entre mille sans hésitation.
- Ange, êtes-vous là ? s'enquit-elle en scrutant chaque paroi autour d'elle.
A cet instant, l'un des murs s'ébranla dans un bruit sourd comme si quelqu'un l'avait frappé avec violence.
- Pourquoi, Christine ? grinça la Voix avec amertume.
- Ange, que se passe-t-il ? Vous semblez bouleversé, s'alarma-t-elle en se redressant sur ses genoux, anxieuse d'entendre autant de chagrin que de colère dans ses paroles.
Pour seule réponse, elle entendit le vacarme d'un objet métallique s'écrasant sur le sol, suivi d'un hurlement rauque et enragé.
- Non… non ! Jamais ! rugit l'Esprit.
A nouveau, le silence s'abattit dans la chapelle et, tandis qu'auparavant il était apaisant et réconfortant, désormais il paraissait austère et oppressant. Effrayée à la pensée qu'elle avait fait quelque chose de mal qui avait offensé son Ange, elle l'appela désespérément à de nombreuses reprises. Mais aucune réponse ne lui parvint. Elle s'empressa de s'agenouiller devant son cierge, joignit ses mains et pria dans l'espoir que l'Ange de la Musique l'entende et revienne auprès d'elle.
Elle demeura durant toute la journée dans l'austère et froide chapelle sans cesser d'invoquer son Génie de la Musique, mais nulle voix ne s'éleva pour répondre à sa prière. Après des heures d'attente stérile, elle entendit au milieu de ses pensées décousues et désespérées de la musique et des chants bourdonner dans ses oreilles. L'espoir étreignit son cœur, malheureusement elle réalisa très vite qu'il ne s'agissait pas de son Gardien, mais des bruits de la scène. Apparemment, la soirée de gala était à son point culminant. Découragée et anéantie, la tête de Christine s'affaissa contre sa poitrine et une larme solitaire roula sur sa joue telle une perle de rosée. Pour la première fois depuis qu'il était entré dans sa vie, l'Ange ne répondit pas à son appel. Ce fut avec le cœur lourd et peiné qu'elle quitta la crypte pour rejoindre son dortoir où les rats de l'Opéra se préparaient pour se coucher après leur longue journée de labeur. Alors qu'elle s'étendait sur sa petite couche et tirait les couvertures sous son menton, elle adressa une dernière requête à la Voix pour lui demander pardon. Elle s'endormit avec le faible espoir qu'il serait présent à l'aube afin de lui donner son cours de chant quotidien qu'il n'avait jamais manqué.
Il n'était pas venu. Après son réveil, Christine s'était empressée de rejoindre sa loge pour recevoir son instruction, mais il ne vint pas. L'Ange avait simplement disparu. L'avait-il abandonné à son tour comme sa mère et son père ainsi que les parents Valérius l'avaient fait auparavant ? Quel crime avait-elle commis pour mériter pareille punition ? Etait-elle condamnée à demeurer éternellement séparée de ceux qu'elle chérissait ? N'y avait-il personne pour la sauver de sa solitude, pour la guider et l'aimer ? Elle refusait que cette histoire se termine ainsi. Elle était prête à endurer n'importe quelle pénitence pour être pardonnée et que son Mentor revienne auprès d'elle. Il fallait qu'elle retourne à la source de son invocation, à l'endroit où elle l'avait entendu pour la première fois. Après avoir pris quelques dispositions auprès du cocher de l'Opéra, elle retourna changer de tenue au dortoir où elle fut rejointe par Meg qui s'assit en tailleur sur la couchette attenante à la sienne.
- Christine ! Mais où avais-tu disparu ? Tu as vraiment tout manqué hier durant la soirée de gala en l'honneur des directeurs, s'enthousiasma la ballerine en battant des mains avec jubilation tandis que Christine lui tournait le dos. Le Fantôme a fait une apparition la nuit dernière. En réalité, il aurait été aperçu à deux reprises, jubila-t-elle en commençant à enrouler une mèche blonde de ses longs cheveux autour de ses petits doigts. Après ton départ, le Vicomte a gracieusement offert du champagne à toute l'assemblée et, selon Jammes, le Fantôme aurait traversé la pièce telle une ombre pour voler une bouteille de mousseux et déposer un message de bienvenue pour les nouveaux propriétaires. Maman l'a trouvé sur un fauteuil près des miroirs. Tu aurais dû voir les têtes de Messieurs Poligny et Debienne lorsqu'elle leur a lu la missive. Ils étaient aussi blêmes que s'ils avaient réellement vu le Fantôme. Quant aux nouveaux directeurs, ils ont cru à une plaisanterie et ont beaucoup ri, mais ils vont vite déchanter le jour où ils réaliseront qu'il ne s'agit pas d'une farce et que le Fantôme est tout ce qu'il y a de plus sérieux, gloussa-t-elle sans que Christine ne se retourne une seule fois. Ensuite, Buquet l'aurait aperçu dans les cintres durant la représentation, au même moment où l'un des cabestans s'est déroulé, libérant l'une des toiles de décor qui s'est effondrée sur La Carlotta en plein milieu de l'une de ses envolées lyriques. Tu aurais dû voir cela. Les machinistes ont mis au moins quinze minutes pour la décoincer de la tenture sans qu'elle ne cesse de les insulter, s'esclaffa Meg en se tenant les côtes.
Devant elle, Christine poursuivait son habillage sans sourciller, ni parler comme si elle n'avait pas conscience de la présence de son amie. Avec un soupir mécontent, le danseuse se leva et s'approcha de la petite brunette.
- Tu es bien silencieuse. D'habitude, ce genre de péripétie te fait rire aux éclats. Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle en se laissant tomber gracieusement sur le lit de sa camarade.
Immédiatement, elle remarqua les yeux rouges et bouffis de Christine qui terminait de lacer son corsage.
- Tu as pleuré ? Que s'est-il passé ? s'alarma-t-elle.
- Rien. Tout va bien, Meg, mentit-elle en se détournant.
- Non, tu as l'air bouleversée, affirma la jeune femme en lui prenant les mains pour attirer son attention. Nous sommes amie, Christine. Tu sais que tu peux tout me raconter !
- Merci, Meg… mais c'est un problème que je dois régler seule, éluda la diva en serrant affectueusement les paumes de la ballerine avant de les lâcher pour attraper sa mante.
- Tu pars ? Mais où vas-tu ? Maman sera furieuse de constater que tu as manqué les répétitions pendant deux jours consécutifs. Réalises-tu qu'elle te punira pour ton manque de discipline ? expliqua la jolie blonde pour essayer de la raisonner.
- Je sais, mais c'est un risque que je dois prendre ! expliqua-t-elle en coiffant un châle noir autour de sa tête. Merci de t'inquiéter pour moi, Marguerite ! Tu es la meilleure amie que je puisse avoir ! Il faut que je parte, murmura Christine avant d'embrasser doucement sa joue.
A ces mots, elle tourna les talons et laissa Meg perdue dans ses tergiversations au milieu du dortoir vide. La ballerine secoua la tête de perplexité. Depuis plusieurs mois, elle ne reconnaissait plus sa compagnonne qui réagissait parfois de manière imprévisible et insensée comme si une autre personne contrôlait ses pensées et ses gestes. Elle se demandait ce que pouvait être ce secret qu'elle cachait et qu'elle ne pouvait même pas partager avec sa meilleure amie. Avec un soupir exaspéré, elle se leva et retourna rapidement à son cours de danse avant que sa mère ne remarque son absence et ne la sermonne.
X X X X
Christine connaissait ce voyage par cœur. C'était un rituel qu'elle accomplissait régulièrement et qui l'aidait toujours à soulager ses peines et à clarifier ses pensées. Son regard perdu dans les éclatants pétales rouges des roses qu'elle avait acheté chez un fleuriste sur la route, Christine laissa ses pensées dériver lentement jusqu'à revenir à ce jour où elle L'avait entendu pour la première fois. Cela remontait à plus de trois mois, mais elle s'en souvenait comme s'il s'agissait du jour précédent.
Durant plusieurs jours, elle avait été la cible des railleries et des critiques de La Carlotta et son humeur s'était détériorée gravement, ses pensées étaient désemparées et maussades, son énergie drainée de son corps et de son esprit. L'âme en peine, elle s'était rendue au cimetière pour se recueillir sur la tombe de son père en pensant qu'être aussi près de lui que possible l'aiderait à soulager ses chagrins. Durant des heures, elle était restée agenouillée près de la stèle à lui parler tout bas, déversant ses malheurs et ses éphémères bonheurs dans l'espoir qu'il entendrait ses prières. Emportée par ses sentiments indicibles de désolation et de chagrin, elle s'était soudainement mise à chanter avec tous les tourments qui pesaient sur son cœur. Elle avait pleuré la perte prématurée et injuste de son père qui avait été son seul ami, sur cet homme qui avait été le centre de son univers dont les fondements s'étaient effondrés à sa mort. Elle avait supplié les cieux pour avoir la chance, ne serait-ce que pour un bref instant, d'entendre à nouveau sa voix, de le serrer dans ses bras et de contempler une dernière fois son visage. Plus elle s'était enfoncée dans le désespoir de ses paroles et plus son chant avait gagné en force et en intensité comme si soudainement la musique avait pris le contrôle de son être.
Tandis qu'elle clamait sa tristesse de toute son âme, la mélodie d'un violon s'était élevée dans le cimetière pour accompagner la voix lyrique de la jeune femme. Christine avait cru au début que sa raison affligée lui jouait des tours et qu'elle délirait, mais après plusieurs minutes, elle avait compris que l'instrument suivait ses paroles et jouait sa mélodie. Elle avait supposé qu'un musicien s'était trouvé dans les environs et avait entendu son chant amer par lequel il avait été bouleversé et avait choisi de l'accompagner. Intriguée par cette douce et extraordinaire mélodie, Christine avait quitté la sépulture et erré dans le sanctuaire à la recherche du ménétrier. Elle avait pourchassé la complainte à travers les tombes et à chaque fois qu'elle s'en était crue proche, celle-ci s'était éloignée et était réapparue dans un autre coin du parc. Après de longues minutes de poursuite, elle s'était retrouvée à son point de départ où la mélopée changea et s'amplifia. Ce fut à cet instant, au milieu du silence des morts et des notes mystiques déversées par ce violon invisible qu'elle avait entendu sa Voix harmonieuse et céleste pour la première fois. L'Ange de la Musique s'était révélé à ses sens et l'avait appelée auprès de lui. Cette rencontre avait eu lieu plusieurs mois auparavant, et depuis ce jour béni, il avait été omniprésent dans l'existence de la demoiselle, guidant sa destinée et guérissant son âme esseulée. Il était devenu son Gardien.
Lorsque l'attelage atteignit l'entrée du petit parc, Christine remercia le cocher et le congédia, lui expliquant qu'elle préférait rentrer à pied pour s'aérer l'esprit. Avec un haussement négligé des épaules, le conducteur fit claquer les rênes et s'éloigna en laissant Christine seule devant les hautes grilles du silencieux et rudimentaire cimetière. Les sentiers de cette minuscule nécropole n'avaient plus aucun secret pour elle, si bien qu'elle aurait pu les parcourir les yeux fermés pour atteindre sa destination sans même se tromper. Après quelques minutes de déambulation silencieuse au milieu des stèles grises jaillissant du sol, tels des fantômes, elle se dirigea vers un coin un peu retiré où s'alignaient des sépultures plus sobres et indigentes. Elle s'approcha de l'une d'elle et s'agenouilla humblement au pied de la tombe gravée du nom de Gustave Daaé. Respirant une dernière fois le parfum suave des fleurs, elle déposa avec précaution le bouquet sur le sol du caveau.
- Bonjour, papa. Je t'ai apporté un petit cadeau… des roses rouges… tes fleurs préférées, annonça-t-elle avec mélancolie, puis ses épaules s'affaissèrent et sa tête s'inclina d'un air abattu. Oh, papa, j'aimerais tellement que tu sois près de moi pour me prêter conseil. Cela fait maintenant plusieurs mois que l'Ange de la Musique me rend visite chaque jour pour m'enseigner son Art et, sous sa tutelle, je progresse continuellement et avec une rapidité inouïe, si bien que ma voix semble ne plus m'appartenir. Il m'arrive même parfois de ne pas me reconnaître quand je chante. En sa présence, j'ai l'impression de toucher les Cieux et de voler parmi les Anges, s'extasia-t-elle avec un faible sourire. Mais papa, je crois avoir fait quelque chose de mal et de l'avoir cruellement déçu… Hier dans la matinée, je me suis rendue dans la chapelle de l'Opéra pour être auprès de vous, toutefois c'est mon Gardien que j'y ai trouvé. Lorsqu'il m'a parlé, sa Voix était brisée, distante, anéantie… Il paraissait bouleversé, puis je l'ai entendu crier de rage et de désespoir avant que le lugubre silence ne m'entoure, se lamenta-t-elle, quelques larmes commençant à couler librement sur ses joues blafardes. J'ai prié en vain pour me faire pardonner et le ramener vers moi… mais il n'a jamais répondu à mon appel. Je crains qu'il ne m'ait fui et qu'il ne revienne jamais… Oh, papa, si tu savais comme je regrette… Quel que soit mon péché, je suis prête à endurer toutes les pénitences pour qu'il m'accepte à nouveau. Je jure de lui obéir aveuglément et fidèlement, promit-elle d'un ton triste, mais résolu. Sa Voix m'est devenue aussi vitale que l'air que je respire… Son chant divin exacerbe en mon cœur des sentiments étranges et inconnus dont je suis devenue ivre. Loin de son aura, je ne suis qu'une ombre qui erre sans but. Son silence est le pire des châtiments que je puisse souffrir. Sans lui, mon existence n'a plus aucune raison d'être. J'ai besoin de lui pour m'apprendre à vivre… pour me donner la force d'affronter l'avenir… pour m'aimer.
A ces mots, son corps se courba encore davantage au point qu'elle était presque prostrée sur la tombe, son visage en larmes caché contre ses mains jointes en prière.
- Père, je t'en supplie… Implore l'Ange de revenir à mes côtés… de m'accorder sa clémence, larmoya-t-elle amèrement. Ange, mon âme est faible… Pardonnez-moi…
Ses dernières paroles furent étouffées et étranglées par le flot de larmes qui s'écoulaient en torrent sur son visage décomposé. Elle savait que pareille démonstration de disgrâce et d'apitoiement n'allait nullement plaider en sa faveur auprès de son Mentor, toutefois elle ne pouvait pas retenir ses pleurs. Son chagrin, ses remords et sa honte étaient trop insupportables pour son cœur affaibli.
Une légère brise s'éleva soudainement en apportant dans ses volutes la rumeur ténue et indistincte d'une mélodie mélancolique. Assourdie par ses sanglots, Christine n'entendit nullement l'amère lamentation de cette douce et mystérieuse mélopée qui semblait accompagner le ruissellement de chacune ses larmes. Ce ne fut qu'au moment où la complainte s'amplifia, s'intensifia, vibra et se déploya autour d'elle comme deux bras familier et réconfortant, qu'elle réalisa qu'un violon déversait ses tristes notes dans le cimetière. Elle releva brusquement la tête avec l'espoir d'apercevoir cet artiste capable de faire pleurer son archet avec autant de véracité et de maestria. Les alentours étaient déserts, pourtant elle était persuadée que le joueur et sa musique ne se trouvaient qu'à quelques pas d'elle. C'était à croire que ce requiem jaillissait de la sépulture de son père. Son cœur manqua un battement et sa respiration se figea sur un halètement à la pensée que sa prière avait été entendue.
- Qui est là qui m'observe ? lança-t-elle au vent sans cesser de scruter les environs.
Aussitôt, la mélodie s'adoucit et s'embellit dans le même mouvement comme si soudainement un chœur de chérubins s'approchait d'elle pour lui murmurer à l'oreille.
- As-tu oublié ton Ange de la Musique ? annonça l'harmonieuse Voix.
- Ange, je vous entends… Parlez… Je vous écoute…
- Christine, je te prie d'excuser mon comportement intempestif et indigne d'hier. La raison en était que j'ai entendu tes mots au sujet de ce… garçon et j'ai cru que tu avais rompu ta promesse, cédé à la tentation humaine et renié ma protection. Mais ta présence en ce lieu me prouve que j'ai eu tort, que tu m'es restée loyale et que tu ne m'as pas trahi.
- Jamais je ne le pourrais ! Vous êtes mon Gardien… ma Lumière éternelle et éclatante qui me guide dans les ténèbres insondables et oppressantes du monde. Je ne peux vivre sans vous, révéla-t-elle avec ferveur.
- Dois-je comprendre que tu désires toujours recevoir mon enseignement ?
- Oui, je vous en conjure ! Je ferai tout ce que vous voudrez, si vous acceptez de revenir auprès de moi.
- Christine, si notre relation se poursuit, des sacrifices seront exigés de toi ! admit-il gravement. Es-tu prête à renoncer aux plaisirs terrestres, à tes possessions matériels, à ta simple vie de mortelle ? Sauras-tu te vouer corps et âme à ton Art, travailler sans rechigner, ni contester et te surpasser pour atteindre la gloire et connaître la musique des Cieux ? Supporteras-tu de souffrir pour exceller ? s'enquit-il d'un timbre froid où se devinait néanmoins de l'affection et de la bienveillance.
- Oui, mon Ange, je suis votre fidèle et dévouée serviteur ! clama-t-elle en inclinant avec humilité son visage.
- Ainsi soit-il ! Par le serment que tu as juré, désormais, tu n'es plus une simple élève, mais une protégée de l'Ange de la Musique. En tant que telle, tu me dois obéissance et loyauté, et en échange, je t'apprendrais à chanter comme les Immortels Séraphins ! déclara-t-il solennellement.
- Oui, mon Ange, je le promets ! proféra-t-elle dans un murmure glorifié et pieux.
- Va maintenant, Christine ! Retourne à l'Opéra et prends quelque repos. Demain, ton Initiation débutera. Une longue et pénible voie s'ouvre devant toi au cours de laquelle beaucoup de sacrifices seront nécessaires, conclut-il d'un souffle sépulcral comme s'il parlait depuis les limbes d'un autre monde, depuis les confins des Cieux.
La musique qui n'avait cessé d'ondoyer autour d'eux au cours de leur conversation, s'affaiblit peu à peu comme si le violoniste s'éloignait de la sépulture jusqu'à ce qu'elle disparaisse totalement. Christine comprit que l'Ange s'en était allé, mais elle n'en fut pas effrayée. Il lui avait prêté serment de revenir auprès d'elle et de la baptiser dans le feu sacré d'où il avait surgi.
- Merci, Père… murmura-t-elle faiblement avant de se signer.
Ses craintes enfin apaisées, elle se releva et quitta le cimetière afin de prendre la route qui la ramènerait au Palais Garnier. Durant plusieurs heures, elle flâna dans les rues animées et turbulentes de Paris, harmonisant et calmant ses pensées et ses émotions bouleversées. Ce fut l'esprit clair et le cœur plein d'espoir qu'elle arriva à l'Opéra où Madame Giry l'attendait de pieds fermes d'un air renfrogné.
