Un personnage contre ses auteurs
Pièce en deux actes et cinq scènes
Par Ahaimebété
Personnages
par ordre d'entrée en scène :
Le Maître
Les Auteurs*
Un homme en costume gris
Une vendeuse de vêtements
La Voix
*Robert Holmes (†), Don Houghton (†), Bob Baker, Dave Martin, Malcolm Hulke (†), Robert Sloman (†), Barry Letts (†), Johnny Byrne (†),Christopher H. Bidmead, Peter Grimwade (†),Terence Dudley (†), Terrance Dicks, Pip et Jane Baker, Rona Munro, Russel T. Davies
Acte Un
Le Maître
(il change d'allure tout au long de la scène, prenant l'apparence des divers acteurs qui l'ont incarné)
Les Auteurs
Un lieu brumeux et vague, comme un plateau de tournage vide et envahi de brouillard : c'est là où habitent les personnages quand ils ne sont pas requis par un auteur qui écrit leurs aventures. Tandis que le premier personnage commence à parler, les Auteurs arrivent les uns après les autres et se regroupent autour de lui en un large cercle.
LE MAÎTRE, fulminant et marchant de long en large.
Ça suffit ! J'en ai marre ! Vous m'entendez, vous tous ? Ça suffit de me faire souffrir ! (Il lève les poings vers le ciel, ses yeux furieux lançant des éclairs, tandis que ses dents se serrent et grincent. Puis il s'assoit sur le sol gris et soupire, une main soutenant sa tête)
(Dans un souffle) Je ne demande pas grand-chose. Juste de réussir. Une seule fois.
LES AUTEURS, en chœur.
C'est une série familiale, le méchant ne doit jamais réussir.
LE MAÎTRE, ricanant, un sourire à la fois amer et ironique sur les lèvres.
Il ne faut pas traumatiser ces chères petites têtes blondes, n'est-ce pas ?
LES AUTEURS
C'est un divertissement, pas la réalité. Il n'y a que dans la réalité que les bons souffrent et meurent, et que les mauvais réussissent et sont heureux.
LE MAÎTRE, marmonnant dans sa barbe.
J'ferais bien un petit tour dans la réalité, moi, tiens ! (Il se lève et met les poings sur ses hanches)
(D'un ton accusateur)Vous vous rendez compte de tout ce que j'ai subi à cause de vous ? N'importe qui serait devenu fou avec ce régime de catastrophes diverses. D'ailleurs, je SUIS fou, maintenant, mais à qui la faute ? À vous, vous tous, les auteurs ! (Il recommence à marcher de long en large, en faisant de grands gestes) Dès que je suis arrivé dans la série, en 1971, j'en étais à mon dernier corps, j'avais utilisé toutes mes régénérations. Avant même qu'on me voie à l'écran, vous m'aviez tué douze fois !
LES AUTEURS
C'était plus intéressant pour le personnage. Pour expliquer ta peur de mourir.
LE MAÎTRE
Ouais, ouais, c'est ça ! Toujours l'intérêt du spectateur en premier … Bref, je passe sous silence les nombreux épisodes où mon plan rate dans cette période. Heureusement, vous avez toujours eu la décence de me laisser m'échapper à la fin.
LES AUTEURS
Ça aussi, c'était plus intéressant …
LE MAÎTRE, les interrompant.
Pour que je revienne sur Terre et que le Docteur me fasse échec encore une fois ? Quelle stupidité de procéder à mes plans diaboliques juste sous son nez ! Ne suis-je pas censé être quelqu'un d'intelligent ? N'ai-je pas une machine qui peut aller partout dans le temps et l'espace ?
Je suis même allé en prison sur Terre ! Certes, c'était une prison dorée. Et ce fut tellement facile de manipuler le directeur pour m'évader et contacter ces Démons des Mers … Fallait-il vraiment qu'ils se révèlent si indisciplinés ? Ils auraient dû m'obéir ! Je suis le Maître et ils auraient dû m'obéir !
LES AUTEURS
Tu sais bien que ce n'est jamais le cas. Toutes ces forces que tu déclenches, tous ces collaborateurs que tu penses maîtriser, il faut bien qu'ils se retournent contre toi. Ça fait partie du jeu. Et ton "vous avez fait quoi ?" dans The Sea Devils est à mourir de rire.
LE MAÎTRE
Cela ne m'amusait pas, moi ! L'autre imbécile qui avait inversé la polarité du flux de neutron. Ça allait tout faire exploser, avec nous en plein milieu.
(Arrêtant de marcher et hochant la tête)Quelle humiliation vous m'avez fait subir ensuite avec Kronos : devoir supplier le Docteur de me sauver ! À genoux ! Mais ça a marché. Le pauvre crétin sentimental, comme si j'allais tranquillement repartir avec eux me faire enfermer à nouveau.
(Éclatant de rire) Oh, sa tête ! Sa tête et celle de Jo quand ils ont vu que je leur avais faussé compagnie !
(Renfrogné à nouveau)Mais quelle façon ridicule de me faire disparaître dans Frontier in Space. Franchement, je méritais mieux que : « pfff, il n'est plus là » juste comme ça !
LES AUTEURS
Est-ce notre faute si l'acteur qui t'incarnait a eu un accident ? Tu devais avoir une fin plus digne de toi et des révélations …
LE MAÎTRE, les interrompant.
Ah, parlons-en justement de ces fameuses révélations. Je n'ai jamais rien entendu de plus grotesque ! Moi, le frère du Docteur ? Quelle idée absurde ! Heureusement, cela ne s'est pas fait.
LES AUTEURS
Tu es sans cœur. Tu ne songes pas à la raison pour laquelle on n'a pas tourné cet épisode. Ce pauvre Roger Delg …
LE MAÎTRE, criant, le poing frappant sa poitrine.
Sans cœur ? Qui m'a créé sans cœur ? C'est vous, non ?
LES AUTEURS
Nous plaidons coupables. Il fallait bien un pendant maléfique au Docteur. Un être aussi mauvais qu'il est bon.
Le Maître ricane. Il rit même franchement, les mains toujours sur les hanches, la tête renversée en arrière.
LE MAÎTRE
Bon ? Le Docteur est bon ? Vous êtes sûr ? Il est mauvais, aussi mauvais que moi. Plus hypocrite seulement.
LES AUTEURS
Tu exagères. Nous admettons qu'il n'est pas toujours aussi tendre qu'on pourrait l'espérer, mais cela donne de la consistance au personnage. Sinon, il serait inintéressant.
LE MAÎTRE, l'air dégoûté.
Ne parlons plus du Docteur, s'il vous plait !
Parlons plutôt de ce corps en décrépitude que vous m'avez donné à ma réapparition, trois ans plus tard. Les échecs répétés ne vous suffisaient pas. Il a fallu que vous me fassiez souffrir physiquement. Savez-vous ce que c'est, de vivre dans un corps en décomposition ?
LES AUTEURS
Non, pas vraiment.
LE MAÎTRE, ironique.
Je vous le conseille pour vos prochaines vacances. Un bon dépaysement. Venez passer quelques mois à Zombieville. Même pas, car les zombies ne souffrent pas, ils sont morts. Moi non, je ne l'étais pas. Pas complètement. J'étais encore assez vivant pour sentir la douleur, pour souffrir comme un damné. Était-ce nécessaire aussi de m'affubler de cette serpillère ? Cela vous aurait fait mal de me vêtir au moins décemment ?
L'être mauvais, ce n'est pas moi, c'est vous ! Vous tous qui vous acharnez sur moi depuis trente-neuf ans.
LES AUTEURS, marmonnant, évitant de se regarder les uns les autres.
C'est le public qui veut ça. Il veut un méchant très méchant et à qui il arrive de vilaines choses. Les méchants doivent souffrir et être un peu ridicules.
Le Maître tourne toujours dans le lieu brumeux et gris. Il a l'air de chercher quelque chose.
LE MAÎTRE, grommelant.
Il doit bien y avoir une sortie de cet endroit. Je dois pouvoir me glisser dans la réalité. Il y a sûrement un moyen et je le trouverai.
Les auteurs chuchotent entre eux un moment, pendant que le Maître commence à tâtonner le sol.
LES AUTEURS
Nous t'avons redonné un corps ensuite. Nous t'avons même permis d'en voler un. C'était plutôt sympa, non ? Voler un corps. Tout à fait maléfique. Et tuer le Docteur aussi.
LE MAÎTRE, haussant les épaules.
Tuer, enfin, si on veut. Il s'est juste régénéré. Quoique, je dois dire que cette régénération-là … hum …
Le Maître sourit avec un air rêveur qu'on voit rarement sur sa physionomie.
LES AUTEURS, un peu choqués.
Que veux-tu dire par là ? Ne nous dit pas que tu …
LE MAÎTRE, se reprenant et effaçant l'air rêveur de son visage.
Je n'ai rien dit ! (Il retrouve l'air renfrogné qu'il a depuis le début de la conversation) Un sacré salaud, celui-là aussi ! Il m'a laissé dans la cité de Castrovalva en train de s'effondrer sur elle-même. Il m'a laissé cramer dans Planet of Fire. Je l'ai pourtant supplié de me sauver. Je me suis humilié à le supplier. Quel cœur de pierre faut-il avoir pour résister à un tel appel au secours ?
LES AUTEURS
Tu aurais fait de même dans ces situations. Pire sans doute.
LE MAÎTRE
Et alors, cela aurait été normal ! Les coups tordus, c'est dans ma nature.
Et cette phrase ridicule que vous m'avez fait dire, juste avant de disparaître ? Qu'étais-je censé ajouter après "ton propre …" ? Encore le coup du frère ?
LES AUTEURS, échangeant des sourires.
Peut-être. Ce qui est amusant, c'est justement de laisser planer le doute. Cela devait être ta dernière apparition. On n'aurait jamais su.
LE MAÎTRE, triomphant.
Ah, ah ! Sadiques, même avec les fans ! Entre le Docteur et vous, je commence à prendre des allures d'agneau, je trouve.
LES AUTEURS, franchement choqués.
Tout de même …
LE MAÎTRE, scandant.
Un agneau qui vient de naître !
Et hop, on me ressort du chapeau sans explications. Comment j'ai échappé à cette situation ? On ne sait pas. Ça, c'est de la paresse. Une grosse flemme. Pas d'idées pour expliquer ? C'n'est pas grave, on n'explique pas. C'est Doctor Who, on a l'habitude du n'importe quoi.
Bon, je passe sur le fait de me laisser enfermé dans un TARDIS avec pour seule compagnie la Rani et un tyrannosaure. Je dirais que c'est de la taquinerie, presque amusant par rapport au reste. Et venons-en à la transformation en guépard. Ce n'était pas humiliant, ça ?
LES AUTEURS, amusés.
Tu avais grande allure avec des yeux jaunes et des dents pointues.
LE MAÎTRE, reniflant avec mépris.
Nous n'avons pas la même notion de grande allure. Si encore cela avait été volontaire, mais non, impossible de rien maîtriser ! En train de hurler comme un animal !
Et, encore une fois, le Docteur qui me laisse crever. Sur une planète en train d'exploser. N'allez pas me dire que c'est un être bon et plein de compassion après ça.
LES AUTEURS
Il a essayé de te sauver. Tu as refusé.
LE MAÎTRE, furieux.
Quand ? Dans le film ? Ce film ridicule ? Le reste du temps, j'avais encore gardé une certaine classe. Oui, même sous forme de corps décomposé avec des yeux en balles de ping-pong. Mais ça, c'est la pire chose que vous m'ayez fait subir. Je préférais encore les yeux de guépard à ces yeux de serpent. Et cette allure de Terminator … avec des lunettes noires, … et un blouson en cuir ! Moi qui ai toujours su garder une certaine élégance …
(Avec amertume)… enfin, presque, toujours la serpillère, vous vous souvenez ?
Et m'envoyer dans le Vortex du Temps à la fin. Mon pire cauchemar. Ma plus grande peur.
Le Maître se laisse tomber sur le sol intangible et se recroqueville sur lui-même, tremblant. Les auteurs se regardent.
UN AUTEUR, chuchotant.
Nous sommes peut-être allés un peu loin cette fois-là. D'ailleurs, le film n'a pas eu de succès.
LE MAÎTRE, gémissant d'une voix étouffée.
Dites carrément qu'il était nul ! Me faire souffrir ainsi pour quelque chose d'aussi minable.
LES AUTEURS, approuvant de la tête.
C'est vrai que ce n'était pas très réussi. Remettez-vous, Maître. C'est fini tout ça.
Ils se rapprochent du Maître, toujours replié en position fœtale, n'osant cependant pas aller jusqu'à lui. Enfin, il se redresse, s'assoit et passe une main sur ses yeux avec un ou deux reniflements discrets.
LE MAÎTRE
Et allons-y pour la suite des tortures ! La Guerre du Temps. Ressuscité juste pour me battre contre ces monstres presque invincibles. Pas étonnant que j'aie eu peur, que je me sois enfui et transformé en humain pour me cacher.
Le professeur Yana. Quand je dis que vous êtes tordus, ce n'est pas qu'à moitié. Faire du personnage maléfique du Maître un Humain plein de bonté et de compassion. Passant sa vie à aider les autres et prêt à se sacrifier pour eux. Rien de tel pour semer la confusion dans les esprits et surtout le mien.
LES AUTEURS
N'es-tu pas satisfait de ce Docteur-là ? Il voulait te sauver, lui.
LE MAÎTRE, leur coulant un regard méprisant.
Pour lui-même, pour ne pas être seul. Pas pour moi. (Il prend à nouveau un air rêveur, bien que de façon assez différente que quelques minutes auparavant)
(Murmurant) La mort comme évasion. J'avoue que c'était un joli coup.
(Riant franchement) Un très joli coup. C'était à moi de le faire souffrir un peu. Oh, sa tête ! "Régénère-toi !" Ah, ah ! Pleure mon ami, pleure !
LES AUTEURS, encore une fois choqués.
Tu es mauvais.
LE MAÎTRE, encore une fois furieux.
Bien sûr que je suis mauvais ! Me faire toujours tout rater, me faire souffrir mille morts, me transformer en miniature, en guépard ou en serpent ne vous suffisait toujours pas. Mais non, ce n'était pas encore assez pour le pauvre Maître. Votre imagination malade a trouvé mieux que ça : me mettre un bruit dans la tête toute ma vie. Un roulement de tambour constant. Un Toc ! Toc ! Toc ! Toc ! qui ne s'arrête jamais.
Toujours assis au sol, il éclate d'un rire hystérique. Puis il se met à taper en rythme, de ses doigts repliés. Toc ! Toc ! Toc ! Toc ! … Toc ! Toc ! Toc ! Toc ! … Toc ! Toc ! Toc ! Toc ! … Toc ! Toc ! Toc ! Toc !
LES AUTEURS, se bouchant les oreilles.
Arrête ! C'est insupportable !
LE MAÎTRE, un sourire maléfique aux lèvres.
N'est-ce pas, que c'est insupportable ? C'est pourtant bien ce à quoi vous m'avez condamné. Toute une vie de Toc ! Toc ! Toc ! Toc ! Et on dit que le Maître est mauvais. Un agneau, je vous dis, un agneau, à côté de vous. (Il se déplace à quatre pattes en tâtonnant le sol)
(Grognant à voix basse) Je suis sûr que c'est par là.
LES AUTEURS, cherchant à changer de conversation.
Revenons à cette histoire d'évasion. Oui, ce fut un joli coup, la mort comme évasion. Mais la résurrection s'est mal passée. Sacré Lucie.
LE MAÎTRE, soupirant.
La trahison d'une femme. Vous manquez d'originalité.
LES AUTEURS, un peu vexés.
Ce sont des valeurs sûres. Les gens aiment bien retrouver des valeurs sûres en même temps que des idées originales. Tout ne peut pas être tout le temps nouveau. Mais nous sommes certains que tu as apprécié tes pouvoirs.
LE MAÎTRE, levant au ciel des yeux exaspérés.
Lesquels ? Les mains à réaction ? Lancer des éclairs de feu ? Non seulement ce n'est pas original, mais vous en avez profité pour me faire souffrir là aussi. Un pouvoir, certes, mais qui me brûle, qui me détruit, qui me consume. Et après la serpillère – je ne vous la pardonnerai jamais, celle-là –, me voilà habillé comme un vagabond, avec des ongles sales, des cheveux blonds et une vilaine barbe mal soignée. À devoir dévorer des gens pour retarder la destruction de mon corps. (Il s'est ramassé sur lui-même à nouveau. Les bras serrés autour de ses genoux, il se balance d'avant en arrière, son regard fou errant autour de lui)
(D'une voix gémissante) Faim ! Toujours faim ! Et ce bruit, ce bruit dans ma tête, fort, toujours plus fort, de plus en plus fort.
LES AUTEURS
Tu as quand même eu une sortie magnifique. Cela a beaucoup plu. Te sacrifier en sauvant le Docteur, c'était superbe.
LE MAÎTRE, relevant la tête, une lueur de défi dans les yeux.
Je n'ai pas sauvé le Docteur, j'ai foutu une trempe à ce salaud de Rassilon ! Il le méritait et … (Il se lève avec un regard de braise. Il frotte ses deux mains l'une contre l'autre, faisant crépiter le feu bleu)
… vous aussi, vous le méritez !
LES AUTEURS, chuchotant entre eux, inquiets.
– On ne les lui avait pas enlevés, ses pouvoirs ? –
– Ben, je ne sais pas moi, je ne l'ai pas fait en tout cas. –
– Moi non plus, je croyais que c'était toi qui devais t'en charger. –
– Mais pas du tout, il n'en a jamais été question ! C'n'est pas mon boulot ! –
– Le mien non plus. Je ramasse pas derrière les autres. C'est à chacun de nettoyer sa m … –
Le jet d'énergie les disperse. C'est une cavalcade affolée. Le lieu se vide en quelques secondes. Il ne reste plus que le Maître, seul, debout dans la brume, les mains crépitant encore.
LE MAÎTRE, avec un grand sourire.
Ah, enfin tranquille. (Il s'accroupit au milieu des nuées grises qui flottent) Voyons voir, j'avais presque trouvé tout à l'heure. (Il disparaît brusquement)
(Voix qui va decrescendo)Ah, voilà, c'est lààààààààààààààààààààààà.
